Les sources de Royat par M. Paul Huet

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LES

SOURCES DE ROYAT.

M. Paul Huet vient de publier une gravure à l’eau forte qui résume toutes les qualités de ses précédens ouvrages. La place éminente qu’il occupe depuis plusieurs années parmi les paysagistes de la France, nous fait un devoir d’étudier sérieusement cette gravure.

Trois systèmes se partagent aujourd’hui la peinture de paysage : la tradition, l’imitation littérale de la réalité, et enfin l’interprétation libre du modèle. Au premier de ces systèmes appartient le paysage qu’on est convenu d’appeler historique. Les lois du paysage historique, telles que les conçoit et les expose l’école des Petits-Augustins, sont faciles à définir. Il ne s’agit, en effet, ni de copier la nature humaine, ni d’imiter les terrains et les bois que nous voyons chaque jour, mais bien de composer des personnages et des forêts, des terrains et des rochers, dont le modèle ne se trouve nulle part, si ce n’est dans la mémoire des professeurs. Ces messieurs prétendent perpétuer, dans le paysage historique, les traditions des grands maîtres ; ils affirment que le plus sûr moyen d’égaler Nicolas Poussin ou Claude Gelée est de composer des arbres et des hommes sans modèle, de placer un berger et une douzaine de moutons au milieu d’une plaine, et à l’horizon quelques ruines de style grec. C’est à ces élémens que se réduit le paysage historique. Nous sommes sûr que les professeurs des Petits-Augustins, en rédigeant le programme de ces compositions, en exposant les préceptes selon lesquels ils veulent que le programme soit rempli, agissent avec une parfaite bonne foi, et qu’ils croient sincèrement continuer Nicolas Poussin. Nous prenons au sérieux leur enseignement et leur espérance ; mais nous sommes forcé de déclarer cet enseignement stérile et cette espérance vaine, car depuis que l’école des Beaux-Arts est instituée, depuis qu’elle envoie à l’école de Rome des paysagistes lauréats, la France n’a pas encore trouvé parmi ces pensionnaires couronnés un seul homme digne de partager la gloire de Nicolas Poussin. Je sais bien que l’école ne s’engage pas à former des peintres de génie, et j’aurais mauvaise grace à demander pourquoi les lauréats n’arrivent pas tous à l’immortalité. Toutefois, il est permis de s’étonner que les élèves formés par l’étude du paysage historique n’arrivent pas même à savoir copier un chêne ou un platane, et se trouvent fort embarrassés quand ils veulent transcrire Meudon ou Saint-Cloud. Si le respect de Nicolas Poussin devait infailliblement conduire à ces tristes conséquences, assurément il faudrait proscrire ce maître illustre et le signaler aux paysagistes comme le plus déplorable des conseillers. Par bonheur, il n’en est rien. Nicolas Poussin est parfaitement étranger au paysage historique enseigné par les professeurs des Petits-Augustins. La seule vue de ses œuvres suffit pour démontrer aux plus ignorans que l’école des Beaux-Arts, en plaçant sous le patronage de cet admirable maître les traditions qu’elle enseigne, se méprend complètement, et qu’elle est seule responsable de son enseignement.

