Les rues de Paris/Rumford

La bibliothèque libre.
Bray et Rétaux (tome 2p. 414-422).

DE RUMFORD[1]




Benjamin Thomson, comte de Rumford, physicien, fut un philanthrope non moins célèbre, comme s’exprime la Biographie Universelle. L’illustre Cuvier, dans l’Éloge prononcé en séance publique à l’Institut, tout en proclamant bien haut les services rendus par Rumford à l’humanité, nous dit : « Il faut l’avouer, il perçait dans sa conversation et dans toute sa manière d’être, un sentiment qui devait paraître fort extraordinaire dans un homme si constamment bien traité par les autres et qui leur avait fait lui-même tant de bien ; c’est que c’était sans les aimer et sans les estimer qu’il avait rendu tous ces services à ses semblables. Apparemment que les passions viles qu’il avait observées dans les misérables commis à ses soins ou ces autres passions non moins viles que sa fortune avait excitées parmi ses rivaux, l’avaient ulcéré contre la nature humaine. »

N’est-ce pas un phénomène des plus curieux que ce scepticisme cruel chez cet étrange bienfaiteur de l’humanité, mais dont la véritable cause nous paraît avoir échappé à Cuvier ? Cette cause ne se trouverait-elle point dans la croyance religieuse de Thomson, américain de naissance, presbytérien ou puritain du culte, et à qui la religion vraie, qui fut la religion des saint Charles Borromée, des saint Vincent de Paul, des Fénelon, des Belsunce, n’avait pas appris l’indulgence, la compassion généreuse pour les hommes, nos frères, laquelle porte, par un motif supérieur, à les aimer, sans jamais se laisser décourager par les déceptions, sans jamais surtout se lasser d’espérer le changement en mieux. L’exemple de M. de Rumford, dans sa singularité même, nous semble rcmarquable, parce qu’il fait toucher du doigt en quelque sorte toute la différence qui sépare la philanthropie de la charité, et cette différence n’est rien moins qu’un abîme. Ces réflexions faites, venons au récit.

Benjamin Thomson était né en 1753, dans un canton de l’état de New-Hampshire autrefois nommé Rumford et maintenant Concord. Sa famille d’origine anglaise, mais depuis longtemps établie en Amérique, vivait du produit d’une petite métairie. La mort de son père et un second mariage de sa mère forcèrent le jeune homme à quitter la ferme où il gênait pour aviser à se créer par lui-même des ressources. Il pensait les trouver dans le commerce et pour ce motif prit des leçons de mathématiques d’un ecclésiastique instruit qui lui donna le goût des sciences. Mais c’était là une carrière des plus ingrates au point de vue de la fortune, lorsqu’un mariage inespéré fit de Thomson, à peine âgé de 19 ans, un des personnages importants de la Colonie. Par ce motif et aussi par les tendances de son caractère qui le rendaient partisan de l’autorité, lors de la guerre de l’indépendance, il embrassa avec ardeur la cause de la métropole et se distingua dans plusieurs circonstances à la fois comme diplomate et comme officier. Aussi au moment de la signature de la paix, se trouvait-il déjà colonel.

Croyant alors que l’état militaire était sa vocation véritable, il s’embarqua pour l’Europe avec l’intention d’aller offrir ses services à l’empereur d’Autriche dans la guerre contre les Turcs. Mais en passant à Munich, il eut occasion de voir l’électeur régnant, Charles-Théodore, qui, dès la première entrevue, fut si charmé de son entretien, de la sagesse de ses conseils, de la justesse de ses observations, qu’il n’hésita point à offrir à l’étranger un emploi des plus importants en Bavière. Thomson accepta sous réserve de cette condition qu’il lui serait permis d’en référer au roi d’Angleterre, considéré par lui toujours comme son souverain, et dont il voulait avant tout obtenir le consentement. Il partit en conséquence pour Londres où ce consentement lui fut donné dans les termes les plus bienveillants, avec maintien du grade de colonel et moitié de la solde qui lui fut payée jusqu’à sa mort.

« De retour à Munich, dit M. Weiss[2], Thomson mérita de plus en plus la confiance de l’électeur qui l’éleva par degrés au rang de conseiller d’état et de lieutenant général de ses armées et finit par lui remettre l’admimistration de la guerre. » Thomson se montra à la hauteur de ces nouvelles fonctions ; l’armée réorganisée lui dut des améliorations précieuses au point de vue moral et matériel. Il sut attacher le soldat à son état en rendant son sort plus heureux, régla l’avancement d’une façon plus équitable, créa des écoles régimentaires, etc. Comme ministre de la police, il ne se montra pas administrateur moins éclairé et moins ferme. La capitale de la Bavière était désolée par la mendicité. « Les mendiants, dit Cuvier, obstruaient les rues ; ils se partageaient les postes, se les vendaient ou en héritaient comme nous ferions d’une maison ou d’une métairie ; quelquefois même on les voyait se livrer des combats pour la possession d’une borne ou d’une porte d’église, et, quand l’occasion s’en présentait, ils ne se refusaient pas aux crimes les plus révoltants. »

