Les salons de 1892/01

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Les salons de 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 607-637).
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SALONS DE 1892

LA PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES.

L’art du peintre, comme l’art du poète, a des ressources infinies. L’histoire analytique de la peinture, si on pouvait la faire, serait l’histoire des modifications du sens visuel dans l’humanité, en même temps que l’histoire de nos transformations intellectuelles et morales. Chaque civilisation, chaque génération, chaque individu presque lui demande quelque chose de nouveau, suivant son degré de culture, ses passions, ses habitudes. Entre les bariolages éclatans qui suffisent aux sociétés primitives pour égayer leur mobilier ou accentuer leur architecture, et les complications d’imagination, d’observation, de pensée qu’y peuvent faire tenir, dans des milieux savans et raffinés, un Léonard, un Rembrandt, un Delacroix, il reste dans l’intervalle une place énorme pour toutes sortes de manifestations plus ou moins rapprochées de la première barbarie ou de la perfection dernière. Toutefois, de même que la poésie, grande ou petite, ne peut agir qu’au moyen d’un rythme déterminé et d’un langage précis, la peinture ne peut employer d’autres moyens d’expression que la forme et que la couleur. Plus l’artiste sera habile à manier les formes que lui fournit l’étude de la nature, plus il sera savant à accorder et varier les couleurs dont il dispose, plus il sera apte à exprimer ce qu’il sent, pense et conçoit : la science ne donne pas le génie, mais, à un certain degré de civilisation, elle lui est toujours nécessaire.

Ces vérités élémentaires sont pourtant de celles qu’un esprit singulier d’indiscipline vaniteuse et d’ignorance infatuée semble mettre en question, depuis quelque temps, dans certains ateliers. Hier, c’était pour la science du dessin et celle de la composition, sciences démodées et inutiles, qu’on affichait le dédain et la haine ; aujourd’hui, cette indifférence et ce mépris s’appliquent, en outre, à ce qu’il y a de plus matériel dans la peinture, au métier lui-même, à l’éclat des couleurs et à leur usage expressif. Ces théories lamentables, qui favorisent l’impuissance des uns et la paresse des autres, ne manquent pas de rencontrer, comme tous les paradoxes, des défenseurs spirituels qui amusent la galerie, et, comme tout est de mode dans notre pays, il ne manque pas d’honnêtes gens qui croient se mettre à la mode en applaudissant tous les peintres qui ne peignent pas et tous les dessinateurs qui ne dessinent pas. C’est le système anarchiste et nihiliste appliqué à l’art, comme il l’est déjà à la littérature, et peut-être n’est-il que temps pour les artistes qui veulent vivre de résister et de se défendre. Les conséquences de ce gâchis sont d’ailleurs déjà assez visibles pour que la honte et l’effroi puissent en faire sortir ceux qui y sont tombés par faiblesse ou erreur. Les délayages informes qui nagent de tous côtés, aux Champs-Elysées, et plus encore au Champ de Mars, comme des épaves flottantes, dans des cadres prétentieux dont la riche dorure ne fait que mieux apparaître le vide, ont de quoi dégoûter les yeux les plus indulgens. La dernière génération de nos peintres, celle qui a débuté après 1870, troublée dans sa marche par ce désordre général, n’a point, sauf de rares exceptions, donné ce qu’on pouvait attendre d’elle. Les plus brillantes aurores n’y ont point eu de midis, et c’est à ses devancières, à ce qui restait des hommes de 1830 à 1865, qu’a été due encore la grande victoire de 1889. La génération actuelle, celle qui, depuis quelques années, cherche à se reconnaître, est plus troublée encore ; on le serait à moins. Après lui avoir prêché le naturalisme sous ses formes les plus rudimentaires et les plus grossières, voilà-t-il pas qu’on se met à lui prêcher l’idéalisme sous ses formes les plus puériles et les plus conventionnelles ! Et cependant que de bonne volonté, que d’ardeur au travail, que de force productive, de tous côtés, dans cette école inquiète qui a si grande envie de vivre et qu’on veut Condamner à un régime de malades et d’étiolés ! Ah ! si les jeunes peintres comprenaient mieux leurs intérêts, comme ils liraient moins les journaux qui les encensent et qui les perdent, comme ils prêteraient moins l’oreille aux bavardages littéraires et aux flatteries mondaines, comme ils vivraient plus en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ne prenant pour conseillers, après leurs professeurs qu’ils devraient mieux respecter, que les vieux maîtres d’Italie, des Pays-Bas, de France, et, avant tout et toujours, la nature vivante, saine, puissante, la nature généreuse et inépuisable qui, seule, rajeunit et renouvelle les écoles, quand on l’aime avec sincérité et quand on l’observe avec intelligence !


I

Le Salon des Champs-Elysées, il faut le dire, bien que les chefs-d’œuvre y soient rares, présente un aspect moins inquiétant que celui du Champ de Mars. On y sent, en général, même chez les humbles, moins de dispositions à se laisser entraîner, sans réflexion, dans le tourbillon des conventions à la mode et à obéir, sans observation, à un mot d’ordre dont le sens échappe. Chacun tient à y conserver ou sa personnalité ou tout au moins son libre arbitre, et la variété des manifestations qu’on y observe dispose, en plus d’une salle, à quelques indulgences pour leur médiocrité. Les grandes toiles, décoratives ou historiques, qui ont exigé, de la part de leurs auteurs, une réflexion sérieuse et un effort soutenu, y sont, d’ailleurs, assez nombreuses, tandis qu’au Champ de Mars on les compte trop vite ; or, dans l’état actuel des choses, il faut savoir un gré infini aux jeunes artistes qui, malgré les dédains, les moqueries, les déboires, tiennent encore leur âme attachée à de hautes ambitions. Si nous n’avons pas, cette année, à saluer une manifestation aussi brillante que celle de M. Rochegrosse l’an dernier, nous avons cependant à étudier un certain nombre d’ouvrages importans dus à des artistes expérimentés et à constater plusieurs tentatives estimables de la part d’artistes en formation.

Il est fâcheux que les organisateurs des Champs-Elysées n’aient pas, comme ceux du Champ de Mars, pris résolument le parti de disposer décorativement les peintures décoratives. Une toile de plafond ne peut être bien vue et bien jugée que si elle est suspendue en plafond. Ce qui fera son mérite lorsqu’elle sera en place, la hardiesse des raccourcis, la justesse de la perspective, la vivacité de la distribution lumineuse est peut-être ce qui déconcertera le plus le spectateur lorsqu’il la verra tendue verticalement devant lui en tableau et qu’il la jugera comme un tableau, c’est-à-dire comme un objet auquel s’appliquent des règles et des nécessités tout à fait différentes. Dire avec certitude quel sera l’effet produit, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, par les deux toiles de M. Aimé Morot et de M. Benjamin Constant me semblerait, pour mon compte, assez téméraire. Celle de M. Morot, la Danse à travers les âges (quel titre pédantesque pour un décor de fête ! ) est composée avec esprit, dessinée avec prestesse, échantillonnée avec éclat. Trois groupes principaux de danseurs s’y superposent, symbolisant des époques diverses ; en bas, un marquis Louis XV, pimpant et poudré, et sa marquise en falbalas ; au milieu, un seigneur Louis XIII, en pourpoint court et canons brodés, avec une infante en vertugadin de brocart ; en haut, dans un salon éclairé au gaz, des invités modernes de la municipalité, en habits noirs et robes décolletées. Les premiers balancent un menuet, les seconds glissent une pavane, les troisièmes tourbillonnent une valse, étages les uns au-dessus des autres, séparés par des flocons de nuages. Tous nous apparaissent comme des personnages très palpables, très réels, trop réels pour des figures en l’air, surtout s’il y a lieu de craindre pour le passant de se les voir tomber sur la tête. Or, des trois groupes, à vrai dire, il n’y en a qu’un, celui du raffiné et de l’infante, qui semble prendre au sérieux cette singulière apothéose et garder l’équilibre dans son mouvement ascensionnel. Les modernes, ceux d’en haut, ne font aucune concession à la perspective linéaire, et les Pompadour, ceux d’en bas, s’arrangent déjà pour opérer leur chute, les pieds en l’air. Est-ce notre œil qui nous trompe ? Cela peut être, et nous le souhaitons. Cela prouve, néanmoins, qu’à cause d’un placement mauvais, nous sommes tous obligés de suspendre, sur un point très important, notre jugement à propos d’une œuvre intéressante.