Pour discréditer ces leçons infécondes, une école rivale s’est fondée, vouée tout entière à l’imitation littérale de la réalité. Uniquement préoccupée de la monotonie du paysage historique, cette école croit que le seul moyen d’appeler l’attention sur le paysage est de copier fidèlement la nature. Au-delà de l’imitation, elle n’aperçoit que caprice, et déclare que le but suprême de la peinture est de reproduire le modèle placé sous ses yeux. Cette école a, de nos jours, obtenu des succès nombreux ; et loin de songer à nier ces succès, nous les enregistrons volontiers, mais en nous réservant le droit de les expliquer. De ce que le paysage exclusivement réel a été accueilli par de nombreux applaudissemens, faut-il conclure que la réalité est le but suprême du paysage ? Tel n’est pas notre avis. Le triomphe remporté par les paysages réels nous paraît une protestation du goût public contre la monotonie et la nullité du paysage historique ; mais nous sommes loin de voir dans ce triomphe un argument décisif en faveur de l’imitation pure. Il était facile de prévoir ce qui est arrivé ; il était facile, en présence des toiles inanimées que l’Académie des Beaux-Arts décore du nom de paysage, de prédire la réaction qui s’est opérée contre la tradition et en faveur de la réalité. Que la foule, en reconnaissant dans un paysage réel les arbres et les terrains qu’elle voit chaque jour, batte des mains et prenne l’imitation fidèle de la nature pour le dernier mot du paysage, c’est une chose toute simple, et qui ne doit pas nous étonner. La foule a raison d’applaudir et d’admirer les paysages réels, car il y a du moins dans ces paysages un élément d’intérêt, la réalité, tandis que les paysages historiques, tels que les conçoit l’école de Paris, n’intéressent et ne peuvent intéresser personne. Mais en déclarant que la réalité est le dernier mot du paysage, la foule se prononce sur une question qu’elle n’a pas étudiée ; elle résout un problème dont elle ne connaît pas même les termes. Elle prend sous son patronage une théorie dont elle n’a jamais eu ni le loisir ni la volonté de comprendre la vraie signification. C’est de sa part une étourderie dont nous aurions tort de nous exagérer l’importance et l’autorité ; quelle que soit, en effet, notre déférence pour l’opinion de la multitude, toutes les fois que la multitude est compétente, c’est-à-dire suffisamment éclairée, nous avons le droit de ne tenir aucun compte de cette opinion toutes les fois que la multitude n’est pas compétente. Or, la théorie du paysage appartient à cette dernière catégorie. La multitude peut juger l’imitation, car elle connaît la réalité, mais elle ne peut décider si le paysage se réduit à l’imitation, car elle n’a jamais sérieusement étudié ni le but ni les lois du paysage.

Je pense donc que le paysage réel, dont le succès me paraît très légitime en présence du paysage historique, n’est pas un succès sans appel ; que l’imitation de la réalité n’est qu’un élément du paysage, et que cet élément ne constitue pas le paysage tout entier. Il n’y a, selon moi, de paysage complet, de paysage vraiment beau, que celui où la nature est librement interprétée. Sans l’interprétation, c’est à dire sans l’exagération volontaire des parties intéressantes du modèle, sans l’effacement des parties inutiles, il est impossible de produire un paysage vraiment beau, un paysage vraiment digne de ce nom. L’imitation, si parfaite qu’elle soit, ne sera jamais qu’un inventaire, un procès-verbal. Un tableau, comme un poème, se compose nécessairement de deux parties, de la réalité aperçue par l’intelligence, recueillie par la mémoire, et de la métamorphose imposée à la réalité par l’imagination. Voir, se souvenir, agrandir, transformer, c’est-à-dire imaginer, telle est la loi constante de toute poésie, telle est la loi du paysage. Nier que cette loi régisse le paysage, ce n’est pas moins que nier la parenté qui unit le paysage à la poésie, ce n’est pas moins que nier l’évidence. En insistant sur la parenté qui unit le paysage et la poésie, nous ne prétendons pas juger le paysage du même point de vue que la poésie. Nous déplorons plus que personne l’application de la critique littéraire à la peinture. Plus que personne nous blâmons la puérilité d’une telle application. Mais tout en reconnaissant que tel sujet qui convient à la poésie ne convient pas au paysage, tout en affirmant avec une parfaite conviction qu’il faut chercher dans un tableau autre chose que l’intérêt littéraire, appelé par certains docteurs intérêt moral, nous ne pouvons fermer nos yeux à la lumière et refuser d’apercevoir et de proclamer que l’imagination est une et constamment comparable à elle-même, quelle que soit la variété des formes qu’elle imprime à ses créations. Si donc le paysage relève de l’imagination, il est nécessaire d’admettre que le paysage est soumis aux mêmes lois que toutes les œuvres du même ordre. Si le poète, en écrivant, ne se propose pas le même but que le chroniqueur ou l’historien, le paysagiste, uni au poète par une étroite parenté, est soumis comme lui à la nécessité d’interpréter son modèle. Pour accomplir cette mission difficile et glorieuse ; il peut appeler à son aide la tradition. Il peut profiter de l’exemple des maîtres illustres qui l’ont précédé, et les associer à son œuvre ; car si la tradition est par elle-même impuissante à produire des œuvres durables, appliquée à l’interprétation de la réalité elle devient féconde. À notre avis le devoir du paysagiste est d’étudier en même temps la tradition et la réalité, et d’interpréter constamment l’une par l’autre

