Les trois cocus/Chapitre IX

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Librairie populaire (p. 60-67).


CHAPITRE IX

LES ESPRITS FRAPPEURS


— Je te dis qu’ils sont tous des monstres !

Ainsi s’exprimait Mme Suprême, la chapelière, en parlant des hommes ; et c’était à sa sœur cadette, Paméla Le Crêpu, qu’elle tenait ce langage.

— Tous des monstres !… Tous, sans exception !… Vois par exemple mon mari, Augustin… En voilà un à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, n’est-ce pas ?… Eh bien, il a des intrigues avec la domestique du président Mortier… Ils s’adressent leur correspondance dans la coiffe du chapeau de ce magistrat vénérable… J’ai surpris le truc… Elle s’appelle Églantine…

— Un nom de sorcière !

— Elle écrit à Augustin qu’elle rêve de lui et qu’elle a hâte de lui raconter ses songes…

— C’est de l’audace !…

— Tout cela se faisait à ma barbe… je veux dire, à mon nez… Je n’y voyais que du feu… Aussi, maintenant, je suis devenue d’une méfiance… Je ne lui laisse plus un prétexte pour écrire… C’est moi qui fais tout le courrier de la maison… Il n’a plus le droit de toucher à une plume, à un encrier… Je rédige même les factures… Je supprime le papier de partout…

— De partout ?

— Oui. Je ne veux pas qu’il en ait la moindre feuille sous la main… De cette façon, toute correspondance lui est impossible.

Et Mme Suprême racontait à sa sœur Paméla tout ce qu’elle avait imaginé pour empêcher n’importe quelle communication entre son mari et cette sirène d’Églantine.

À quelle occasion l’ex-demoiselle des Méditations de Lamartine était-elle à Paris ?

Voici : — Son mariage avec le cordonnier lyrique avait été néfaste à l’établissement du Cours, à Marseille.

Pharamond, sitôt uni par les liens conjugaux, avait lâché sa cordonnerie et s’était consacré tout entier à sa femme.

C’était admirable de logique. Seulement, lorsque la clientèle du water-closet sut que la demoiselle était passée au rang de dame, le Lamartine fut promptement déserté. Tous les mirliflores qui venaient papillonner autour du comptoir des Méditations le délaissèrent en peu de temps. Ils n’avaient plus aucune raison de fréquenter l’endroit. Pharamond avait quitté l’alêne pour prendre le petit balai de chiendent, et il était toujours là, majestueux, tenant comme un sceptre l’instrument qui marquait sa nouvelle fonction. Paméla étant doublée d’un mari légalement breveté par l’Hôtel de Ville, les clients n’avaient plus qu’à porter leurs hommages dans d’autres lieux.

Ajoutez à cela que le général Sesquivan, dont la conduite paraissait incompréhensible aux jeunes époux, ne s’était pas fait faute d’accabler de vexations le ménage qu’il avait créé par méprise.

À Marseille, les lieux d’aisance tiennent les journaux, à l’instar des bureaux de tabac. On y débite les feuilles quotidiennes comme dans un kiosque. Personne dans la cité phocéenne n’a oublié un décret fameux du commandant de l’état de siège, décret ainsi conçu :

« Article 1er. — À partir de ce jour, le journal l’Égalité, dont la rédaction excite continuellement les citoyens au mépris de l’autorité, est interdit sur la voie publique.

« Article 2. — Sont considérés comme compris dans le domaine de la voie publique : les étalagistes, les kiosques, les bureaux de tabac et les lieux d’aisance. »

En dépit de cet arrêté, les Méditations de Lamartine, qui croyaient jouir des faveurs du gouvernement de la ville, continuèrent à tenir divers journaux défendus ; et, un beau matin, le parquet militaire leur signifia un décret particulier ordonnant pour trois mois la fermeture de l’établissement.

Ce fut la ruine.

Quand, après cette interdiction de trois mois, la maison du Cours rouvrit ses portes au public, elle constata qu’elle était passée à l’état de Sahara ou grand Désert. Nul mortel ne s’aventurait plus dans ses cabines. Le ménage Le Crêpu déposa son bilan.