Vis-à-vis de la grande toile, safranée et soufrée, de M. Benjamin Constant, qui éclate, comme une fusée tapageuse, au fond du salon d’entrée, refoulant dans une ombre attristée, sous le rayonnement impitoyable de ses feux jaunes et bleuâtres, tout ce qui l’approche et l’environne, notre embarras est bien plus grand encore. Il a fallu de fortes raisons, sans doute, pour qu’un artiste en pleine maturité, tel que M. Benjamin Constant, un peintre de tempérament, doué de qualités viriles, personnelles, souvent affirmées, ami déclaré du soleil, des couleurs franches, des beaux coups de brosse, oubliât, de gaîté de cœur, ce qu’il sait et ce qu’il aime, pour se précipiter en une aventure aussi étrange. Cette forte raison, paraît-il, c’est la destination même du plafond, qui, placé dans une salle de fêtes, y doit jouer son rôle effectif, non pas de jour, mais le soir, et qui, par conséquent, doit être armé de colorations assez vives pour lutter contre le vif éclat des lumières artificielles, de même que les peintures de Delacroix, par exemple, dans la galerie d’Apollon ou à la chambre des députés, sont armées de colorations assez éclatantes pour lutter contre la dorure éclatante des sculptures et du mobilier. La pensée est juste en elle-même, car le premier devoir d’une œuvre décorative est toujours de s’accommoder au caractère et aux exigences de son milieu. Efforçons-nous donc, pour le moment, de supporter avec résignation ce parti-pris de tonalités exaspérées et criardes avec l’espoir, un peu vague, que les reflets jaunes du gaz, superposés aux taches jaunes de la toile, détermineront un jaune moins redoutable. Mais que parlons-nous de gaz ? Ne sommes-nous pas des réactionnaires ? Si c’est l’électricité qui fonctionne, la fusée de M. Benjamin Constant pourra bien n’être pas assez jaune. Les chimistes, décidément, empêchent les peintres de dormir ; ceux-ci ont beau faire, ils n’arrivent pas si vite à décomposer les choses. Couleur à part, toutefois, il reste encore, dans une peinture, la conception, la composition, le dessin. Le sujet donné était Paris conviant le monde à ses fêtes. Dans l’espèce, ce ne sont que des fêtes de nuit : illuminations, feux d’artifices, pétards, etc. La ville de Paris est figurée par une Parisienne fin de siècle, chiffonnée, décolletée, maquillée, maniérée, qui coquette, maniant l’éventail, en une pose penchée, assise sur une nuée molle comme une maîtresse de maison sur sa chaise capitonnée. C’est donc tout à fait moderne. Certes, cette petite dame, douteuse et fatiguée, n’a plus rien de la grosse dame, pesante et digne, aux robustes appas, qui, d’habitude, représentait solennellement la Ville Lumière. Entre les deux allégories, l’une banale, l’autre incomplète, il y avait place peut-être pour une figure plus franche, plus intelligente, plus noble, rappelant avec plus de dignité ce que doit être pour les étrangers notre cher Paris, qui, après tout, ne leur offre pas seulement des plaisirs nocturnes ? L’hôtesse a d’ailleurs une singulière façon d’accueillir ses hôtes ; les émissaires qu’elle a chargés de ce soin, nus comme vers, se précipitent en avant et sonnent avec fureur en de longues trompettes comme les hérauts du jugement dernier, répandant l’épouvante et réveillant les morts. Les figures ont de l’élan, mais cet élan guerrier correspond-il au sentiment qu’ils doivent exprimer ? C’est à faire fuir les gens, non à les attirer ; et le mouvement minaudier de recul épeuré fait par la petite dame nous confirme encore dans notre inquiétude. Nous savons bien que toutes ces questions de logique dans la conception, de vraisemblance dans la composition, sont de celles qu’on affecte de dédaigner aujourd’hui, mais nous savons aussi que cette indifférence, si peu française, pour la raison et pour l’esprit dans l’exposition des sujets, est une des causes les plus certaines de notre décadence actuelle. Nos peintres sont-ils de force, comme l’ont été de grands Vénitiens et de grands Flamands, à faire oublier l’insuffisance ou l’absurdité de leurs fantaisies par l’éclat et la puissance extraordinaire de leur technique ? L’aventure est périlleuse à courir. Il est possible qu’une fois en place, le plafond de M. Benjamin Constant ne produise pas sur les yeux un effet aussi irritant qu’au Salon ; nous avons peine à penser, toutefois, qu’en obéissant plus naïvement à son tempérament propre, en peignant, avec force et calme, des figures solides et bien étoffées, fortement construites et franchement colorées, sur un fond brillant et clair, ce peintre expérimenté n’eût pas obtenu des résultats plus satisfaisans. On retrouve heureusement M. Benjamin Constant dans un portrait en pied de jeune homme, en costume de chasse, assis sur une table. Ce Portrait de M. Auguste L.., d’une tenue ferme et franche, d’une exécution nette et soutenue, montre même, chez le peintre, un progrès marqué pour le style et pour l’expression. La tête, fine et vive, les mains, bien construites et bien éclairées, les vêtemens, sûrement traités et sagement subordonnés, tout concourt à prouver que M. Benjamin Constant, une fois sorti de l’éblouissement des feux de Bengale, sera plus capable que jamais, en reprenant sa véritable voie, de traiter puissamment la figure virile comme il a déjà traité avec charme la figure féminine.

Un plafond de dimension moindre, les Fleurs, par M. Ferrier, est destiné, comme celui de M. Benjamin Constant, à décorer la salle des fêtes à l’Hôtel de Ville de Paris. Cette année, comme l’an dernier dans son plafond pour Berlin, M. Ferrier reste un Vénitien. Trois figures de femmes envolées, dans un ciel pur, belles, fraîches, souriantes, tenant, entre leurs bras, des corbeilles ou des guirlandes de fleurs, accomplissent gaîment leurs fonctions de bouquetières idéales. Cela, à coup sûr, n’est pas essentiellement moderne ; mais de tout temps, depuis le XVIe siècle, on eût trouvé cette agréable décoration bien dessinée et bien peinte. Reste à savoir comment ceci et cela, ce rose et ce jaune, ces essors tranquilles et ces gesticulations exaspérées, ce ciel d’azur et ces fumées de lampions pourront faire bon ménage dans le même local, sous la même lumière ! Ce n’est pas notre affaire. Dans ce concert sans chef d’orchestre, chacun jouant de l’instrument qui lui plaît, M. Ferrier s’est servi du sien, de celui qu’il connaît ; il a bien fait. M. Ehrmann, chargé de peindre, dans deux écoinçons pour la même salle, la Bretagne et l’Auvergne, n’a pas agi autrement ; il a fait de l’Ehrmann. C’est donc par la grande allure du dessin, non par la vivacité colorée, que se distinguent ces deux figures. Autant d’exécutans, autant de modes divers. Dans de meilleures conditions, M. François Flameng ayant, de son côté, pour un vaste plafond d’hôtel particulier, à faire jouer les dieux Dans l’Olympe, ne s’est point mis en quête d’innovations hasardeuses. Avec l’habileté spirituelle qu’on lui connaît, et qui ne l’abandonne jamais, en ses grandes non plus qu’en ses petites besognes, M. Flameng a très vivement campé tous ses dieux et déesses sur le bord de sa corniche, assis ou debout, en des attitudes appropriées ; quelques-uns, comme Apollon et Diane, les dieux actifs, s’élancent vers le zénith central vide et tout rempli de lumière. La clarté aimable de l’exécution rendra l’intelligence de cette grande apothéose facile et agréable aux yeux du spectateur ; il n’y manque, à notre gré, qu’un peu plus de vivacité, de gaîté ou de fraîcheur dans le coloris ; le pinceau de M. François Flameng n’a pas toujours la même verve que son crayon. On peut voir, à quelques pas de ce plafond, une preuve plus singulière de l’aisance avec laquelle se meut le dilettantisme affiné de M. François Flameng en toutes sortes de sujets, dans le sacré comme dans le profane. Son triptyque, le Repos en Égypte, est un amalgame des élémens les plus hétérogènes. Au fond, éclairées par le soleil couchant, les tours et les murailles d’une ville du Languedoc, un grand et beau paysage traité suivant les meilleurs principes de l’école du plein air ; dans le panneau central, une Marie délicate, appuyée contre un tronc d’arbre, rêveuse, le menton sur la main, drapée dans sa tunique blanche comme une Grecque de Tanagra, tandis que, bon père nourricier de la banlieue parisienne, saint Joseph, assis sur les bagages, berce entre ses bras le bambino, près de l’âne gris qui mâche les hautes herbes ; dans les deux volets, sur la prairie qui borde la rivière, des groupes d’anges musiciens, aux cheveux bouclés, aux robes claires constellées d’or, habillés des mains de fra Angelico, Van Eyck et Dürer. La belle expansion de lumière attendrie dans laquelle l’artiste a su également envelopper toutes ces figures d’origine et de date si diverses suffit à les poétiser et à les apparenter ; nous ne sommes presque pas surpris de les trouver réunies et nous nous laissons aller au plaisir d’admirer la grâce de plusieurs d’entre elles.

La plupart des jeunes artistes qui cherchent, comme M. Flameng, à rajeunir des sujets légendaires dont l’intérêt semble inépuisable parce qu’ils répondent à des aspirations constantes de l’imagination ou de la sensibilité humaine, espèrent évidemment, comme lui, trouver ce rajeunissement en grande partie dans une intervention plus variée et plus subtile de la lumière. Il y a déjà plusieurs années que nous suivons ce mouvement, et c’est là qu’on remarque encore l’influence toujours croissante de l’école paysagiste, influence si légitime et si féconde, à la condition qu’on ne l’accepte pas sans réflexion et sans contrôle, car, sous prétexte d’acquérir plus de liberté dans l’observation et l’analyse des colorations naturelles, il ne faudrait point perdre l’intelligence, plus nécessaire encore, de la solidité des choses et de la vérité des formes. Par suite de cette réconciliation contemporaine de la figure avec le paysage, nous en sommes revenus, sans nous en douter, à la reconstitution de l’école du paysage historique, cette école, au dire des romantiques, si factice et si ennuyeuse, et qu’on croyait avoir enterrée, bien qu’au fond de son âme, doucement ironique, le papa Corot ait toujours su à quoi s’en tenir là-dessus. Le Salon des Champs-Elysées, comme celui du Champ de Mars, est rempli de paysages, plus ou moins composés, dans lesquels se marque, d’une façon très nette, la poursuite d’un accord expressif et poétique entre l’entourage lumineux et les personnages, grands ou petits, réels ou imaginaires, qui s’y meuvent. Ce n’était vraiment pas la peine de dire tant de mal de Nicolas Poussin et de Claude Lorrain pour en revenir au même point qu’eux par un autre chemin. Garons-nous, mes amis, garons-nous, en tout temps, des systèmes absolus, des formules tranchantes, de l’intolérance et des excommunications !

Le paysage, c’est donc entendu, entre, pour une bonne part, dans une quantité d’études plastiques, religieuses, mythologiques, historiques, et nous sommes bien éloignés de nous en plaindre ; mais, nous le répétons, il n’est pas bon qu’il dévore tout. Or, n’est-ce pas ce qui arrive, dans certaines compositions, où la figure humaine, tenant proportionnellement la plus grande place, semblerait devoir logiquement jouer le rôle prépondérant et où elle se fond au contraire et s’évanouit dans une expansion excessive de lumière ? Les femmes nues que M. Raphaël Collin fait danser, dans une lueur d’aurore, sur la plage Au bord de la mer, ne satisferaient-elles pas autrement nos yeux si elles étaient d’aspect moins grêle et de constitution moins diaphane ? Les délicates analyses dans les modelés des chairs auxquelles se complaît M. Collin ne seraient pas moins appréciables si elles s’exerçaient sur des corps plus vivans et plus solides ; il est à craindre que cette peinture, si mince, toute en superficie, ne s’efface tout à fait en quelques années. Devant le portrait de jeune femme, en toilette d’été, qu’expose encore M. Raphaël Collin, œuvre fine et distinguée, n’éprouve-t-on pas quelque malaise à sentir si peu de corps sous ces souples étoiles ? Plus la toile s’agrandit, plus cette pauvreté de facture devient choquante. Une pareille sensation de contraste pénible entre la grandeur des choses et la petitesse du faire nous saisit encore devant une vaste peinture, moins brillante et moins séduisante, mais où l’on constate de sérieux efforts, les Tusculanes de M. Lebayle. Quel beau thème pourtant pour un paysagiste expérimenté et pour un peintre ému ! Sur les hauts plateaux de Tusculum, qu’entoure, à l’horizon, un cercle de montagnes boisées, dans la paix lumineuse d’une douce journée d’automne, Xicéron lit à quelques amis des passages de son œuvre. Des vieillards, des jeunes gens, assis ou étendus sur l’herbe, écoutent avec recueillement. Ces personnages sont de grandeur naturelle, et M. Lebayle les a étudiés dans leurs attitudes, dans leurs types, dans leurs expressions, avec une conscience qui se marque dans la vérité de quelques morceaux. Le dessin ne manque pas, par instans, de grandeur ni même d’une certaine noblesse. Malheureusement, toutes ces qualités ne produisent aucun effet, tant l’ensemble est terne et gris, froidement et péniblement travaillé. M. Lebayle revient d’Italie ; aucun des maîtres qu’il y a vus, depuis les initiateurs jusqu’aux décadens, depuis Mantegna et Ghirlandajo jusqu’à Pietro de Cortona et Tiepolo, ne lui a pourtant appris à peindre si timidement.