M. Huet appartient à l’école de l’interprétation, et cette école n’a pas aujourd’hui de représentant plus habile. Depuis dix ans il lutte glorieusement pour cette doctrine, et s’il n’a pas encore conquis la popularité qu’il mérite, plusieurs de ses ouvrages ont obtenu l’approbation et les encouragemens des juges éclairés. On a dit qu’il relevait de l’école anglaise, et cette assertion a passé pour un reproche : mieux comprise, elle signifie simplement que M. Paul Huet interprète la nature comme Turner, Stanfield et Constable. Les trois artistes éminens que nous venons de nommer croient, comme lui, à la nécessité de tenter dans le paysage quelque chose de supérieur à l’imitation ; mais entre M. Huet et l’école anglaise il n’y a d’autre parenté que l’identité de conviction. Quand aux procédés employés par l’un et par l’autre, il est impossible de les confondre. Pour se prononcer dans une pareille question il ne suffit pas de consulter les gravures exécutées d’après les paysages de l’école anglaise, il faut visiter les galeries anglaises, et regarder attentivement les tableaux mêmes qui ont servi de modèles à ces gravures. Toute décision formulée sans le secours d’un pareil enseignement est évidemment une décision étourdie et sans valeur. Pour moi, je pense que M. Paul Huet, tout en admirant l’école anglaise, ne s’abuse pas sur les défauts de cette école, et n’approuve pas la manière dont elle distribue la lumière et l’ombre ; il tient compte de l’école anglaise comme d’un fait important dans l’histoire de la peinture, mais il n’ignore pas que plusieurs des procédés employés par cette école méritent le reproche de puérilité. Quant aux procédés qu’il emploie, il ne les doit qu’à lui-même, et chacune de ses œuvres témoigne clairement d’une inspiration personnelle.

La couleur est la qualité la plus remarquable des tableaux de M. Huet, ou du moins c’est le mérite que le public se plaît à lui reconnaître le plus volontiers. Il y a en effet dans la couleur de ces tableaux un éclat, une richesse, une variété, qui attirent l’attention des plus indifférens. Il est impossible de voir une lisière de bois, un coucher de soleil peints par M. Huet, sans admirer la franchise et la vérité des tons dont il dispose. Il y a là quelque chose que l’étude ne suffit pas à enseigner, quelque chose qui procède directement de la nature même du peintre, un privilége, un don que les leçons les plus savantes ne peuvent transmettre, et c’est à ce don que M. Huet a dû jusqu’ici le plus grand nombre de ses succès. Cependant le mérite de la couleur n’est pas le seul qu’il possède ; chacune des toiles qu’il a signées de son nom se distingue par le choix des lignes harmonieuses dont le pinceau le plus savant ne saurait surpasser la pureté, cependant pour apprécier, pour transcrire cet heureux choix de lignes, il faut avoir appris dans l’étude de maîtres la valeur et l’importance de l’harmonie linéaire. Telle combinaison de lignes, qui frappera d’admiration un esprit exercé, passera inaperçue devant les yeux d’un peintre inexpérimenté. Pour rendre à M. Huet pleine et entière justice, nous devons dire qu’il s’applique constamment à combiner les divers plans de ses tableaux selon les lois de l’harmonie linéaire. S’il lui arrive de rencontrer dans la nature réelle un paysage dont les premiers plans ne se marient pas heureusement avec les plans plus éloignés du spectateur, il n’hésite pas à corriger son modèle, à modifier les ondulations du terrain, à changer la ligne de l’horizon, selon les besoins de la composition qu’il projette. Cette application de la volonté n’a rien d’arbitraire, rien de capricieux ; la qualifier ainsi serait se méprendre étrangement. L’harmonie linéaire est une des parties les plus importantes du paysage non-seulement parce qu’elle plaît à l’œil, mais encore parce qu’elle mène sûrement à l’unité ; elle ne joue pas un rôle moins sérieux que la distribution de la lumière. Il faut savoir gré à M. Huet d’avoir compris et mis en œuvre cette vérité si souvent méconnue par les paysagistes de nos jours. C’est par là surtout qu’il se sépare de l’école réelle ; c’est par l’harmonie linéaire qu’il la domine et doit prochainement, nous l’espérons, conquérir la popularité qu’il mérite. Grace à l’intelligence et à l’application de cette vérité, il n’a pas besoin du ciel d’Italie pour produire des œuvres grandes et simples, pour étonner, pour charmer nos regards ; les paysages qui, copiés littéralement par l’école réelle, n’offriraient qu’un spectacle dénué d’intérêt, deviennent entre ses mains riches de grandeur et de simplicité. Il les modifie, il les transforme sans les dénaturer ; il saisit l’heure où ils se présentent sous l’aspect le plus heureux, où la lumière efface, en les dévorant, les contours singuliers ; et, à l’exemple de la lumière, il simplifie ce qui était bizarre, il agrandit ce qui était mesquin. La pratique d’un tel procédé peut être conseillée plutôt que prescrite ; car toutes les intelligences ne sont pas de force à deviner, à réaliser l’harmonie linéaire.