C’est alors que Pharamond, accompagné de Paméla, se transplanta dans les environs de la capitale. Il s’installa à Clichy-la-Garenne et reprit le ressemelage des bottines de ses contemporains. — Ces détails rétrospectifs sont pour expliquer la présence de Mme Le Crêpu, à Paris, chez Mme Suprême. Les deux sœurs se voyaient maintenant une ou deux fois par semaine.

La chapelière expliquait donc à sa cadette qu’il fallait se méfier de ces monstres d’hommes, et, après lui avoir narré ses infortunes, elle l’engageait à ouvrir l’œil sur le cordonnier lyrique qui, à son avis, ne devait pas valoir mieux que le commun de l’espèce mâle.

Elle en était là de ses conseils, lorsque le père Orifice, le concierge du 47, se précipita dans le magasin en criant :

— Plaignez-moi, madame Suprême, je suis enragé. Et il aboyait, mais d’un aboiement de chien à qui l’on a marché sur la queue.

Les deux femmes se reculèrent instinctivement.

— Ouf ! c’est passé, dit le portier… Voilà quatre jours que je ne vis plus… J’ai été mordu par une émeute de chiens que des forçats en rupture de ban avaient enfermés dans ma cour… Je me suis fait cautériser par le pharmacien ; mais je crois que je suis arrivé trop tard… Je suis enragé.

Et il ressortit, en poussant des hurlements lugubres.

Les deux femmes étaient quelque peu émotionnées de cet incident. Elles en causèrent. On plaignit le père Orifice ; mais on conclut que c’était un homme qu’il fallait surveiller. Si, par hasard, il était enragé pour de bon ?…

Tandis que l’heure s’avançait, Paméla donna le bonjour à sa sœur et se retira. Augustin Suprême rentrait à ce moment, venant d’une course. À peine ouvrait-il la bouche pour dire un mot, que son épouse le pétrifia sur place d’un regard gros de menaces.

— C’est bon ! dit-elle. Je suis aise que vous arriviez, Monsieur. Vous garderez la boutique, pendant que je vais porter deux billets de cinquante francs à M. Paincuit.

M. Suprême était abasourdi en présence d’une pareille réception.

— Cristi ! pensa-t-il, madame ma conjointe est bien maussade ce soir. Depuis hier, elle n’est plus la même. Aurait-elle appris quelque chose ?…

Le chapelier avait sans doute, puisqu’il se tenait un pareil raisonnement, une peccadille sur la conscience. Églantine n’y était pour rien ; mais certes, il n’était pas sans peur et sans reproche. Aussi, baissa-t-il la tête et se garda-t-il de répliquer.

Mme Suprême prit dans un tiroir deux billets de banque et sortit. Elle traversa la rue. Un instant après, elle sonnait chez le plumassier.

— M. Paincuit est-il rentré ?

— Oui, madame, répondit le domestique.

— Je lui apporte…

— Bien, madame ; veuillez vous donner la peine…

Néostère Paincuit arrivait de son magasin de la rue Saint-Denis. Il avait ramené avec lui l’avocat Anselme Bredouillard, dont il avait fait la connaissance dans un cercle spirite ; car il croyait, lui aussi, à la transmigration des âmes, aux lubies tournantes et à un tas de balivernes de cet acabit.

Sitôt que la visite de la chapelière fut annoncée, il se précipita au salon, reçut la dame d’une façon fort affable, et, en échange de ses deux billets de cinquante francs, lui remit cent francs d’or, plus dix sous.

Le plumassier avait dans son secrétaire une forte-collection de billets de banque : ils étaient tous de cinquante francs.

Il prit les deux billets de Mme Suprême et les regarda complaisamment en les plaçant devant la lumière d’une lampe.

Bredouillard était légèrement interloqué.

— Vous regardez si ce ne sont pas des billets faux ? interrogea-t-il.

— Non, mon ami, non. Mme Suprême n’est pris capable de me tromper. Ce que je regarde sur ces billets, c’est la figurine qui est dessinée en teinte claire dans la pâle du papier.

— C’est une tête de Mercure, fit Bredouillard.

Paincuit haussa les épaules.

— Vous croyez cela, vous ?