Dans son énorme toile qui occupe le fond du grand salon ouest, les Conquérans, M. Fritel s’est, de toute évidence, efforcé avec plus d’énergie de hausser son style au niveau de sa conception qu’il croyait être une conception épique. M. Fritel n’est pas le premier venu ; la suite de ses œuvres, peu nombreuses, toutes empreintes de la même conviction, prouve, chez lui, une de ces volontés suivies qui deviennent rares. Il ne poursuit pas la popularité, il ne craint pas le ridicule : c’est une force. En 1885, il obtint un succès, mérité. Avec ses Conquérans, il a voulu frapper un grand coup ; il est clair que le génie lui a manqué ; pour donner tout l’effet voulu à une pareille conception, ce ne serait pas trop du pinceau éclatant et passionné d’un Rubens ou d’un Delacroix ; or, si le talent de M. Fritel a de la conviction, de la correction, de la grandeur même et le sens de l’héroïque, il manque tout à fait d’éclat. Figurez-vous les tueurs d’hommes les plus fameux, César en tête, à cheval, entre Rhamsès et Alexandre debout sur leurs chars, puis, derrière eux, Charlemagne, Napoléon, Tamerlan, Gengis-Khan et les autres, s’avançant sur nous, de face, trois par trois. Tout ce cortège, en longue, massive, pesante procession, marche sous un ciel épais et noir, dans une interminable plaine, entre une double rangée de cadavres, blancs et nus, allongés régulièrement sur le sol côte à côte. La vision est puissante et, pour la rendre émouvante, il n’eût fallu qu’un peu d’ardeur dans l’exécution. Par malheur, héros et montures, aussi blancs et froids que les cadavres, demeurent pétrifiés dans leur immobilité sculpturale ; les cadavres eux-mêmes, propres et bien lavés, sans mutilations ni plaies, semblent des pièces d’anatomie rangées sur un dallage d’amphithéâtre, les victimes d’une épidémie, plus que celles de la violence et de la guerre. Le grand effort, l’effort très méritoire qu’a fait l’artiste pour accentuer, par un dessin vigoureux et savant, le caractère de ses chevaucheurs et les types de ses gisans, n’a pas suffi pour produire l’effet désiré ; on doit le regretter lorsqu’on constate le talent très réel que M. Fritel a dépensé dans cette œuvre de longue haleine.

Ce n’est pas à des sujets si terribles, ni de cette taille, que s’attaquent, d’ailleurs, les quelques artistes qui, comme M. Fritel, conservent encore le souci de l’exactitude dans la représentation plastique de la forme humaine et le goût d’une certaine grandeur virile dans cette représentation, le goût de ce qu’on appelait autrefois le style. L’indifférence ironique du public pour les études académiques, sans lesquelles ne s’est jamais formé et ne se formera jamais un peintre puissant, entraîne presque toujours ceux qui les pratiquent à chercher, dans l’emploi exclusif de la beauté féminine et dans le choix de sujets voluptueux, une sorte d’excuse à leur culte arriéré. Les bonnes études scolaires, portant sur la forme virile, comme l’Archimède, tué par le soldat, étendu sur le plancher, de M. Vimont, et l’Orphée perdant Eurydice de M. Deully, sont à peine regardées. Cet Orphée, tombé sur le bord du précipice, tendant vainement les bras vers sa maîtresse désespérée, n’est point brossé, il est vrai, suivant les procédés à la mode ; ce n’est point, pour cela, un morceau sans valeur. Il y a quelque mérite, en cette heure, à affirmer courageusement que ni David, ni Ingres, n’étaient les derniers des imbéciles, et M. Deully est de ceux qui n’hésitent pas, depuis plusieurs années, à se proclamer leur disciple. Sans doute, pour ramener à la vérité une génération égarée, il n’est ni nécessaire, ni juste, ni habile, de pousser l’esprit de réaction jusqu’à une sorte de fanatisme intransigeant, comme le fait, par exemple, avec une ténacité singulière, M. Lecomte du Nouy. Cet artiste, savant et habile, pour faire front aux novateurs, recule, sans hésiter, jusqu’aux froideurs les plus oubliées de la peinture académique ; ses figures, correctes, blanches et lisses, ont tout juste l’apparence de statues d’ivoire ; ses vrais ancêtres ne sont même pas parmi les classiques de France, mais parmi les classiques plus glacés du Nord, autour de Gérard de Lairesse et de Van der Werff. Son étude d’homme mort qu’il appelle « Mourir pour la patrie, » si l’enveloppe en était moins froide, serait, sans doute, regardée avec l’attention qu’elle mérite, pour la science qu’elle montre et le sentiment qu’elle exprime ; mais le dédain excessif qu’affiche M. Lecomte du Nouy pour l’harmonie des couleurs et pour les séductions de la brosse rend vraiment difficile la tâche de ceux qui voudraient rendre justice à son mérite réel et à ses inébranlables convictions. Non, il n’est pas besoin de consulter les pédans arriérés des décadences académiques pour retrouver, par l’étude attentive de la structure humaine, le sentiment fort ou délicat de la forme et de la beauté. La consultation intelligente de la nature et des maîtres simples et sains y peut suffire. Or, cette consultation n’aura jamais pour conséquence de montrer, entre le dessin et la couleur, entre le fond des choses et leurs apparences, entre les organismes et leur fonctionnement, une séparation et une hostilité qui seraient la négation même de la vie. Qu’un artiste, suivant les indications de son tempérament, suivant les exigences de son sujet, à cause même de l’impossibilité où se trouve le plus puissant génie de rendre tout ce qu’il voit et tout ce qu’il sent, incline plus ou moins dans tel sens, cela est juste et fatal ; mais, dès qu’il prétend faire œuvre de peintre, il ne saurait, sans s’affaiblir singulièrement, renoncer à ce qui est la raison même de la peinture, à son harmonie, avant tout, et ensuite, suivant le cas, à son éclat, à sa vivacité, à sa solidité. Comme depuis un certain nombre d’années, par suite d’une conception incomplète du rôle de la peinture décorative et même du rôle des tableaux portatifs, le goût du dessin précis et serré et celui des colorations franches et chaudes se sont également perdus dans les écoles et dans le public, il n’est pas surprenant devoir se débattre, en des tentatives inquiètes, ceux qui, revenant à des idées plus justes, cherchent à reprendre leur équilibre. Les compositions mythologiques ou fantaisistes dans lesquelles MM. Henri Royer, Le Quesne, Verdier, Suran ont groupé un certain nombre de figures nues témoignent à cet égard d’un effort intéressant. Dans la Scène de la vie de Bacchus, par M. Henri Royer (c’est la vieille histoire de Silène sur son âne), les figures sont vives, bien groupées, quelques-unes d’un dessin ferme et souple, avec de l’entrain, de l’esprit et un accent déjà personnel ; pour le moment, non plus que l’un de ses maîtres, M. Flameng, M. Henri Royer n’a pas dans sa couleur autant de vivacité que dans son dessin. On voit pourtant qu’il cherche aussi de ce côté : un petit portrait de dame en blanc, dans un intérieur blanc, délicatement étudié, un peu à la façon de M. Friant, portant la même signature, laisse à penser qu’il faut retenir, pour l’avenir, le nom de ce jeune homme. MM. Verdier et Le Quesne, que nous avons naguère signalés, ne faiblissent pas dans leurs convictions, tant s’en faut ; leurs études assez importantes de groupes féminins marquent même certains progrès. Dans les Échos du premier, parmi ces jolies filles penchées, le long du bois, sur la vallée, pour répéter malicieusement le cri du chasseur, se trouve plus d’une figure bien jetée et bien entrevue ; dans la Toile d’araignée du second, avec des visées plus marquées au grand style, on remarque certains morceaux d’une facture habile. L’ensemble, dans les deux toiles, est moins heureux ; le paysage, dans les Échos, est d’une réalité un peu sèche tandis que ses habitantes sont plus librement traitées, mais d’un pinceau fort inégal ; le travail de fusion entre le rêve et l’étude n’est pas accompli. Dans la Toile d’araignée, le sujet se comprend mal, on ne s’explique pas que les fils ténus et frêles d’Arachné suspendus entre les branches puissent une seconde arrêter des gaillardes si membrues. Les apparitions indécentes qui assiègent un jeune vicaire, au pied même de l’autel, dans la Tentation de M. Suran, s’évertuent avec plus de souplesse ; mais la grossièreté du contraste entre l’habit ecclésiastique et ces nudités de modèles est trop marquée pour n’être pas répugnante. L’insistance, en ces fantaisies scabreuses, est ce qu’il y a de plus insupportable au monde.

Les visions de M. Henri Martin, l’Homme entre le vice et la vertu, et de M. Maignan Carpeaux sont d’un ordre autrement relevé. L’un a vu, autour du jeune homme, ardent et indécis, flotter les fantômes des Vices et de la Vertu ; l’autre, autour d’un artiste mourant, flotter les fantômes de ses créations réalisées. L’un appartient à l’école nouvelle qui fait bon marché de la vérité comme de la beauté des formes, redoute les accens éclatans de la couleur autant que les accens fermes du dessin, recherche avant tout des effets de séduction subtils et raffinés dans l’unité soutenue d’une décoloration harmonieuse ; l’autre se rattache aux traditions anciennes, cherchant dans l’animation intelligente de la composition, dans l’accentuation variée des figures, dans les antithèses nuancées de la coloration, des moyens durables d’expression. Tous deux ont des âmes de poètes ; tous deux ont des yeux de peintres ; leurs peintures, à tous deux, sont justement regardées et discutées. Qu’ad-viendra-t-il de M. Henri Martin ? Non moins que son conscrit déshabillé, grand dadais, gauche et dégingandé, qui marche, les bras ballans, dans un désert de sable (pourquoi le désert ? ), poursuivi par quatre dames des Folies-Bergère ou des environs, guidé par une demoiselle volante, en robe blanche, de l’armée du salut, M. Henri Martin se trouve, comme artiste, dans une passe périlleuse. Derrière lui, les Vices, c’est-à-dire le peinturlurage des affiches, avec ses silhouettes scabreuses, ses papillotages incohérens, entrevus à travers les brumes parisiennes, devant lui, la Vertu, c’est-à-dire la nature, saine et ferme, ce qui est et ce qui vit, ce qui donne au peintre des moyens sûrs d’exprimer sa pensée. M. Henri Martin ne s’est pas encore décidé à suivre cette dernière. Tant que ses allégories insaisissables, sous la poussière lumineuse qui les voile, ne voudront pas nous dire plus clairement si elles sont des créations originales et viables ou des réminiscences banales et vagues, nous serons bien forcés de croire que chez lui l’intention tient plus de place que le fait et de craindre que la curiosité dont il bénéficie ne tienne plus à l’étrangeté matérielle d’une exécution approximative qu’à la singularité foncière d’une personnalité puissante. Le tableau de M. Henri Martin est d’ailleurs presque une redite de son tableau de l’an dernier. Il faut attendre cet intéressant artiste à quelque œuvre prochaine où il se dégagera plus résolument. Le Carpeaux de M. Maignan ne soulève pas de telles discussions. La manière du peintre, sérieuse et traditionnelle, ne surprend pas les yeux. Là aussi, c’était un rêve à montrer et des apparitions à représenter. L’artiste avait trop de goût pour évoquer brutalement les œuvres du statuaire dans leur matière même, pour leur laisser la solidité de l’argile, du marbre, du bronze ; ce sont des sculptures vaporisées, mais néanmoins, dans ces fantômes, on sent, sous l’apparence légère, la structure, le mouvement, la vie d’êtres organisés. Dans ce nuage, d’une peinture souple, flottante, brossée avec une grande habileté, s’assemblent et se reconnaissent sans effort les Bacchantes de l’Opéra, la Flore des Tuileries, les Quatre parties du monde de l’Observatoire, toutes belles créatures, déjà vivantes, qui n’ont eu qu’à s’alléger, en quittant leurs piédestaux ou leur frise, pour apporter à leur père le baiser d’adieu. Tout ce tourbillon de sculptures animées enveloppe le mourant avec une tendresse émouvante. On peut regretter pourtant que la transparence des visions ait gagné jusqu’au visionnaire. Un peu plus d’accent dans la figure du Carpeaux, une figure bien réelle, celle-là, n’aurait rien pour nous choquer ; cela donnerait même tout son prix à une œuvre heureusement venue.