Ce qui manque à M. Huet, c’est la précision des contours. Malgré la couleur éclatante, malgré l’harmonie linéaire de ses compositions, il n’a pas réussi selon la mesure de son mérite, il n’a pas été applaudi autant qu’il devait l’être. Pourquoi ? sinon parce que les contours de chacun des morceaux qu’il dessine ne sont pas arrêtés avec assez de précision. Tout entier au choix des tons, à l’ordonnance des lignes, il oublie la netteté, si nécessaire à l’intelligence de tous les élémens d’un tableau. Ce défaut de précision s’explique naturellement par la sécheresse et la dureté de l’école réelle. Cette école, en effet, dans le désir de reproduire littéralement la nature qui pose devant elle, n’omet aucun des détails qu’elle aperçoit ; elle transcrit, comme un greffier, tout ce qui frappe ses regards, et cette fidélité scrupuleuse la conduit presque toujours à la sécheresse. Son ambition est d’étonner la curiosité la plus patiente par l’infinie variété de son savoir, et de résister même à l’œil armé de la loupe. Une fois engagée dans cette voie, il est à peu près impossible que l’école réelle ne rencontre pas les contours métalliques que M. Huet a surtout à cœur d’éviter. En copiant successivement les feuilles, les branches et l’écorce d’un arbre, en dressant procès-verbal de tous les cailloux semés sur le premier plan d’un terrain, comment n’arriverait-elle pas à faire de la nature entière une feuille de tôle diversement pliée ? Car, dans son ardeur de littéralité, l’école réelle copie les nervures et le réseau cellulaire de chaque feuille ; elle analyse et reproduit les lichens qui recouvrent l’écorce de l’arbre. Elle compte les brins de laine, lorsqu’elle dessine un mouton ; si elle veut peindre une table de chêne ou de noyer, elle suit d’un œil patient les veines du bois et les calque sur la toile. M. Huet a compris le danger d’une telle méthode ; il a senti toute la puérilité d’une telle imitation, et, dans la crainte de succomber à la tentation d’être fidèle, il s’est interdit la précision des contours. À notre avis, il s’est laissé emporter trop loin par cette crainte salutaire ; le désir d’éviter la littéralité l’a privé d’une qualité précieuse, sans laquelle il n’y a pas de popularité possible, je veux dire de clarté. Il a évité la sécheresse de l’école réelle ; mais il a donné de la pâte de sa peinture une mollesse uniforme, qui abolit les contours en prêtant à tous les corps la même solidité. Quoique la couleur de chaque objet soit vraie, cette vérité de couleur ne suffit pas à contenter l’œil. Écrits avec plus de précision, les contours des terrains et des plantes donneraient au tableau une valeur nouvelle. Tels qu’ils sont, les paysages de M. Huet méritent notre admiration ; mais son talent ne sera complet que le jour où il deviendra précis.

