Les rues de Paris/Oberkampf

La bibliothèque libre.
Bray et Rétaux (tome 2p. 229-234).

OBERKAMPF




Né à Weinsenbach le 11 juin 1738, dans le marquisat d’Anspach (Bavière), Oberkampf (Guillaume-Philippe) avait pour père un industriel allemand qui, après avoir essayé vainement de réaliser dans sa patrie les projets qu’il avait conçus pour la fabrication des toiles peintes, vint s’établir à Aran (en Suisse), où il fut encouragé, dès ses débuts, par un accueil des plus bienveillants ; sa maison ne tarda pas à devenir prospère et le bien-être qui en résulta pour toute la contrée valut à l’habile manufacturier le droit de bourgeoisie.

Son fils, Guillaume-Philippe, initié de bonne heure à tous les procédés de la nouvelle industrie, et rêvant d’autres perfectionnements, se trouvait à l’étroit dans la petite ville suisse, et à peine âgé de dix-neuf ans, il résolut de passer en France. « Il n’ignorait pas cependant, dit Rabbe, copié par G. de F. dans la Biographie nouvelle, les préjugés qui y existaient contre les toiles peintes de Perse et de l’Inde, vendues à un prix très-élevé à cause des procédés d’exécution longs et dispendieux : on y était également prévenu contre les imitations qui s’en faisaient dans quelques États voisins ; et on les repoussait d’autant plus sévèrement du royaume, qu’on se persuadait que ce genre d’industrie nuirait à la culture du lin, du chanvre et de la soie. »

Malgré ces obstacles, Oberkampf, comme nous l’avons dit, vint en France, et à force de démarches et de persévérance, il obtint en 1759 un édit qui autorisait la fabrication intérieure des toiles peintes. C’était quelque chose que cette autorisation, mais ce n’était pas tout, et possesseur du bienheureux diplôme, Oberkampf ne se dissimulait pas que, pour le mettre utilement à profit, ses ressources étaient plus que modestes ; son capital, en effet, ne s’élevait pas à plus de 600 livres. Aussi, plus par nécessité que par choix, résolu à ne pas différer l’exécution de ses projets, il vint installer sa fabrique dans une chaumière de la vallée de Jouy, près Versailles ; et Jouy, pauvre village alors, comptait à peine quelques habitants. Borné, comme nous l’avons dit, dans ses ressources, mais soutenu par un inébranlable vouloir, le jeune Oberkampf, pour réunir tous les éléments nécessaires de sa fabrique, se fit ouvrier, construisant lui-même ses métiers ; il fut tout à la fois dessinateur, graveur, imprimeur, et enfin le succès commençait à récompenser ses efforts, lorsqu’il se vit en butte à de nouvelles oppositions, dictées par la routine, disent les écrivains modernes, mais qui pour nous, maintenant éclairés par l’expérience, n’étaient point autant dénuées de sagesse et de prévoyance que le prétendaient les économistes, défenseurs zélés d’Oberkampf, qu’ils proclamaient le bienfaiteur de notre patrie, « car, disait-on, sa manufacture allant toujours grandissant, ses opérations ne cessent de s’étendre ; un marais infranchissable a été desséché, la contrée entière assainie, et l’on peut compter quinze cents âmes où l’on ne voyait que quelques familles éparses. »

Mais on peut se demander si ces progrès de l’industrie n’étaient pas aux dépens de l’agriculture et s’il faut se féliciter de ces agglomérations de populations qui délaissent, par l’appât du gain, le travail sain et fortifiant des champs, pour s’enfermer dans ces vastes usines où elles s’étiolent au physique comme au moral ! Il suffit d’avoir vu de près quelques-uns de nos grands centres manufacturiers, où les ouvriers des deux sexes sont le plus souvent confondus, pour savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Mais à l’époque dont nous parlons, nul ne prévoyait ces lointaines conséquences, et Oberkampf, tout le premier, convaincu qu’il poursuivait un but utile, loin de s’étonner des contradictions, opposait à ses adversaires, comme un argument décisif, les résultats obtenus déjà. Un arrêt du conseil lui donnant gain de cause, fit tomber toutes oppositions. Ce puissant encouragement ne fit que surexciter l’activité d’Oberkampf qui envoya de tous côtés des agents pour recueillir les meilleurs procédés dans les grandes manufactures étrangères. Il sut enlever aux habitants de l’Inde et de la Perse le secret de leurs brillantes couleurs, mises en relief par les dessins plus élégants de nos habiles artistes. Le succès du grand industriel lui créa de nombreux imitateurs et au bout de quelques années on comptait en France plus de trois cents manufactures, où deux cent mille ouvriers trouvaient à s’occuper en gagnant un salaire relativement élevé et tel sans doute que le travail plus rude de la terre n’eût pu le donner ! Mais cependant pour la moralité et pour la santé des individus, combien celui-ci n’est-il pas préférable ! On n’en jugeait point ainsi à l’époque dont nous parlons, alors surtout que les économistes faisaient valoir que « sur une matière brute de 60 millions, il revenait à la France un bénéfice net que l’on pouvait évaluer à 24 millions, profitant aux autres branches de commerce. »