Le succès de M. Maignan est d’autant plus agréable à constater que l’artiste est l’un de ceux dont les efforts intelligens se sont toujours attachés à l’interprétation poétique de la réalité. Si la mode revient aux rêves libres de l’imagination, M. Maignan aura été, dans sa génération, un des ouvriers de la première heure, comme l’auront été MM. Luc-Olivier Merson et Henry Lévy, dont le Salon ne nous offre que de petits ouvrages, mais d’un faire excellent et d’une conception distinguée. Une Annonciation, faite au bord d’une fontaine, par un angelot florentin, à une petite vierge faubourienne, une Fortune endormie à côté d’une route poudreuse que suit, à grands pas, un aveugle avec son chien, montrent le talent délicat et savant de M. Olivier Merson, sous ses formes les plus exquises, dans sa grâce un peu maniérée. L’Eve cueillant la pomme et l’Œdipe s’exilant de Thèbes, par M. Henry Lévy, d’une saveur moins raffinée, ont néanmoins, le dernier surtout, avec ses jeux tragiques de chaudes colorations, un charme puissant de grandeur triste. Cet Œdipe où les personnages, vivement accentués, tiennent petite place dans une nature tourmentée et éclairée à l’unisson de leurs souffrances et de leur désespoir, est un type du paysage historique. C’est dans la même catégorie qu’il faut ranger l’Abel de M. Demont-Breton, délicieuse étude d’horizons accidentés à laquelle le filet de fumée, montant du sacrifice auprès duquel gît le cadavre de l’adolescent assassiné, donne un caractère de solitude lamentable, la Douleur d’Orphée de M. Foreau qui, par ce début, se montre un digne élève de MM. Harpignies et Merson, le Saint Martin de M. Lagarde, donnant la moitié de son manteau à un pauvre grelottant, par un temps de neige, sur un quai désert. De ces trois peintures, où l’harmonie entre le caractère des figurines et le caractère du paysage est établie avec goût, se dégagent des impressions fort poétiques.

Les figures tiennent plus de place dans les rêveries esthétiques de M. Fantin-Latour, Hélène, Prélude de Lohengrin. Figures et paysage, à vrai dire, procèdent plus des maîtres de la renaissance que de la nature, mais le dilettantisme de M. Fantin-Latour, ami de Corrège, est, par instans, délicat et savoureux. Dans le Guêpier, de M. Bouguereau, il n’y a de rustique que le titre. Les guêpes y sont des amours, vifs, taquins, agressifs ; la belle fille nue, sœur de Vénus, une Vénus elle-même, qui a mis le pied dans le tas, se défend gaîment, sans aucun effroi, contre ces assaillans. Cette idylle anacréontique, par la grâce aisée de la composition, fait penser à certaines fresques de Pompéi ; un peu plus de simplicité dans l’exécution lui donnerait encore plus de charme. Ce joli morceau montre combien M. Bouguereau se meut toujours plus librement dans le monde antique que dans le monde moderne. Là le sentiment de la beauté le soutient et l’anime, et il s’y préserve beaucoup mieux des mièvreries doucereuses que dans les idylles modernes. La recherche de la beauté, saine et calme, telle que l’antiquité et la Renaissance l’ont comprise, telle qu’elle éclate encore au milieu des laideurs maladives de la vie contemporaine, se retrouve encore dans quelques études sérieuses, une Fille d’Eve, par M. Jules Lefebvre, couchée dans une attitude difficile, la Myrrha, de M. Loewe-Marchand, dessinateur un peu sec, mais précis et des plus attentifs. L’étude de femme, vue de dos, charnue et dodue, devant son miroir, par M. Lucien Doucet, n’a point son élégance accoutumée, ni dans les formes lourdes et épaisses, ni dans la coloration, triste et vineuse ; c’est néanmoins d’une savante exécution. La Baigneuse, de M. Thys, et Dans les Thermes de Rome, par M. Balmer, sont encore des études distinguées.

II

Il y aurait lieu d’être surpris du petit nombre de bons ouvrages sur notre histoire nationale fournis par les peintres français depuis les événemens de 1870, si l’on ne savait qu’une bonne peinture d’histoire exige précisément toutes les qualités dont on prêche le mépris à nos artistes, de la réflexion et de la culture d’esprit, de l’observation précise et de la sûreté dans la main, la science du dessinateur et la science du compositeur. Ce n’est ni en accumulant au hasard des études fragmentaires, même excellentes, d’après nature, ni en accoutumant son imagination aux seules rêveries, qu’on se prépare à exécuter des œuvres dans lesquelles la vraisemblance de la mise en scène importe autant que sa clarté et son effet, et dans lesquelles l’intelligence de la réalité contemporaine ne doit servir qu’à la résurrection de la réalité rétrospective. MM. Jean-Paul Laurens et Luc-Olivier-Merson sont à peu près les seuls, qui, dans cet ordre d’idées, aient réuni, durant cette période, toutes les qualités nécessaires. Nous sommes heureux de reconnaître aujourd’hui dans la Sortie de la garnison d’Huningue, le 20 août 1815, par M. Détaille, un de ces ouvrages qui feront honneur, dans l’avenir comme dans le présent, à notre école, et qui portent la marque d’un talent mûr, d’une volonté soutenue, d’une étude attentive : — « Pendant la campagne de 1815, dit le texte, le général Barbanègre, avec 200 hommes à peine, défendit héroïquement Huningue contre 30,000 Autrichiens, commandés par l’archiduc Jean, et ne consentit à sortir de la place, le 20 août 1815, qu’avec les honneurs de la guerre. » — Lorsque l’archiduc Jean vit apparaître le général Barbanègre à la tête d’une cinquantaine d’hommes, il lui demanda où était la garnison : — « La voilà ! répondit fièrement Barbanègre. Alors un sentiment d’admiration s’empara de tous les spectateurs. » — On a reproché à M. Détaille de n’avoir pas traité absolument son sujet, au moins par son côté d’épisode héroïque. Le fait est que, dans sa composition, si habilement groupée, du point où se trouve, à gauche, l’état-major autrichien comme du point où se place le spectateur lui-même, on ne saurait constater le petit nombre des défenseurs d’Huningue, puisque les rangs les plus éloignés de la défilade ne sont pas encore sortis de la porte qui occupe le fond de la scène. Pour nous, ce reproche ne nous touche guère, car, en sacrifiant le côté anecdotique de l’affaire, côté difficile, si ce n’est impossible, à exprimer plastiquement, l’artiste a singulièrement agrandi sa pensée et il a donné à la scène une portée plus générale, sans avoir à employer d’autres moyens que les moyens simples du dessinateur et du peintre. Il n’est pas besoin du livret pour comprendre et c’est là la marque d’une bonne œuvre d’art. A l’attitude digne et triste de tous ces officiers et soldats, blessés, mal équipés, poussiéreux, qui, deux par deux, descendent de la forteresse, on devine des vaincus ; à la tranquillité droite de leurs regards, non moins qu’à la fierté des tambours qui marchent à leur tête, battant la caisse, et à la gravité respectueuse avec laquelle les soldats vainqueurs leur présentent les armes, on sent des vaincus irréprochables et glorieux. L’artiste a exprimé simplement et justement, d’une part, dans le général Barbanègre et dans son entourage, la conscience énergique du devoir accompli, d’autre part, dans l’archiduc Jean et dans son état-major l’élan généreux d’une admiration compatissante. Ce n’est donc point la sortie d’Huningue que nous avons sous les yeux, c’est la sortie, dans vingt autres cas presque identiques, de défenseurs vaillans d’une cause perdue devant des vainqueurs courtois, tels que des vainqueurs devraient toujours l’être, si le développement de la noblesse d’âme était toujours en rapport avec le développement de la civilisation matérielle. Outre cette puissance d’expression morale, — la plus rare de toutes, — que M. Détaille a su donner à sa peinture par la disposition nette et parlante de ses figures, par la décision expressive de leurs gestes et de leurs physionomies, il a aussi marqué la date avec une intensité de vision rétrospective presque égale à celle de son maître Meissonier. Les deux tambours, le vieux et le jeune, Barbanègre et toute sa suite, sont à la fois bien Français et bien 1815. La tenue correcte des Autrichiens, l’allure aristocratique des officiers, l’attitude lourde des soldats, sont rendues avec la même sûreté. Peintre d’observation plutôt que d’action, artiste d’émotion contenue plus que de gesticulation violente, sachant aimer et comprendre, dans la vie militaire, ce qu’elle cache de nobles rêves et de sublimes sacrifices, sous la monotonie froide de l’uniforme et de la discipline, M. Détaille a trouvé là un sujet qui lui convenait spécialement. Il n’a jamais groupé, d’une façon si saisissante, sur un petit espace, un si grand nombre de personnages intéressans ; il ne les a jamais dessinés avec plus de fermeté, de caractère, d’entrain, et, bien que son tempérament ne soit pas celui d’un coloriste, il a peint plusieurs parties de sa toile, notamment le fond de murailles, comme un maître peintre. Il suffirait, ce nous semble, d’éteindre un peu, sur la gauche, les vêtemens trop blancs des Autrichiens pour asseoir l’harmonie de cette belle œuvre par la couleur comme elle l’est déjà par le dessin.