Et, mettant de plus belle un des billets devant la lumière de la lampe :

— Examinez attentivement les traits du personnage que le dessinateur a gravé sur ce papier-monnaie…

— Eh bien ?

— Cette pureté de lignes, cette figure d’une beauté athénienne, ce visage plein d’une douce sérénité, tout cela ne vous dit-il rien ?

— Non, ma foi !

— Dans cette tête vous ne reconnaissez personne de vos amis ?

— Dame, je crois que le dessinateur a voulu représenter Mercure, le dieu du commerce…

— Possible ; mais, par une providentielle coïncidence, ce Mercure est exactement mon portrait, lorsque j’avais vingt trois ans.

Bredouillard faillit tomber à la renverse.

— Ah bah ! murmura-t-il.

Gravement, M. Paincuit ouvrit un album de photographies qui se trouvait sur un guéridon :

— Comparez, fit-il en montrant un portrait-carte ; voilà comment j’étais dans ma jeunesse, au moment où je n’avais pas encore un poil au menton ; car, il faut vous dire, la barbe m’est, venue très tard.

En disant cela, il se poussait du col.

C’était une des manies du plumassier. Il s’était imaginé que le Mercure qui est dessiné dans la pâte du papier des billets de cinquante francs était le portrait frappant de sa jeunesse. Aussi, collectionnait-il avec fureur ces billets de banque. Il rêvait de laisser à son fils, s’il en avait un, toute sa fortune en papier-monnaie de cinquante francs. Il donnait cinq sous par billet de cette somme à quiconque lui en apportait.

Il était plongé dans l’admiration, quand Mme Paincuit vint donner un autre cours à ses idées.

— Néostère, dit-elle en paraissant à une porte, le dîner est servi.

Et elle ajouta avec un sourire à l’adresse de Bredouillant :

— Monsieur, voulez-vous être assez bon pour passer à la salle à manger ?

Sur cette invitation, on se mit à table. Le repas fut banal. Bredouillard était un convive peu nouveau. Paincuit s’était pris d’amitié pour Anselme, tout bonnement parce que celui-ci partageait ses idées en matière de spiritisme. La plumassière, par contre, était profondément sceptique ; ce qui faisait le désespoir de Néostère. Mais il comptait venir à bout de son incrédulité et la convertir.

Tout en dînant, on causa. La conversation roula un moment sur Pélagie. Paincuit fut charmé d’apprendre que le nouveau locataire de la maison était venu le demander dans la journée, avait fait une petite station chez lui et avait plaidé la cause de l’autruche. En sa qualité de plumassier, il était admirateur enthousiaste de la culotteuse de pipes dont le plumage était resplendissant. Gilda déclara à son mari qu’après les explications que lui avait données ce monsieur Laripette, elle consentait à ne plus s’épouvanter de Pélagie.

— Ma louloute, dit Paincuit en embrassant sa femme, tu es un ange. J’étais si heureux du voisinage de cette autruche !… Ta frayeur aurait jeté le trouble dans mon allégresse. Oh ! que je suis donc joyeux que ce M. Laripette t’ait fait comprendre que son oiseau ne présentait aucun danger !…

Et, voyant que Gilda était dans de bonnes dispositions, le plumassier ajouta :

— C’est comme pour le spiritisme. Je suis certain que tu reviendras de tes idées là-dessus. Tu ne crois pas aux tables tournantes, ni aux esprits frappeurs. Va, tu finiras par changer d’avis.

Mme Paincuit répliqua :

— Je ne demande pas mieux que de croire, Néostère, mais jamais je n’ai vu la moindre de tes expériences réussir.

Bredouillard jugea utile d’émettre son opinion.

— Madame, dit-il, cela n’a rien d’étonnant. Le spiritisme veut une croyance aveugle. Il est rare que les esprits se manifestent quand dans une société se trouve une seule personne rebelle à notre foi. Lorsque nous sommes seuls, Paincuit et moi, nous faisons tourner tout ce que nous voulons. L’obélisque de la place de la Concorde ne résisterait pas à notre volonté. Mais quand nous avons essayé de vous convaincre, vous avez lutté en vous-même contre les esprits à qui nous faisions appel… Dame, dans ces conditions, un phénomène est presque impossible.