C’était là véritablement un abus et qui déshonorait la pauvreté par elle-même si respectable. Thomson dut y porter remède en fournissant aux pauvres avec des moyens d’existence un travail que leur zèle et leur activité pouvaient rendre lucratif. « Et, s’il faut en croire Cuvier, pour changer ainsi les déplorables dispositions d’une classe avilie, il ne fallut que l’habitude de l’ordre et des bons procédés. Ces êtres farouches et défiants cédèrent aux attentions et aux prévenances. Ce fut, dit M. de Rumford lui-même, en les rendant heureux qu’on les accoutuma à devenir vertueux : pas même un enfant ne reçut un coup ; bien plus, on payait d’abord les enfants seulement pour qu’ils regardassent travailler leurs camarades et ils ne tardaient pas à demander en pleurant qu’on les mit aussi à l’ouvrage. Quelques louanges données à propos, quelques vêtements plus distingués, récompensèrent la bonne conduite et établirent l’émulation[3]. »

Cela tient du merveilleux ; mais voici qui n’est pas moins admirable quoique plus touchant encore. « Bien que M. de Rumford ait été dirigé dans ses opérations plutôt par les calculs d’un administrateur que par les mouvements d’un homme sensible, il ne put se refuser à une véritable émotion, au spectacle de la métamorphose qu’il avait effectuée, et lorsqu’il vit sur ces visages auparavant flétris par le malheur et par le vice un air de satisfaction et quelquefois des larmes de tendresse et de reconnaissance. Pendant une maladie assez dangereuse, il entendit sous sa fenêtre un bruit dont il demanda la cause : c’étaient les pauvres de la ville qui se rendaient en procession à la principale église pour obtenir du ciel la guérison de leur bienfaiteur. Il convient lui-même que cet acte spontané de reconnaissance religieuse en faveur d’un homme d’une autre communion lui parut la plus touchante des récompenses ; mais il ne se dissimulait pas qu’il en avait obtenu une autre qui sera plus durable. En effet, c’est en travaillant pour les pauvres qu’il a fait ses plus belles découvertes. »

Malgré ses occupations comme homme d’état et administrateur, il trouvait du temps pour continuer ses recherches. Faisant tourner au profit des malheureux les connaissances qu’il avait acquises, il s’inquiéta tles moyens de leur procurer à moins de frais la nourriture, le vêtement, le chauffage, etc., de là ses expériences sur la chaleur, la lumière, etc. On lui doit le premier établissement des fourneaux économiques aussi bien que des foyers qui portent son nom. Dans un de ses établissements, à Munich, trois femmes suffisaient pour faire à diner à mille personnes et elles ne brûlaient que pour neuf sous de bois. Un personnage justement célèbre par son esprit disait de Rumford que bientôt il ferait ainsi son dîner à la fumée de son voisin.

Les services rendus à la Bavière par Thomson accrurent pour lui l’estime et l’affection de l’électeur qui le créa comte en lui donnant le nom du petit canton où il était né. De plus il le nomma, d’après son désir, ambassadeur en Angleterre ; mais par suite d’anciens usages diplomatiques qui, paraît-il, ne permettaient pas qu’une puissance étrangère fût représentée à Londres par un sujet anglais, Rumford ne put être agréé. Ce déboire qu’il n’avait pas prévu et la mort de l’électeur arrivée sur ces entrefaites, guérirent le comte de l’ambition, et il se résolut à prendre sa retraite. Après un court séjour à Munich, d’où il était revenu de Londres pour le réglement de ses affaires, il quitta la Bavière, voyagea quelque temps en Suisse et vint enfin se fixer en France, à Auteuil, près Paris (1804). Dans cette résidence, alors toute champêtre, habitait la veuve du célèbre Lavoisier, l’une des victimes de la Révolution. « Il (Rumford) plut à cette dame, dit M. Guizot, par son esprit élevé, sa conversation pleine d’intérêt, ses manières pleines de bonté. Tout en lui selon les apparences s’accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait presque dire ses souvenirs ; elle espéra en quelque sorte recommencer son bonheur et fut heureuse d’offrir à un homme distingué une grande fortune et une plus agréable existence. »

Vains calculs de la prévoyance humaine si souvent déçus, qui prouvent que, pour cette sainte association du mariage, il faut autre chose qu’une certaine conformité de goûts, et que la sympathie sérieuse et durable ne peut naître que de la sincère tendresse, de l’affection intime, de la mutuelle condescendance à laquelle aident beaucoup la solidité des principes et l’harmonie des croyances. Or, M. de Rumford était protestant, et madame Lavoisier, femme du monde, quoique très-honnête femme d’ailleurs, n’avait pas en vain peut-être respiré l’atmosphère du 18e siècle et toute jeune entendu chez son père les conversations de Malesberbes, Condorcet, etc. Quoiqu’il en soit, au bout de quelques mois, tout au moins de peu d’années, les deux époux, se trouvèrent divisés par des incompatibilités absolues d’humeur, et il faut bien avouer que les torts les plus graves, sinon tous les torts, doivent être imputés à M. de Rumford.