Un certain éparpillement de l’effet plutôt qu’un désaccord irrémédiable des tonalités est ce qui nuit, beaucoup plus que de raison, au succès de la grande toile de M. Tattegrain, l’Entrée de Louis XI à Paris, le 30 août 1461. M. Tattegrain est un des artistes qui étudient aujourd’hui, avec le plus de conscience et de perspicacité, les époques reculées de notre histoire nationale. On se souvient de sa Bataille de Cassel, en 1887, où le trouble et l’effarement des paysans vaincus et tapis dans un marais étaient rendus d’une façon si saisissante. Son tableau actuel, destiné à la ville de Paris, n’est pas de moindre mérite, comme restitution exacte et vivante d’une époque oubliée, l’étude des types n’y est pas moins judicieuse et fine ; mais la scène, forcément panoramique, ne se prêtait pas à ce parti-pris dans les groupemens qui est d’un si grand secours au peintre pour frapper nettement les regards : — « À ce poinct, dit la chronique, le roy moult regarda en la fontaine du Ponceau-Saint-Denys trois belles filles faisant personnaiges de siraines toutes nues et lui disant motets et bergerettes. Dessus estoit ung petit bois où il avoit hommes et femmes sauvaiges qui faisoient esbattemens en plusieurs manières ; » — M. Tattegrain a fort bien rendu, au milieu de ces hautes maisons pavoisées et garnies de têtes curieuses à tous les étages, cette bousculade de la foule qui se presse pour voir, mais dans ce pêle-mêle de bannières, de coiffures, de gestes, de visages, les deux groupes principaux de la scène, le jeune roi, à cheval, sous un dais, se penchant vers les sirènes, et le groupe même des sirènes un peu malingres, très parisiennes, disparaissent et s’effacent. Le tout manque un peu, dans l’exécution dernière, de vivacité et d’éclat ; au mois d’août, même dans la rue Saint-Denis, le soleil pétille et chauffe davantage. Il y a là un très sérieux travail de bibliothèque et d’atelier ; mais, pour cette fois, M. Tattegrain, qui connaît pourtant et comprend si bien le plein air, ne nous l’a point exprimé dans la saison chaude et éclatante. L’œuvre, une fois en place, n’en sera pas moins une des plus curieuses que contiendra l’Hôtel de Ville.

Nous ne savons si, dans la pensée de M. Cormon, son tableau des Funérailles d’un chef à l’âge de fer est une œuvre définitive ou seulement la préparation, très poussée, d’une toile de grande dimension. La multiplicité des figures qui s’y agitent et la tournure épique de quelques-unes d’entre elles semblent prêter à cette dernière supposition. Quoi qu’il en soit, cette composition, très mouvementée et néanmoins clairement présentée, est une des meilleures qu’ait exécutées cet artiste, dont l’imagination curieuse et cultivée se promène volontiers dans la période préhistorique. L’entassement des acteurs n’enlève rien au caractère, très cherché, de leurs types particuliers ; l’exécution, précisant à la fois les formes et sachant aussi les envelopper, comme il sied, dans l’air et dans la lumière, est plus sûre, plus vive, plus libre. Le paysage boisé, enfermant la vallée, où se dresse le haut bûcher du chef au milieu d’une foule gesticulante et hurlante, est traité avec l’exactitude expressive que nous demandons aujourd’hui à tout paysage. Le peintre ici séduit et retient avant l’archéologue qu’on sent vivre, néanmoins, dans la vraisemblance des êtres et des choses ; c’est un bon modèle de peinture historique ou plutôt préhistorique, tel que notre temps le peut rêver. La recherche est plus laborieuse et l’interprétation imaginative moins décidée dans le tableau de M. Luminais, le Passage de la Meuse par les Francs au IVe siècle. M. Luminais, on doit lui rendre cette justice, est un des premiers qui aient étudié avec amour les origines de notre histoire nationale, et il a fait, en ce genre, quelques belles œuvres, notamment ses Énervés de Jumièges ; ses travaux antérieurs toutefois l’avaient mieux préparé à y voir l’anecdote que l’épopée. L’énergie de la facture ne semble pas correspondre, dans sa grande toile, à l’énergie des types entrevus, et les allures un peu molles du pinceau laissent mal paraître le mérite de la conception. Si nous signalons encore pour un certain sentiment de l’effet pittoresque, la Mort des preux, par M. Bussière, pour des indications excellentes, mais encore bien vagues, la trop grande toile, sincèrement émue, le Corps de Marceau rendu à l’armée française, par M. Roussel, pour une recherche consciencieuse des types et les expressions, les Prisonnières huguenotes à la tour de Constance, par M. Leenhardt, pour une étude un peu froide, mais grave et sincère du personnage principal, la Mort de Pierre Corneille, par M. Chicotot, pour une certaine recherche de l’expression physionomique, la Charlotte Corday, de M. Scherrer, toutes toiles purement anecdotiques, nous sommes bien près d’en avoir fini avec les inspirations fournies par notre histoire, et, il faut l’avouer, c’est trop peu dans un moment où l’on parle si souvent de patriotisme et où tous les édifices publics demandent aux peintres d’exprimer ce patriotisme sur leurs murailles. Les tableaux de chevalet, rappelant quelques épisodes de la Révolution sur les dernières guerres, sont, il est vrai, plus nombreux ; mais, en général, le talent de mise en scène n’y dépasse guère celui que possèdent aujourd’hui presque tous les illustrateurs, et l’exécution pittoresque y est, le plus souvent, très faible. Nous constatons d’heureuses exceptions à cette médiocrité générale dans les peintures, soignées, vives, parfois dramatiques ou spirituelles de MM. Sergent (Marengo, 14 juin 1800) ; Jules Girardet (le Soir de la bataille de Quiberon) ; J. Leblant (le Retour du régiment) ; Berne-Bellecour (la Défense d’un pont) ; Boutigny (le Récit du cantonnier), etc.

C’est encore dans la représentation des mœurs populaires contemporaines que nos peintres actuels font les plus heureuses rencontres. Ils feront bien d’ailleurs, même sur le terrain, de veiller sur eux-mêmes et de s’attacher à de plus fortes études, car les étrangers les serrent de près. Ce n’est pas seulement par le nombre que les Belges, les Suédois, les Américains, les Anglais envahissent nos Salons, c’est aussi par le mérite. On n’en a jamais été plus frappé qu’aujourd’hui, mais, depuis plusieurs années déjà, leurs progrès sont visibles. Ils viennent ici, d’abord, comme nous allions autrefois en Italie, pour y participer aux bénéfices de notre fort enseignement traditionnel, et pour s’y approprier nos procédés et nos méthodes ; quelques-uns d’entre eux s’y perdent et se confondent avec le milieu parisien, mais d’autres retournent chez eux travailler en silence ; ces derniers sont en train de devenir pour nous des rivaux redoutables. Tout le monde a été frappé, notamment, de la justesse d’observation, de la profondeur simple de sentiment, de l’habileté sûre et modeste d’exécution, avec lesquels certains Anglais ont su renouveler des sujets, en apparence, fort vulgaires. L’enterrement d’un enfant, dont le petit cercueil, couvert de fleurs, est escorté par des jeunes filles en blanc, de M. Bramley, ne donne pas seulement l’impression d’une douleur sincère et contenue par un sentiment profond de foi et d’espérance, mais encore celle d’une peinture savante et délicate dans son exactitude et dans son harmonie. Avec moins d’élévation et de distinction, l’Armée du salut, par M. Forbes, une prédication, sur un quai, faite à de naïfs marins, offre encore des qualités du même genre. La Maison mortuaire en Bretagne, veillée de paysannes auprès d’un entant mort, montre avec quelle habileté M. Wallen, un Suédois, a su profiter des exemples de M. Dagnan et se faire, à sa suite, une véritable personnalité. Son tableau, très simplement présenté, très bien éclairé, est sincère et émouvant. Nous sommes fort loin, avec eux, de cette sentimentalité pleurnicheuse et affectée, qui gâte si souvent ces sortes de sujets et ne leur permet de trouver des admirateurs que dans les catégories de spectateurs les plus naïves.

En ce moment, nos peintres rustiques et populaires semblent moins préoccupés de caractériser vivement les types, au point de vue expressif, par les accens du dessin que de les poétiser, au point de vue pittoresque, par l’action des lumières ambiantes. L’évolution, en soi, n’a rien que de légitime et correspond aux habitudes de vision, plus exigeantes et plus raffinées, qui nous ont été données par l’école du paysage, l’école du plein air, si l’on veut. L’essentiel est de ne pas sacrifier là encore la proie pour l’ombre, ainsi qu’on l’a fait déjà dans la peinture décorative. Dans un tableautin, qu’on accroche dans un salon ou dans un cabinet, tableautin qu’on aura sans cesse sous les yeux, l’impression restera ien peu durable et ne satisfera que des esprits assez bornés, si elle n’est qu’une impression de taches lumineuses, sans plus d’observation, d’invention, d’émotion ou d’esprit dans les dessous. Avec M. Jules Breton et avec les artistes de son école, nous n’avons point à craindre ces pauvretés. Quelle que soit l’importance donnée par eux à la poésie des délicatesses atmosphériques et lumineuses, s’ils placent des figures dans leurs paysages, ces figures seront toujours exactes et bien étudiées. Le groupe de moissonneurs étendus près des gerbes, en une étroite bande d’ombre, dans l’Été de M. Jules Breton, ses lavandières, agenouillées et battant leur linge, auprès d’un ruisselet, sur la grande plage, dans le Souvenir de Douarnenez, sont encore intéressans par eux-mêmes, bien que, cette fois, l’artiste les ait enveloppés, plus que d’habitude, dans la grande nature, en cherchant son principal effet dans la splendeur douce et tiède de la lumière fine qui les caresse et les transfigure. Dans l’Eté, la chaleur vivifiante du soleil déjà assoupi sur les chaumes fraîchement tondus et sur la vaste plaine silencieuse, dans le Souvenir de Douarnenez, l’exquise fraîcheur et la transparence légère de l’atmosphère marine par un temps serein, sont exprimées avec une incomparable sûreté. La petite Bretonne, debout, qui, dans ce dernier tableau, tricote sur la gauche, causant avec les lavandières, et s’enlève, presque en clair, sur le ciel clair, est un morceau exquis. Qu’on regarde aussi, à la distance voulue, la façon dont jouent les ombres et les reflets, dans les vêtemens de ces lavandières, à contre-jour, on y apprendra ce que devient l’étude sérieuse des phénomènes lumineux entre les mains d’un artiste consciencieux et ce qu’elle peut donner sans qu’il faille avoir recours à des affectations de procédés spéciaux, n’ayant le plus souvent d’autres raisons d’être que le besoin de se singulariser ou de fournir des estampilles de commerce plus voyantes et plus facilement reconnaissables.