« Aussi, dit Rabbe, qui n’est point suspect, Louis XVI, protecteur éclairé des inventions utiles, apprécia les importants services d’Oberkampf déjà naturalisé Français et lui accorda des lettres de noblesse conçues dans les termes les plus favorables. »

Bientôt on vit les courtisans comme les citadins, se couvrir à l’envi des produits de sa fabrique. On aime à pouvoir dire à la louange de l’homme supérieur, qu’il n’en resta pas moins modeste, et jamais ne parut porté à s’enorgueillir de ses succès, tout au contraire, il était enclin à douter de son mérite. Plus tard, le conseil général de son département, reconnaissant des services rendus par le généreux industriel à la population ouvrière, décida qu’une statue s’élèverait en son honneur et vota des fonds dans ce but. Tous applaudirent à l’exception d’Oberkampf s’opposant énergiquement à ce qu’il fût donné suite au projet qui, en effet, d’après ses prières instantes, fut abandonné.

Homme de bien, il n’avait d’autre ambition que celle d’être utile ; la place de sénateur lui ayant été offerte, il la refusa comme avait fait naguère Ducis. Pourtant, il ne put être indifférent à la médaille d’or que lui décerna le jury, lors de l’Exposition de 1806, et il dut accepter bientôt après la croix de la Légion d’Honneur, à lui donnée dans des circonstances qui ne permettaient pas le refus. L’Empereur étant venu visiter l’établissement du seigneur de Jouy, comme il se plaisait à l’appeler, après avoir parcouru les ateliers, examiné de près les métiers et leurs produits, interrogé les ouvriers, se tournant vers le grand manufacturier, le félicita dans les termes les plus chaleureux ; puis détachant sa propre croix et l’attachant à la boutonnière d’Oberkampf, il lui dit :

« Personne n’est plus digne que vous de la porter, vous et moi, nous faisons la guerre aux Anglais ; vous par votre industrie, et moi par mes armes. » Puis il ajouta, par réflexion, ces mots que les événements ont trop justifiés : « C’est encore vous qui faites la meilleure. »

À cette époque, en effet, Oberkampf, faisant à l’Angleterre une rude concurrence, commençait à exécuter le dessein, par lui conçu depuis longtemps, de diminuer le prix de la main d’œuvre en diminuant le nombre des bras employés pour filer et tisser le coton, et il y réussit en dérobant à nos voisins d’Outre-Manche les secrets de leur fabrication, et en important, comme avait fait Richard Lenoir, les machines dont ils faisaient un si utile usage. De la manufacture d’Essonne, la première de ce genre en France, sortirent bientôt des milliers de pièces de toiles peintes, dans lesquelles s’étaient transformés les ballots de coton brut. Disons en passant, après Rabbe, que cette dénomination de toiles peintes qu’on donne aux produits de ce genre d’industrie ne lui convient pas en réalité ; les perses et les indiennes, qui ont servi de modèles, étaient réellement peintes ; ou n’imprimait que le trait et les sujets étaient coloriés au pinceau, tandis que nos toiles entièrement imprimées ne sont en effet que des toiles teintes ; mais l’ancien nom a prévalu et est resté dans le commerce.

L’année 1815 fut fatale à Oberkampf : lors de la seconde invasion, la vallée de Jouy, s’étant trouvée sur le passage des troupes étrangères, il vit ses ateliers détruits et les nombreux ouvriers qu’il occupait, sans ouvrage et sans pain, décimés par la misère. La vue de leur malheur lui fut plus douloureuse que sa propre ruine et plus d’une fois on l’entendit murmurer : Ce spectacle me tue ! Quelques mois après en effet, il avait cessé de vivre.