Les Sources de Royat méritent les mêmes éloges et le même reproche que les tableaux de l’auteur. On y trouve la même vérité, la même animation, la même grandeur, et, je dois le dire, le même défaut de précision. Le ciel et les arbres méritent surtout d’être loués. La masse des branches se profile heureusement et donne une belle silhouette. Les détails sont multipliés dans une juste mesure, et contentent l’œil sans éveiller une curiosité indéfinie. Grace au choix heureux que M. Huet a su faire, ses arbres décrivent au fond de sa gravure une ligne pleine à la fois d’harmonie et de vérité. Il eût été, je crois, difficile d’imaginer, pour une pareille donnée, une distribution de masses plus savante et plus facile à saisir. Quand au ciel, je n’hésite pas à la regarder comme un morceau capital. Je sais que, dans toutes les questions d’art, il faut plutôt juger l’œuvre en elle-même que le mérite de la difficulté vaincue ; mais lorsque ce dernier mérite vient s’ajouter à la valeur de l’œuvre, il y aurait de l’injustice à n’en pas tenir compte. C’est pourquoi je recommande à l’admiration publique le ciel des Sources de Royat, non-seulement comme un modèle de transparence et de légèreté, mais encore comme un des triomphes les plus éclatans de la gravure à l’eau forte. En effet, il est généralement admis que la gravure à l’eau forte peut difficilement franchir la limite qui sépare l’indication de l’achèvement ; les juges les plus exigeans sont habitués à ne demander à l’eau forte qu’une esquisse avancée, et ne songent pas à la juger avec la même sévérité que la gravure au burin. Le ciel des Sources de Royat réfute victorieusement cette opinion ; car je ne crois pas que le burin le plus habile puisse traiter la même donnée avec plus de franchise et de simplicité. Ce morceau réunit les deux genres de mérite que j’indiquais tout à l’heure. Abstraction faite du procédé, il est digne du suffrage des juges les plus éclairés ; et le procédé auquel nous devons ce morceau, hérissé de difficultés sans nombre, assure à l’auteur l’admiration de tous les hommes du métier. Quand on songe à l’infinie variété de calculs et de tâtonnemens que l’auteur a dû s’imposer avant d’arriver à la transparence, à la légèreté qui nous charme dans le ciel des Sources de Royat, il est impossible de ne pas voir dans ce morceau un chef-d’œuvre de patience aussi bien que d’habileté. Si toutes les parties de cette gravure étaient traitées avec la même perfection, M. Huet serait dès à présent un maître consommé. Toutefois, ce qui manque aux autres parties de cet ouvrage se compose de qualités que l’auteur est sûr d’acquérir dès qu’il le voudra résolument.

Je dirai de l’eau des sources ce que j’ai dit des arbres et du ciel. Elle se déroule et se joue en nappes transparentes, et ne laisse rien à désirer sous le rapport de la légèreté. L’œil le plus difficile à contenter est forcé de reconnaître que M. Huet, en luttant courageusement avec son modèle, a fait tout ce qu’il était possible de faire. Le burin le plus délié n’irait pas au-delà. Certes, c’est pour l’eau forte un beau triomphe que d’avoir traité l’eau avec la même fraîcheur, la même délicatesse, la même vérité que le burin ; car le burin a des ressources que l’eau forte ne possède pas. Le burin, quoique sobre de ratures, peut cependant se permettre d’effacer les tailles qui nuisent à l’effet d’un morceau et les remplacer par des tailles nouvelles ; la gravure à l’eau forte ne peut, sans danger, jouer le même jeu ; car l’instrument qu’elle emploie ne relève pas aussi directement de la volonté, et n’arrive pas à des résultats aussi constamment comparables. Nous devons donc savoir gré à M. Huet d’avoir donné à l’eau des Sources de Royat la légèreté que nous admirons ; car ce morceau présentait d’immenses difficultés, et pour les vaincre il a fallu combiner la patience et l’habileté.

