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Les sangsues/14

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 104-109).

XIV

QUI MONTRE L’UTILITÉ DE LA LOGIQUE


Désormais, l’abbé Mathenot surveilla M. Augulanty, avec une lucidité plus haineuse encore, une clairvoyance plus envenimée. Ce long homme noir, qui se coulait le long des murs et qui semblait se confiner dans les pratiques d’une étroite dévotion, s’acharna à poursuivre de ses investigations le protégé de l’abbé Barbaroux. Mais cet espionnage était si inhérent à sa nature que nul ne s’en méfiait. Il y avait du policier chez lui. Quand il glissait dans un corridor ou s’insinuait dans une classe, les paupières à demi closes sur son regard chagrin, les lèvres murmurant une oraison, les mains enfoncées dans ses larges manches, on ne se doutait point des pensées que recélaient ce front ridé, ces yeux ternes, cette bouche amère et sèche.

Mathenot, ayant compris que son intérêt était de se lier avec le vieux M. Bermès, causait longuement avec lui toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion. Il n’hésitait même pas à le suivre dans un bar du voisinage, où il ne consommait rien, mais où il payait les absinthes et les vermouths qui déliaient la langue du professeur. M. Bermès bavardait sur tout le monde et l’abbé avait généralement peu à glaner. Cependant il attendait avec patience, et de fait, un jour, M. Bermès s’écria, en faisant fondre son sucre :

— Saviez-vous, l’abbé, que notre excellent Augulanty passait tous ses dimanches chez Mme Caillandre ?

— Que me dites-vous là ! balbutia Mathenot, ému de l’importance d’une telle nouvelle et très effrayé de voir les progrès que faisait son concurrent.

— La vérité même, mon cher. Et le plus drôle, c’est qu’il est devenu l’ami intime du sieur Caillandre. Et savez-vous pourquoi tout cela ? Je vous le donne en cent.

— Mais… j’ignore.

— Vous n’êtes guère perspicace, l’abbé, permettez-moi de vous le dire. Ah ! Ah ! j’ai eu de la peine, moi aussi, à découvrir tout cela ! Figurez-vous que M. Augulanty cherche à épouser Virginie !

Hélas ! Mathenot ne l’ignorait pas, mais il ne croyait pas si proche le triomphe de l’esprit du Mal.

— Hein ? Qu’en dites-vous ? Voilà une nouvelle inattendue, ricanait M. Bermès. Ah ! il ne s’embrouille pas, notre Augulanty. C’est un lapin. Vous savez que le patron a donné vingt mille francs de dot à Cécile, quand elle s’est mariée.

— Je l’ignorais, murmura Mathenot, abasourdi.

— Voilà encore une chose que j’ai eu de la peine à démêler ! Mais j’avais appris qu’il y avait une hypothèque sur la maison. J’ai fini par tout savoir. Notre Augulanty compte donc en toucher autant. C’est un gaillard, ce type-là, il me plaît. Moi, j’ai gâché toute ma vie et je n’ai réussi qu’à être un alcoolique, mais j’aime les ambitieux. Voyez cet Augulanty, il se mariera avec une jeune fille, qui sera, vous pouvez m’en croire, une des plus belles femmes de Marseille. Il succédera au père Barbaroux. Et c’est le fils d’un petit coiffeur, rien de plus…

Mathenot se mit aussitôt à dénigrer le pensionnat. C’était un vieux bâtiment, les élèves ne payaient pas, les dépenses dépassaient les bénéfices, l’abbé s’y ruinait.

Mais Bermès regarda malicieusement son confrère, en clignant des yeux, avec une mine absolument sceptique aux déclarations de l’abbé : « Je ne suis pas une bête, disait clairement le sourire du vieux malin, ce n’est pas par affection pure que tu flattes mon alcoolisme. »