On ne saurait parler de M. Jules Breton sans parler de sa fille, Mme Demont-Breton, qui poursuit toujours, avec une énergie plus que féminine, la recherche d’un style ferme et puissant dans la représentation des scènes familières. M. Jules Breton a toujours soutenu, avec raison, que tous les paysans et toutes les paysannes n’étaient pas des monstres de laideur abrutie, que, parmi eux, il se trouvait même de très beaux gars à mine intelligente et de très belles filles à physionomie noble, ce que savent d’ailleurs tous ceux qui n’ont pas mis, pour les voir, des lunettes de réaliste fanatique. Mme Demont-Breton croit aussi que c’est parmi les mères, les filles, les enfans des marins qu’on doit trouver aujourd’hui les corps les plus sains, les plus robustes, les plus agiles, et que si quelques contemporains peuvent renouveler naturellement ces belles attitudes et ces beaux mouvemens dont les rythmes puissans nous enchantent dans l’art antique, ce sont ces contemporains-là. Son groupe de la Trempée, une robuste Bretonne présentant aux coups de la vague montante son gamin récalcitrant, marque bien cet amour simultané de la nature puissante et de l’art classique. C’est un morceau fier et hardi, une sorte d’idylle héroïque. M. Chigot, dans sa vaste toile, Échouage par un gros temps, a voulu appliquer la même pensée à une composition plus importante ; son groupe de pêcheurs, tirant sur le câble, contient des figures bien campées, d’un mouvement juste et hardi, mais l’exécution générale reste trop molle et trop indécise pour de pareilles dimensions.

Autour de M. Jules Breton se rangent, comme d’habitude, portant de près ou de loin son empreinte, M. Billet avec sa Femme de pêcheur, Mlle Aline Billet, artiste d’un talent ferme et sérieux (sa toile des Contrebandiers chevauchant, dans la neige, sur des montures fatiguées, avec une bande de chiens chargés de marchandises, est une des toiles les mieux peintes de la série), M. Émile Adan, avec son Retour des champs, M. Adrien Moreau, avec sa Baignade, scènes agréables qui, sans nous rien apprendre de nouveau sur le talent distingué de ces artistes, prendront bonne place dans l’ensemble de leurs œuvres, M. Denneulin, avec son Portrait du mousse et son Soir à Heyst, anecdotes d’une facture encore un peu lourde, mais où les figures sont soigneusement précisées et le paysage bien compris. Le peintre qui donne le plus d’accent à des figures, je ne dis pas populaires, mais vulgaires (car il se complaît surtout aux vulgarités, qu’elles soient plébéiennes ou bourgeoises), est, à l’heure actuelle, M. Buland. Il apporte en cette besogne une certaine brutalité incisive dans le découpage des silhouettes en même temps qu’une délicatesse assez raffinée dans le détail des physionomies, qui donnent à ses œuvres, si peu attrayantes qu’elles soient à première vue, une valeur réelle et durable. Ses tableaux sont une singulière mixture de Paul de Kock pour l’intention et de Holbein pour l’exécution. Ses deux Plaideurs au greffe, une vieille dame et un paysan endimanchés, qui s’entendent, d’un air ahuri, remettre à huitaine, ses Buveurs ou On a souvent besoin d’un plus petit que soi, c’est-à-dire un cabaretier électeur versant à boire à un agent électoral et à un ouvrier, ont tout juste la portée des caricatures les plus banales ; mais l’observation y est si juste et si pénétrante, les physionomies y sont si franches et si vraies, l’exécution en est si résolue et si nette que le dehors sauve le dedans. Nous ne demandons pas que M. Buland abandonne le pinceau pour le crayon, mais combien de nos caricaturistes, si piètres successeurs de Daumier et de Gavarni, auraient besoin d’aller à son école ! Il faut bien le dire, dans l’innombrable quantité de plaisantins qui prétendent nous faire rire avec leurs peintures, il n’y en a guère d’autre qui mérite vraiment le nom d’artiste.

La recherche des effets d’éclairages compliqués ou bizarres, produits par des lumières artificielles, est encore assez à la mode chez les peintres de genre. Quelques-uns en tirent bon parti, mais cela ne durera pas longtemps. De temps à autre, on voit, dans l’histoire de la peinture, réapparaître ce goût pour les combats et les chocs de l’ombre avec les lanternes, fanaux, chandelles, etc. Les grands clair-obscuristes, Corrège, Rembrandt, y ont pu sacrifier un moment, mais avec réserve, prudence et finesse ; ils trouvaient, avec raison, plus de ressources, et des ressources plus durables, dans les nuancemens infinis de l’aurore et du crépuscule ; en fin de compte, cela n’aboutit jamais qu’à des Honthorst, des Schalcken, des van Schendel, c’est-à-dire aux plus ennuyeux et aux plus monotones des peintres, même lorsqu’ils sont habiles. Dans sa scène intime, d’une impression mystérieuse, qu’il intitule Sacrifice (des lettres brûlées, au petit jour, par une femme en deuil et une jeune fille en blanc accroupies devant une cheminée), M. de Richemont fait preuve, certainement, d’une délicatesse extrême. Il possède une façon habile et distinguée de démêler et d’emmêler les lueurs du foyer, les lueurs de la lampe, les lueurs du petit jour avec leurs reflets sur les mousselines des rideaux et les tissus frais des vêtemens, mais toutes ces subtilités charmantes ne sauraient être souvent renouvelées : on s’apercevrait vite que la netteté et la solidité dans les figures sont des qualités plus nécessaires. Dans son tableau de Misère (un pauvre pianiste, à l’aube, dans un coin de riche salon, éreinté, somnolent, traînant ses maigres mains sur le clavier, tandis qu’au fond halètent un moment les valseurs), M. Richir, un Belge, l’auteur d’un bon Portrait de M. Ch. Hermans, oppose l’isolement d’une pénombre aux éclats lointains des lampes et accentue ainsi l’expression mélancolique de son personnage ; mais l’effet est trop connu pour nous surprendre encore. On en peut dire autant à propos de la toile de M. Bréauté, la Reprise, dans laquelle nous retrouvons deux ouvrières, en chemises flottantes, les épaules découvertes, comme toutes les ouvrières de M. Bréauté, travaillant à une robe de bal sous l’abat-jour d’une lampe. Le chiffonnement des mousselines, la décoloration des étoffes et des carnations, l’expression de fatigue résignée des visages sont rendus avec un sentiment d’artiste et de poète ; mais combien la main du peintre s’amollira vite en se livrant uniquement à de tels exercices ! Que deviennent MM. Destrem, Dessar, Duffaud, tous ceux qui sombrent dans ces vapeurs plus ou moins lumineuses ? D’autres chercheurs d’éclairages compliqués ont un sentiment plus juste de ce qui lait la bonne peinture et de la possibilité qu’il y a, pour un vaillant ouvrier, de dire les choses les plus fines en un ferme langage. Quelques-uns, il est vrai, sont des dilettanti un peu étroits, se contentant d’imiter les procédés des maîtres anciens : tels sont M. Brunin, d’Anvers, dans son intérieur d’armurier, la Lame recommandée, entassement brillant d’armures, d’orfèvreries, d’étoffes, et M. Grochepierre, adorateur attardé de Denner, dans la vieille femme de son Dévidoir, peinture un peu sèche, mais habile, et leur soumission extrême à des traditions vénérables imprime fatalement à leur peinture impersonnelle des airs de vieillesse prématurée. Il en est d’autres pour lesquels l’étude des maîtres septentrionaux, modèles incomparables dans cet ordre de recherche, n’a été, au contraire, qu’un utile aiguillon. Il est curieux de trouver, cette année, parmi les hollandisans, un artiste plus connu par ses recherches dans l’ordre plastique que dans l’ordre coloré, M. Gérôme. Mais M. Gérôme a une dextérité d’esprit et de mains qui lui ferait gagner toutes les gageures, ainsi que nous le verrons, au jardin, dans la section des sculpteurs : « Vous voulez des éclairages étranges, mes amis, du clair-obscur et de l’obscur-clair ! Je vais vous montrer comment cela se fait ! » Et, dans le coin écarté d’une longue, longue salle d’auberge douteuse, aux grandes murailles blanches et nues, dans un tout petit coin, à la maigre lueur d’une chandelle, il a fait asseoir trois hommes noirs, enveloppés dans de grands manteaux, les têtes penchées les unes vers les autres, se chuchotant à l’oreille. Le titre est : Ils conspirent. On sait avec quelle ingéniosité M. Gérôme compose ses petites toiles, avec quelle précision il dessine ses figures ; cette fois, il a joint, à ses qualités de dessinateur et de metteur en scène, une souplesse et une force de peinture dont plusieurs seront surpris. Dans le même ordre de recherches, on regarde encore avec plaisir le Jeu de quilles de M. Marec et les Pauvres gens de M. Dantan.


III

C’est toujours dans le portrait et dans le paysage, les deux genres qui exigent le moindre mouvement d’imagination et dans lesquels un bon œil et une bonne main, dirigés par l’esprit d’observation, suffisent à créer des chefs-d’œuvre, que le Salon de 1892, comme les précédens, fournit le plus grand nombre de travaux déjà intéressans. Chez les portraitistes et chez les paysagistes, même indépendance, d’ailleurs, que chez leurs confrères de l’histoire, même variété dans les allures et dans les procédés, en sorte que nous trouvons ici, à la fois, des sectateurs de David et des imitateurs de Manet, des fidèles d’Aligny et des émules de M. Monet. Cette liberté ne correspond-elle pas à la liberté moderne de notre esthétique et de notre critique ? Bien fou qui prétendrait la restreindre et imposer une façon unique de regarder et de traduire les phénomènes perpétuellement variables de la nature infinie et insaisissable ! Contentons-nous de demander à un peintre s’il examine sincèrement les choses, s’il les voit avec intelligence, s’il les rend avec amour, et laissons-lui choisir ses moyens !