« Rien, dit Cuvier, n’aurait manqué à la douceur de son existence si l’aménité de son caractère avait égalé son ardeur pour l’utilité publique… Il appelait l’ordre l’auxiliaire nécessaire du génie, le seul instrument possible d’un véritable bien et presque une divinité subordonnée, régulatrice de ce bas monde..… Lui-même de sa personne était sur tous les points et sous tous les rapports imaginables le modèle de l’ordre ; ses besoins, ses plaisirs, ses travaux étaient calculés comme ses expériences. Il ne buvait que de l’eau ; il ne mangeait que de la viande grillée ou rôtie parce que la viande bouillie donne sous le même volume un peu moins d’aliments. Il ne se permettait enfin rien de superflu, pas même un pas ni une parole et c’était dans le sens le plus strict qu’il prenait le mot superflu. C’était sans doute un moyen de consacrer plus sûrement toutes ses forces au bien ; mais il n’en était pas un d’être agréable dans la société de ses pareils » et tout particulièrement de sa femme à laquelle cette régularité mathématique et tenant de la monomanie devait faire une vie fort peu agréable.

Mais, M. de Rumford eut vis-à-vis d’elle un tort plus grave : madame de Lavoisier, en se remariant, avait expressément stipulé qu’elle se ferait appeler madame Lavoisier de Rumford, ce à quoi volontiers en apparence avait consenti le futur. Mais M. de Rumford, prompt à oublier ses engagements, s’étonna que sa femme ne fit pas de même, et il ne dissimula pas sa mauvaise humeur. La veuve de Lavoisier lui rappela avec convenance mais avec fermeté leurs conventions, en ajoutant, dans une lettre écrite vers 1808 : « J’ai regardé comme un devoir, comme une religion, de ne point quitter le nom de mon premier mari..… Comptant sur la parole de M. de Rumford, je n’en aurais pas fait un article de mes engagements civils avec lui si je n’avais voulu laisser un acte public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité de M. de Rumford. C’est un devoir pour moi de tenir à une détermination qui a toujours été une des conditions de notre union et j’ai dans le fond de l’âme la conviction que M. de Rumford, après avoir pris le temps de réfléchir, me permettra de continuer à remplir un devoir que je regarde comme sacré. »

M. de Rumford pourtant, loin de se rendre, s’opiniâtra dans ces susceptibilités tardives, dans cette jalousie assez ridicule puisqu’elle s’adressait à une ombre, à la mémoire d’un homme éminent que sa fin tragique devait rendre plus digne de vénération. Tout en le blâmant de manquer ainsi à sa parole, on ne saurait excuser tout à fait madame de lRumford. Puisque le souvenir de Lavoisier lui était encore si cher, pourquoi ne pas rester tout simplement dans son veuvage au lieu de consentir à une union qui, par les motifs indiqués plus haut, devait la placer vis-à-vis de son second mari dans une position fausse et délicate ? Par suite de ces difficultés et des luttes qui en résultèrent, la position des époux devint telle qu’ils jugèrent tous deux une séparation nécessaire et elle eut lieu à l’amiable le 30 juin 1809.

M. de Rumford, par sa propre faute sans doute, passa ainsi dans l’isolement les dernières années de la vieillesse et mourut plus que jamais en proie à l’amer désenchantement, dans sa maison d’Auteuil (21 août 1814).

Son éminent biographe, qui, même dans un Éloge, sait rester historien sérieux et n’a point dissimulé le revers de la médaille, rend cependant à Rumford, dans sa péroraison, ce témoignage qu’il semble juste de ne pas négliger :

« Quels que fussent au reste, dit Cuvier, les sentiments de M. Rumford pour les hommes, ils ne diminuaient en rien son respect pour la divinité. Il n’a négligé dans ses ouvrages aucune occasion d’expliquer sa religieuse admiration pour la Providence, et d’y offrir à l’admiration des autres les précautions innombrables et variées par lesquelles elle a pourvu à la conservation de ses créatures ; peut-être même son système politique venait-il de ce qu’il croyait que les princes doivent faire comme elle, et prendre soin de nous sans en rendre compte. »


  1. La rue qui portait ce nom a disparu. Elle commençait à la rue Lavoisier et finissait à la rue de la Pépinière (rue Abattucci.)
  2. Biographie Universelle.
  3. Cuvier. — Éloges et Notices historiques, 3 vol. in 8°