— N’avez-vous pas remarqué, continua-t-il, comme la mère Pioutte fait les yeux doux à notre Augulanty ? Et vous la connaissez, la bonne dame, vous savez si elle est aimable avec nous ! C’est à peine si elle nous dit bonjour, et quand elle le fait, c’est avec un petit air sec, hautain et protecteur. Elle n’était jusqu’ici, d’ailleurs, pas plus aimable avec Augulanty. Et tout à coup, changement à vue. Hier, je les ai rencontrés ensemble. Elle riait de ce qu’il disait, elle était tout miel. Pourquoi cela ? Certainement, le parti lui va, elle tient à ce mariage. Et c’est ce que je ne comprends pas. Quel intérêt peut-elle y avoir ? Pour une jeune fille sans dot, Caillandre était un joli parti, mais Augulanty ! Un simple professeur sans avenir, l’économe d’un pensionnat qui tombe en quenouille ! Il y a là quelque chose d’obscur…

Mathenot ne comprenait pas plus que lui. Mais ces nouvelles étaient assez graves pour l’inquiéter. La situation se montrait sous un jour de plus en plus fâcheux. Le mariage d’Augulanty et de Virginie ruinait définitivement ses espérances et compromettait l’œuvre morale de l’école Saint-Louis-de-Gonzague. En homme religieux, il redoubla de ferveur dans ses prières et fit même une neuvaine pour obtenir que Dieu éclairât l’abbé Barbaroux sur l’indignité de son économe. Cependant, quelque confiance qu’il eût dans le Seigneur, il ne se reposa pas entièrement sur lui, et il continua d’espionner Augulanty.

À quelque temps de là, M. Bermès, en entrant dans le corridor, fut témoin d’une scène significative qu’il raconta le jeudi suivant à Mathenot. Il avait vu Augulanty arrêter au seuil de la porte Mlle Pioutte et lui dire quelques mots avec son plus mielleux sourire, et Virginie répondre à cette avance avec tant de raideur, de sécheresse et de mépris visible que son interlocuteur en eut le nez fort long et le teint fort échauffé, d’autant plus qu’il venait d’apercevoir, derrière la porte vitrée du tambour, ce bon M. Bermès, avec son regard fureteur, et justement en train de tirer son chapeau devant la jeune fille qui sortait. À ce récit, Mathenot ouvrit la bouche, les yeux, les oreilles, comme s’il n’avait pas assez d’ouvertures pour bien entendre ce qu’on lui disait.

— C’est une querelle d’amoureux ! déclara-t-il, enfin, prononçant au hasard cette phrase qu’il ne comprenait guère.

— Heu ! fit Bermès, je n’en crois rien. J’ai assez l’habitude de ces histoires-là. Ce petit incident n’y ressemble guère… À moins qu’elle ait agi ainsi par hypocrisie, parce que j’étais là et qu’elle craignait que j’en souffle un mot à son oncle…

— Comment ? L’abbé Barbaroux n’est pas au courant de ce projet ? demanda Mathenot.

— Eh ! non, il n’est pas au courant. Vous n’êtes guère fin, l’abbé, permettez-moi de vous le dire. Le patron est, lui aussi, autrement ambitieux pour ses nièces !

— Mais alors, c’est inextricable, s’écria le prêtre avec désespoir. Pourquoi Mme Pioutte est-elle si aimable avec Augulanty ?

— Comment le saurai-je ? Il se pourrait que Mme Pioutte eût des raisons personnelles de vouloir l’économe pour gendre.

— Mais lesquelles ?

— Eh ! l’abbé, je l’ignore. Vous êtes bon, vous ! Tout est possible. Si Mme Pioutte ne voulait pas d’Augulanty, elle ne lui ferait pas tant de politesses, car elle n’ignore certainement pas qu’il fait la cour à sa fille. Et d’après ce que j’ai vu, Virginie ne veut pas de lui. C’est naturel. Il est certain que Mlle Pioutte, jolie comme elle l’est, a l’espoir de faire un autre mariage que celui-là. Épouser un professeur médiocre et d’origine vulgaire, ce n’est pas tentant pour une belle fille luxueuse et dépensière.

— Vous croyez donc, résuma Mathenot, que Mme Pioutte a des motifs spéciaux et sans doute intéressés de désirer un mariage que sa fille ne veut pas ?

— Je ne cesse de vous le dire. — D’ailleurs, qu’est-ce que tout cela peut vous faire, l’abbé ? ajouta malicieusement Bermès, vous avez la veine d’être en dehors…

— Oh ! ce que j’en dis là, c’est uniquement pour causer ! Évidemment ces histoires me sont indifférentes. Mais on s’intéresse à une maison à laquelle on appartient, et puis, j’aime l’abbé Barbaroux, moi !… C’est l’honnête homme dans toute la force du terme, le vrai chrétien !