Deux têtes d’officiers, deux belles œuvres, le Général de K…, par M. Henner, et le Colonel Brunet, par M. J.-Paul Laurens, prouvent bien qu’on arrive au grand art par tous les chemins. Autant la peinture de M. Henner est moelleuse, caressante, librement frottée, négligée en apparence, avec de molles tendresses dans les clairs et des intensités mystérieuses dans les sombres, autant celle de M. Laurens est ferme et nette, sévèrement construite, avec une intensité presque dure dans l’affirmation rigoureuse des modelés et dans l’exactitude des couleurs. Cependant chaque physionomie est d’un accent personnel, profond, inoubliable, et les deux morceaux, à des titres différens, sont d’excellens morceaux de peinture. Il n’y a aucune similitude, non plus, entre les procédés énergiques et rudes de M. Bonnat et les procédés méticuleux et doux de M. Jules Lelebvre ; cependant, le portrait d’un penseur, illustre et hardi, par le premier, et le portrait d’un bourgeois, obscur et timide, par le second, pourront bien quelque jour se rencontrer côte à côte, sans étonnement, dans la même galerie. Le royaume de l’art est vaste et ouvert à tous les peintres de bonne volonté. Le Portrait de M. Renan, de M. Bonnat, retiendrait tous les yeux par son mérite intrinsèque, lors même que la célébrité du modèle n’y appellerait pas la curiosité de la foule. M. Renan est assis, vu de face, dans un fauteuil, en habit noir, les mains sur les genoux. La figure, puissamment ramassée, dans une attitude familière et pensive, projette en avant, hors de l’ombre qui l’enveloppe, les clartés solides de son large visage en pleine lumière et des mains plus doucement éclairées, avec autant de force que de tranquillité. La tête en avant, ces deux mains abandonnées et comme flottantes, le corps enfoncé, presque affaissé, dans son siège, le savant, tout entier à son attention, écoute quelque interlocuteur. Les yeux, à la fois pénétrans et voilés, observateurs et méditatifs, sont d’une personnalité extraordinaire. Leur finesse, grave et douce, s’insinue d’autant mieux en nous que la facture de l’ensemble est plus énergique et plus rude, l’artiste ayant, suivant son habitude, accentué de préférence la structure robuste et le caractère mâle de son modèle, sans trop insister sur les décolorations ou les amollissemens des carnations appesanties par le travail des années. M. Bonnat est un des rares artistes qui s’efforcent encore aujourd’hui de dégager nettement, d’un masque humain, sa signification intellectuelle. Le Portrait de M. Renan prendra une des meilleures places dans cette série, déjà nombreuse, d’effigies sculpturales que M. Bonnat frappe chaque année en l’honneur de nos contemporains illustres, et qui formera, pour la postérité, une galerie des plus instructives. Le Portrait de M. L. Guy, par M. Jules Lelebvre, n’a point de si hautes ambitions, mais l’exactitude scrupuleuse du rendu, la sûreté et la délicatesse de l’exécution assurent à cette figure, d’allure si correcte et de physionomie si bienveillante, un intérêt durable ; c’est le digne pendant du Portrait de Mme Guy, l’une des meilleures toiles exposées par M. Jules Lefebvre au Champ de Mars, en 1889.

L’un des portraits en pied les plus complets que l’on admire aux Champs-Elysées, l’un des plus virilement exécutés, est celui de Kossuth, le dictateur de la Hongrie en 1848 ; il est dû à une femme, une Hongroise, Mme Parlaghy. Vieilli et blanchi, mais laissant voir encore, dans la fermeté de son attitude, dans la liberté de son mouvement, dans la vivacité de son regard, tous les signes de la vigueur physique et morale, le héros des Magyars ne se présente plus dans ce costume brillant, un peu théâtral, qui avait si fort contribué à le rendre autrefois populaire. Habillé de noir, en veston de chambre coiffé d’une calotte, assis dans son intérieur, on pourrait croire un bon fonctionnaire retraité, si la physionomie, énergique et douce, n’exprimait pas, par sa fierté reposée, la noblesse consciente de quelque âme supérieure. La simplicité nette et ferme avec laquelle l’artiste a su imprimer à la figure cet accent d’autorité morale est tout à fait remarquable. La gravité du coloris, presque réduit au noir pour l’ensemble et au blanc teinté pour les chairs, la solidité de la facture, nette, large, profonde, prouvent que Mme Parlaghy n’est pas seulement une virtuose en peinture, savante et habile, comme il en sort tant des écoles d’Autriche-Hongrie, mais une artiste personnelle et convaincue. Nous trouvons encore, à ce Salon, d’autres femmes qui ont su exprimer avec talent la force ou la grâce de nos contemporains ou de nos contemporaines, soit des étrangères telles que Mlle Schwartze, toujours brillante et coloriste, dans ses Portraits d’enfants ou Mlle Kitty Fornier, soit des Françaises, les unes plus énergiques et plus hardies, telles que Mlle Rongier dans son groupe, Portraits de Mme A. N… et de son fils, et Mme Delacroix-Garnier, dans ses deux portraits d’homme, M. N. M…, et M. D…, secrétaire-général du Sénat, les autres, plus souples et plus délicates, telles que Mlle Fontaine (Portraits de Mme V. de S… et de Mlle Jeanne L. N.), Mlle Carpentier (Portrait de Mlle Charlotte Vormèse), Mlle Bourdon (Portrait de Mme C…), et quelques autres, mais aucune d’elles ne saurait, pour la résolution et la fermeté du style, être comparée à Mme Parlaghy.

Le portrait le plus regardé est naturellement celui de Sa Sainteté le Pape Léon XIII par M. Chartran, et l’on ne saurait nier que cet artiste habile, ayant la bonne fortune d’avoir, devant lui, un tel modèle, a mis en œuvre, pour s’en montrer digne, toutes les ressources de son habileté. Quelle inoubliable figure à fixer pour l’avenir que ce grand vieillard, long vêtu de blanc, avec son long visage et ses longues mains, presque aussi blancs et plissés que sa robe ! Et ce visage, d’une pâleur si douce, tout illuminé par les feux vifs et ardens de ses yeux clairs et perçans comme un cierge par sa flamme ! Et ces mains, sèches, décharnées, presque exsangues, mais, en réalité, si robustes, si tenaces ! Comment dire, à la fois, de cette figure si pontificale et si italienne, toute l’affabilité et toute l’énergie, toute la noblesse et toute la finesse ? Comment surtout exprimer la profondeur singulière du sourire flottant sur ces grandes lèvres, minces et fanées, sourire énigmatique autant que celui de la Joconde, sans être pourtant ni le sourire ouvert et confiant de Pie IX, ni le sourire pincé et amer de Machiavel ? Un artiste de talent, un chrétien croyant, le graveur Gaillard, avait déjà tenté l’épreuve, et, sous le rapport de l’analyse intellectuelle et morale, il avait pénétré plus avant, si nous ne nous trompons, que son successeur. M. Chartran, de son côté, est un praticien plus expérimenté ; sa brosse est plus agile et plus souple que celle de Gaillard, qui travaillait toujours ses toiles, à coups de pointe et par hachures comme il travaillait ses cuivres avec son burin. Le Léon XIII de M. Chartran, en grandes dimensions, s’enlevant en blanc, sur un fond de rouges superposés, rouge du fauteuil, rouge des draperies, offre la belle tournure d’un portrait officiel, moins intime, mais plus décoratif, qui tiendra fort bonne place dans une salle d’audience ou de réception. Un autre bon portrait ecclésiastique, moins brillant, mais fort honnêtement étudié, est celui de M. l’abbé Hyvrier, supérieur de l’institution des chartreux, à Lyon, par M. Paul-Hippolyte Flandrin. C’est un ouvrage sérieux, d’un style simple et grave.

Les peintres se portraiturent volontiers eux-mêmes ou se laissent portraiturer par leurs parens, élèves ou amis. Cette année, ils n’ont pas abusé du moi, mais plusieurs se sont livrés à leur entourage. Nous devons à ces habitudes courtoises quelques bonnes effigies, celle de M. Lenepveu, par Mlle Berthault, sa nièce, celle de M. Demont-Breton, par M. Salgado, son élève, celle de M. Mottez, par son fils, toutes les trois à mi-corps. Le Portrait de M. Henner a été fait, au contraire, par un de ses aînés, par le vénérable et toujours vert M. Gigoux. M. Boulard fils a peint M. Vuillier travaillant dans son atelier, et M. Deully nous montre M. Glaize père jouant aux cartes avec sa petite-fille. Ces deux derniers tableaux sont plutôt des études d’intérieurs ; l’entourage y est aussi important que la figure entourée. Un petit ouvrage charmant dans ce genre est le Portrait de M. Coquelin cadet en malade imaginaire, par M. Duvent, un spirituel coloriste ; c’est finement et vivement troussé. M. Samary a été bien compris par M. Gueldry, mais nous préférons peut-être, du même artiste, un tout petit portrait de bon monsieur, rougeaud, grisonnant, fumant une cigarette ; c’est franc, sincère, solide et gai.

Il y a là, en somme, beaucoup d’efforts, beaucoup de recherches, beaucoup de réussites, et nous ne saurions signaler tous les portraits dignes d’attention. Comme morceaux de virtuosité, pour la belle manœuvre de brosse, dans le goût des vieux maîtres des Pays-Bas, le Portrait de M. Louis Préfet et celui de Mlle Juana Romani signalent avec éclat la rentrée au Salon de M. Roybet, et la Bianca Capello et la Manuela de Mlle Juana Romani, deux études très savoureuses, montrent à leur tour l’élève rivale de son maître. Pour la distinction et la délicatesse dans la simplicité, il faut toujours citer les portraits de M. Paul Dubois, l’un d’une dame en robe blanche décolletée, l’autre d’une jeune femme en robe de velours bleu, coiffée d’un grand feutre. M. de Bengy, dessinateur attentif et fin coloriste, est aussi un peintre de bonne société ; ses deux portraits, l’un en pied, l’autre en buste, sont fort agréables à voir. Il en est de même du Portrait de Mlle X".., par M. Bassot, et de celui de Mme Leroux-Ribeyre, en robe jaune, près de son piano jaune, par M. Baschet, dont le talent devient très souple ; car, à côté de ce portrait décoratif et gai, M. Baschet nous montre, non moins réussi, celui d’un homme âgé, dans un style calme et grave. La manière brillante et facile de M. Machard se retrouve, avec ses meilleures qualités, dans son Portrait de Mme T… et surtout Garden-Party. Un portrait de jeune dame, en toilette d’été, sur une terrasse, devant le lac d’Annecy, par M. Paul Chabas, nous montre une de ces études en plein air, avec complications de contre-jours, reflets et lueurs, chères à toute la nouvelle école ; mais comme ici la recherche de la forme soutient la recherche de l’effet lumineux, l’œuvre n’a rien que de naturel et d’agréable. Tout autre est le sens de la couleur chez M. Paul Desvallières, qui la cherche, au contraire, dans des intérieurs pleins de tapisseries, de meubles, de bibelots, couleur qu’il aime profonde, savoureuse, massive, presque lourde, ainsi qu’on peut voir dans ses études à l’huile ou au pastel. C’est aussi dans un intérieur que M. Paul Blanchard a placé le Portrait de sa mère, et il a rendu, avec une émotion toute filiale, la douceur du visage vénéré dans l’intimité de son milieu. Deux portraits de dames, l’une, d’âge moyen, vêtue de noir, par M. George Diéterle, l’autre, très âgée, à cheveux blancs, de M. Lucien Simon, d’une exécution libre et large, d’une expression émue, nous paraissent des ouvrages de coloristes très distingués. On voit qu’il y en a de toute sorte et pour tous les goûts ; cependant, nous ne nous sommes arrêté ni devant M. Yvon, ni devant MM. Frédéric Humbert, Doyen, Tony Faivre, Armand Dumaresq, Comerre, Axilette, Brun, Charpentier-Bosio, Galliac, Foubert, Aviat, Truphème, Priou et bien d’autres, jeunes ou vieux, connus ou inconnus, qui nous ont paru analyser, d’une façon intéressante, quelque physionomie contemporaine ; si la postérité ne nous connaît pas, ce ne sera vraiment pas notre faute, aucune génération ne lui aura fourni autant de documens sur son compte !