Quant aux maisons, je ne saurais les approuver sans réserve. Celles du second plan, placées à gauche du spectateur, sont très supérieures à celles du troisième plan, placées au fond, vers la droite. Cependant, quoique le travail des maisons du second plan ne manque ni de richesse ni de vérité, je ne le trouve pas assez solide. La lumière est habilement distribuée sur ces morceaux, mais la pâte même des murailles ne se distingue pas assez nettement du ciel et des eaux. S’il s’agissait d’un ouvrage moins sérieux, je m’abstiendrais d’articuler ce reproche ; mais les Sources de Royat attestent chez l’auteur une intelligence si complète de la tâche qu’il s’est proposée, que je n’hésite pas à le juger avec une sévérité absolue. Je ne puis dissimuler le regret que j’éprouve en voyant la partie claire des maisons du second plan presque aussi transparante que l’eau des sources, et la partie sombre de ces morceaux indiquée par les mêmes procédés que la partie sombre du feuillage. Les maisons placées au fond, vers la droite, sont d’un travail moins pur et moins satisfaisant que les maisons du second plan. À proprement parler, elles n’ont aucune solidité. Elles ressemblent plutôt à des lames coupées verticalement dans un édifice qu’à des maisons complètes. On dirait que le jour peut les traverser librement, ou du moins qu’elles n’ont pas d’épaisseur appréciable. C’est là sans doute un grave défaut, et je ne songe pas à le masquer, mais si grave qu’il soit, il ne détruit pas l’effet général de la composition, et les Sources de Royat, comme les meilleurs tableaux de M. Huet, charmeront tous les yeux par la vivacité de la couleur, par l’harmonie et la pureté des lignes.

Il est probable cependant que les Sources de Royat soulèveront une objection que, jusqu’ici, nous n’avons pas mentionnée, mais qui mérite d’être discutée. Plusieurs personnes, dont le goût ne peut être révoqué en doute, reprochent à la gravure de M. Huet de manquer de profondeur. Sans accepter ce reproche dans toute son étendue, je ne le crois pas dénué de justesse. La forme choisie par l’auteur en atténue un peu la portée ; car un paysage dont la hauteur excède la largeur, n’est pas soumis aux mêmes conditions qu’un paysage dont la largeur excéderait la hauteur. Quoique la perspective régisse avec une égale sévérité toutes les formes et toutes les distances, il ne faut pas oublier que le sujet principal des Sources de Royat n’est autre qu’une chute d’eau ; et, pourvu que ce sujet soit bien rendu, il est permis d’être indulgent sur les parties accessoires. Je ne dois pas nier que l’encadrement de la chute d’eau, c’est-à-dire les terrains et les maisons, ne paraissent désobéir aux lois de la perspective. Cependant cette désobéissance n’est pas aussi sérieuse qu’on pourrait le penser au premier aspect. Les lignes générales, qui constituent la perspective proprement dite, sont bien tracées, mais le contour des objets compris dans ces lignes manque de précision, de fermeté, et c’est à la mollesse de ce contour qu’il faut attribuer le reproche adressé à la perspective de cette composition.

Dès que M. Huet, éclairé par l’opinion publique et par ses études personnelles, comprendra toute la valeur, toute l’importance du contour, dès qu’il aura la ferme volonté d’écrire avec précision la forme des plantes, des terrains et des murailles, il réunira, nous en avons l’assurance, la majorité des suffrages. Si tous ses ouvrages n’obtiennent pas une égale admiration, du moins ils ne risqueront pas d’être compris à demi ; car le défaut de précision dans les contours mène fatalement à l’obscurité. Les Sources de Royat sont un bel ouvrage qui ferait honneur aux plus habiles ; dès que l’auteur voudra, il fera mieux encore.


Gustave Planche.