M. Augulanty, depuis qu’il était intime avec les Caillandre, avait eu le tort de se montrer hautain, réservé, et même un peu dédaigneux avec ceux-là mêmes que naguère il avait le plus flattés. Se sentant fort de l’appui de son supérieur, il ne tenait plus à les ménager. Et il leur témoignait un mépris mitigé de politesse condescendante, attitude qui froissa M. Bermès, assez pointilleux sur la question des égards qu’on lui devait. Si Augulanty n’avait pas ainsi tourné casaque, assez maladroitement, avec la vaniteuse suffisance du parvenu qui se croit arrivé, Bermès l’eût sûrement avisé de l’intérêt équivoque que l’abbé Mathenot lui montrait. Car le professeur avait trop l’expérience des intrigues et le sens des scandales pour ne pas démêler ce que le prêtre s’efforçait de cacher, c’est-à-dire qu’il voulait ruiner Augulanty pour accaparer sa place.

Mathenot réfléchit longtemps à cette conversation, au point de se montrer hargneux quand on le dérangeait de sa rêverie et de paraître plus soucieux, plus morne et plus resserré encore que d’habitude. On attribua généralement cette récollection à ses pensées religieuses, et nul n’en prit ombrage. Ainsi protégé par lui-même et par sa légende contre des curiosités indiscrètes, Mathenot songeait à son aise qu’il se trouvait sur une piste bizarre, qui pourrait le mener fort loin, s’il avait assez de finesse, de chance ou d’audace pour la suivre jusqu’au bout.

Or, M. Barbaroux, faisant tantôt une classe, tantôt l’autre, occupait certains jours la grande salle du rez-de-chaussée, et, d’autres fois, une des petites pièces du premier étage, selon le nombre des élèves, ce qui occasionnait un déménagement continuel des professeurs. Il se trouva que l’abbé Mathenot prit place, une après-midi, dans la pièce où M. Augulanty avait péroré le matin.

À quatre heures et demie, l’économe s’approcha du pupitre où l’abbé Mathenot récitait une prière et lui demanda avec une inquiétude visible s’il n’avait pas trouvé un portefeuille sur le bureau.

— Je n’ai rien vu de ce genre, dit Mathenot, en regardant du coin de l’œil M. Augulanty, qui ne jugeait pas son interlocuteur assez conséquent pour prendre la peine de dissimuler avec lui.

— Je suis très ennuyé, très ennuyé de l’avoir perdu. Augulanty, considérant Mathenot comme un imbécile, usa du tour qu’il convient de prendre avec cette race d’individus. Il expliqua négligemment :

— J’y tenais beaucoup. J’y mets toutes mes factures. Je serais désolé de l’avoir perdu.

Cette explication, nécessaire pour tromper un sot, éveilla les soupçons toujours proches de Mathenot. Le trouble d’Augulanty le frappa. Cherchant toujours le lien secret qui devait unir l’économe à Mme Pioutte, il associa tout à coup dans son esprit l’image du portefeuille et celle de cette complicité mystérieuse. Il chercha donc, avec grand soin, l’objet égaré, mais comme il descendait l’escalier avec Augulanty, l’abbé Barbaroux interpella l’économe et lui dit que Samoëns, un élève de troisième, venait de lui remettre une enveloppe de cuir qu’il avait trouvée et qui lui appartenait peut-être.

Instinctivement, Mathenot regarda Augulanty. Il le vit lever avec terreur les yeux sur le vieux prêtre et pâlir en apercevant le maroquin rouge entre ses mains.

Le lendemain, Mathenot examina son rival. Dans le veston sanglé, nulle déformation, à la place de la poche intérieure, ne gonflait plus l’étoffe de drap bleu. Augulanty, effrayé sans doute par le danger de perdre une seconde fois ses papiers, ne les portait plus sur lui.

Il était donc évident que M. Augulanty possédait un document précieux et qui recélait peut-être la raison occulte d’une relation que rien n’expliquait logiquement.