Il venait de prononcer ces derniers mots. Soudain, un coup sec retentit ; on aurait dit que quelqu’un avait frappé sous leurs pieds. Le plumassier et l’avocat dressèrent l’oreille.

— Hein ! que signifie ? firent-ils d’une même voix.

Il y eut un moment de silence.

— Chut ! commanda Néostère.

La plumassière rougit.

Un coup fut encore frappé ; cela semblait sortir du parquet. Puis un troisième coup, puis un quatrième.

— Quatre coups ! s’écria Paincuit, quatre coups consécutifs !… C’est un esprit… Silence !

On eût entendu voler une mouche. La belle Gilda paraissait très contrariée.

— Quatre coups, reprit Bredouillard. C’est la quatrième lettre de l’alphabet… D…

Le plancher était redevenu muet. Brusquement encore, cinq coups consécutifs retentirent.

Paincuit se leva et colla son oreille sur le sol.

— Cinq coups, cette fois ! murmura-t-il. Cela signifie E…

Après un nouveau laps de temps, on frappa encore. Treize coups. Bredouillard comptait sur ses doigts les lettres de l’alphabet.

— M…, s’exclama-t-il triomphant.

Ensuite, il y eut encore un coup sec, un seul.

— A…, dit Paincuit.

Neuf coups.

— I…

Quatorze coups.

— N… Ça y est !… Ô joie ! ô bonheur !… Un esprit frappeur se manifeste… Il a parlé clairement ; il a dit : Demain… Gilda cette fois, tu ne pourras plus nier le prodige.

Gilda était troublée.

— Ne peux-tu point l’être trompé, Néostère ?

— Non, non, déclara le plumassier. Ces coups mystérieux ont été très nets… Je suis sur d’avoir bien compté les lettres…

L’esprit qui nous parle a dit clairement : Demain.

— Tu es fou, mon ami, tu t’imagines des choses impossibles !…

— Je ne m’imagine rien du tout, riposta Paincuit. Je constate que nous sommes dans la position du vénérable Fox, le père du spiritisme. Un esprit frappeur se révèle chez nous. Il n’est pas possible de nier cette intervention inopinée de quelque âme qui s’intéresse, sinon à toi, du moins à moi.

Le plumassier jubilait. Il écoutait encore quelque temps ; mais aucun bruit ne se fit plus entendre.

— Demain, a dit l’esprit, conclut Bredouillard. Pour moi, il n’y a aucun doute… On nous annonce d outre-tombe quelque chose pour demain…

— Qu’est-ce que cela pourra bien être ? fit Paincuit. C’est sans doute quelque avertissement relatif au nouveau locataire et à son autruche…

— Ou bien, est-ce un grand bonheur qui va vous arriver demain, déclara Bredouillard.

— Oui, ce doit être ça.

Mme Paincuit riait sous cape.

— Quoi qu’il en soit, reprit Paincuit, le mot donné par l’esprit frappeur est indiscutable… C’est un prodige qui survient bien à point… Gilda, nieras-tu encore le spiritisme ?

La plumassière ne répondit rien.

Peu après, Bredouillard descendait à l’entresol, accompagné de son ami Néostère ; tous deux désiraient lier connaissance avec Je jeune docteur qui, disaient-ils, portait bonheur à la maison… L’avocat offrit ses services pour le cas où le propriétaire lui intenterait un procès dans le but de résilier son bail. Laripette déclara qu’il était enchanté de cette démarche et qu’il n hésiterait pas. Je cas échéant, à utiliser le concours d’une éloquence si gracieusement offerte.

Là dessus, tous trois allèrent prendre un bock à la brasserie d’en face, et quand, Bredouillard étant parti, Laripette et M. Paincuit retournèrent chez eux, ils rencontrèrent dans la courte père Orifice qui poussait des aboiements ; sur le seuil de la loge, sa légitime Agathe fessait consciencieusement le jeune Hyacinthe, en criant à tue-tête :

— Oh ! qué cochon d’enfant !… Maginez-vous messieurs, que ce scélérat vient encore de faire caca au lit.