On sent le besoin de se remettre au vert quand on a dévisagé tant de gens ! Les arbres reposent des hommes. C’est bien ce que pensent les paysagistes de race ; ceux-là, d’ordinaire, ne peuplent guère leurs toiles, ou, quand ils y introduisent quelque figure, c’est par pure condescendance, presque à contre-cœur, pour les marchands et pour les bourgeois. Du temps des vieux Hollandais, il y avait des gens exprès pour étoffer, comme on disait, leurs paysages ; quand ils avaient besoin d’y introduire quelques paysans ou cavaliers, Ruysdaël ou Hobbema demandaient un coup de main à leurs amis romanisans. Cela ne produisait pas toujours de merveilleux résultats. De notre temps, nos paysagistes, avec raison, se chargent eux-mêmes de la besogne ; toutefois, on ne remplirait pas un gros village avec tout ce que Jules Dupré, Théodore Rousseau, Corot même, ont pu créer d’hommes, de femmes, d’enfans. Pour qui aime de cœur la nature extérieure, cette nature, même vide, lui suffit ; sa solitude, au contraire, est une de ses plus puissantes séductions. Aux Champs-Elysées comme au Champ de Mars, nos contemporains nous donnent des preuves nombreuses de leur passion désintéressée pour les beautés consolantes et salubres de la campagne et de la mer. Ces beautés, sans cesse renouvelées, toujours variables et toujours variées, sont de celles que l’observation accumulée des générations successives ne saura jamais épuiser ; chacun les comprend et chacun les exprime à sa manière. Il n’est donc pas de genre où la technique, comme le caractère même et la portée de la sensation, puisse se modifier autant que dans le paysage.

Pour les uns, cette sensation, vive et intime, se transforme en un rêve un peu vague qui se prolonge sur leur toile avec une douceur extrême. C’est le cas de presque tous les peintres de figures qui, associant le paysage à leur composition seulement comme fond et comme soutien, ne lui demandent qu’un effet complémentaire ou explicatif ; c’est le cas de presque tous les grands Italiens, Flamands ou Français, Titien, Rubens, Prud’hon, Delacroix, etc. Les paysagistes de profession s’en tiennent plus rarement à cette façon sommaire de résumer les phénomènes extérieurs ; l’habitude de vivre dans un contact étroit et journalier avec les choses maintient sans cesse leur curiosité en haleine et leur donne le besoin d’analyses plus détaillées et plus précises. Corot, parmi eux, est une exception ; encore n’a-t-il jamais cessé, pour vivifier ses paysages rêvés, d’étudier sans relâche le paysage réel ; c’est par les analyses les plus méticuleuses qu’il s’est laborieusement préparé à cette manœuvre libre, si voluptueuse et si séduisante, mais si dangereuse à imiter. C’est vers le rêve que se portent, en grande masse, nous le verrons, les paysagistes du Champ de Mars, réduisant la poésie de la nature à un reflet, parfois très délicat et très subtil, de la réalité, mais de plus en plus subtil, languissant, insaisissable. Aux Champs-Elysées, nous avons, en M. Pointelin, un des représentans les mieux doués de cette manière un peu flottante son Pays bas dans le Jura et sa Montée sont nuancés, dans les gammes douces, avec une souplesse et une science délicieuses, mais M. Pointelin ne sortira jamais des mêmes effets. C’est un art trop personnel, trop limité, trop indécis pour ne pas devenir monotone et pour ne pas sembler, chez des élèves, maladif et factice. On verrait, avec peine, MM. Baillet et Clary, qui avaient débuté par des études si franches et si nettes, se noyer dans ces vapeurs énervantes. Ne peut-on chanter doucement sans chanter en sourdine et à bouche fermée ? La Matinée d’août en Seine et le Vieux pont de Vernon ont été vus par des yeux très délicats, si délicats qu’ils semblent assoupis et près de se clore ; mais ce n’est presque plus là de la peinture : nous sommes tout près du papier d’ameublement.

Il y a plus d’avenir, ce semble, dans la vigueur avec laquelle d’autres jeunes artistes, MM. Rigolot, Quignon, Petit-Jean, par exemple, se prennent corps à corps avec toutes les difficultés d’interprétation qu’offre la réalité puissante des choses. Avec cette candide et juste conviction que tout, pour le vrai peintre, devient matière à peinture, comme pour le vrai poète tout est matière à poésie, M. Rigolot s’est installé devant le plus banal et le plus prosaïque des spectacles, une carrière de pierres en exploitation. La vision de l’artiste a été si nette et si forte, il a rendu, avec tant de justesse et de vérité, l’éclat aveuglant de la lumière sur certaines parois de la tranchée, les douceurs nuancées de la pénombre sur certaines autres, et, au-dessus de cette cavée toute blanche, morne et muette, il a fait si gaîment verdir la belle joie des feuillages enveloppant, sur la hauteur, les toits et le clocher d’un village endormi sous le ciel d’été, que cette Carrière de Saint-Maximin enchante tous ceux qui sont sensibles à l’expression d’une sensation juste par l’art admirable du peintre. L’autre tableau de M. Rigolot, la Mare aux fées, est plus incertain et plus banal ; mais il suffit d’une étude comme celle de la Carrière pour classer un artiste. MM. Quignon et Petit-Jean ont déjà fait leurs preuves. Les Avoines en fleur du premier ont toujours de l’éclat, de la franchise, de la force ; nous y voudrions moins de lourdeur, surtout dans le ciel. M. Petit-Jean, au contraire, assouplit et allège sa manière, aisément sèche et rude, lorsqu’il détaille les moellons et les briques des rustiques bâtisses sous les éclats pesans d’un violent soleil. Il étudie encore le même effet dans son Florémont, village de Lorraine, mais avec des finesses nouvelles dans l’expression éclatante et solide des choses. Ces ruissellemens de grand soleil sur les maçonneries et sur les terrains tournent facilement à l’enluminure criarde, si on ne les observe pas avec le sentiment juste des altérations infinies qui atténuent toujours dans la réalité les contrastes les plus violens entre les clartés et les ombres. Pour savoir combien la difficulté est grande et quelle habileté il faut pour la surmonter, il suffit d’examiner avec soin toutes les études de ce genre envoyées de province ou d’Afrique, Midi sur l’étang de Berre, par M. Gagliardini, la Vue d’Agde, par M. Bill, la Récolte des dattes dans l’oasis de Chetma, par M. Bompard, la Place de l’oasis d’El-Bordj, par M. Paul Leroy, les tableaux de MM. Nardi, Allègre, Lévis, Yarz, G. Dufour, Saïn, Olive, Lazerges, Bertrand, etc. Dans toutes ces toiles très brillantes, dont quelques-unes, comme celle de M. Bompard, sont soigneusement dessinées, c’est le plus ou moins de délicatesse dans les nuances claires ou ombrées qui détermine l’harmonie et qui assure le charme.

Les meilleurs peintres du Midi ne sont pas toujours des méridionaux. Depuis que MM. Harpignies et Lansyer plantent leurs chevalets sous les vieux oliviers de Nice et de Menton, ils nous ont appris à voir, dans ces arbres noueux et tourmentés, aux feuillages pâles, inquiets et tristes, toutes sortes de majestés puissantes et d’affabilités tendres que nos pères n’y soupçonnaient guère. Chez ces deux maîtres, d’allure grave, de conscience sévère, d’intentions nettes, la précision du dessin, dans la sobriété des colorations finement apaisées, devient une séduction irrésistible. La Vue prise à Beaulieu, par M. Harpignies, et les Environs de Menton, par M. Lansyer, compteront parmi leurs meilleurs ouvrages. Leur prédécesseur à tous deux, celui dont l’influence s’exerce heureusement encore sur une bonne partie de l’école, M. Français, continue d’ailleurs à prêcher d’exemple pour le rythme clair de la disposition, pour la dégradation savante des plans, pour l’heureuse distribution de la lumière dans son Village de Bellefontaine. Tous ceux qui, avec leurs qualités personnelles, marchent dans la même voie que MM. Français, Harpignies, Lansyer, c’est-à-dire étudient la nature avec la même attention et l’analysent par les mêmes moyens, nous présentent, en général, des œuvres bien pondérées, d’un aspect parfois un peu terne, mais toujours harmonieuses, bien tenues, intéressantes par la consciencieuse étude des dessous. Tels sont, par exemple, MM. Le Liepvre, Boudot, Tanzin, Choquet, Carlos Lefebvre, et, avant eux, M. Camille Bernier avec ses Pins de Kerlagadic. D’autres artistes connus reparaissent, cette année, avec des œuvres excellentes, dans lesquelles leur talent mûri s’affirme avec plus de liberté que jamais, par exemple, M. Guillemet, avec sa Seine à Conflans-Charenton, d’une exécution chaleureuse et ferme, et M. Yon, avec son Ruisseau de Dannes, une des impressions les plus printanières et les plus fraîches qu’il ait jamais peintes, M. Busson, avec son joli Automne, et le regretté Pelouse, avec une de ses études les plus solides, les plus puissantes, les plus fortes, Avanne, près Besançon, ouvrage supérieur, selon nous, à la plupart des toiles plus brillantes et plus décoratives qui ont fait sa réputation.

Quelques autres noms sont encore à retenir : parmi les paysagistes de terre ferme, ceux de MM. Zuber, Gosselin, P. Vauthier, Guéry, Isenbart, Péraire, Berton, Didier-Pouget, Schmitt, etc. ; parmi les mariniers, celui de M. Broutelles (une Tempête) ; parmi les animaliers, fort nombreux, M. Vayson (une grande composition très ensoleillée, le Chemin du marché en Vaucluse, ami des longs troupeaux ; MM. Marais, Barillot, Pezant, amis des bœufs ; MM. Hermann-Léon et George Busson, amis des chiens et des chasseurs ; parmi les peintres de nature morte, les frères Bail (Jean et Joseph), tous deux excellens praticiens et joignant, au besoin, à leurs cuivres éclatans des figures solides, (La Fontaine, le Pain béni), MM. Bergeret, Fouace, Thurner, Thomas, etc. ; parmi les fleuristes, MM. Quost, Grivolas, Bourgogne, etc. Tous sont de bons peintres exécutant avec fermeté le morceau et quelquefois composant bien un ensemble. Tous sont des artistes francs, bien portans, que l’on voit laborieux, que l’on sent consciencieux. C’est sur tout ce petit monde d’ouvriers convaincus et modestes qu’il faut peut-être compter pour nous tenir les yeux en joie et santé, durant l’épidémie passagère de chlorose et d’anémie qui sévit autour d’eux, comme pour ramener devant la bonne et accueillante nature, mère trop oubliée, en plein air, en plein soleil, le groupe languissant de leurs confrères fin de siècle, victimes parisiennes du bavardage, de la présomption et de la vanité.


GEORGE LAFENESTRE.