Les universités de Sicile : Catane

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Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 22-25).

LES UNIVERSITÉS DE SICILE (suite)[1]

II. Catane
Cours de la Faculté des Lettres de 1895 à 1898. — Le poète Mario Rapisardi. — Le cours de latin.

Décidément tout est beau en Sicile, sauf les villes. Catane est spacieuse, bien bâtie, trop bien. Une de ses rues porte le nom de Stésichore et s’ouvre, au loin, sur la masse blanche de l’Etna ; mais ces contrastes n’arrivent pas à donner d’impression pittoresque ; ils suggèrent plutôt des épigrammes. Ce sont là, il faut le dire, des plaintes de voyageur. Les habitants sont très fiers, et à juste titre, d’avoir une ville qui rivalise de régularité et de propreté avec Palerme. Si la ville n’est pas intéressante, c’est que l’Etna l’a renouvelée trop souvent. Et il y a peut être aussi quelque légèreté à reprocher à ce pays d’âme hellénique son architecture calme et bien ordonnée. Ces caractères ne nous paraissent vulgaires que parce qu’une longue contagion de beauté les à imposés aux constructions longtemps bizarres et compliquées de nos pays du Nord.

L’Université de Catane n’est pas très importante, c’est à peu près la dixième d’Italie : 612 élèves en 1891-1892 ; 737 en 1892-1893 ; 748 en 1893-1894 ; 806 en 1894-1895 ; 890 en 1895-1896. Le petit nombre des professeurs n’a pas permis d’y instituer la Scuola di Magistero. Voici les sujets des cours de la Faculté des Lettres :

1895-1896. — Littérature latine : Plaute et la comédie, avec indications sur la tragédie, et lecture d’un prosateur.

Grammaire comparée : Morphologie italienne et questions de phonologie classique.

Littérature grecque : L’historiographie avec lecture de Thucydide.

Géographie : 1er Semestre : Géographie mathématique et physique ; 2e Semestre : la Sicile antique.

Histoire ancienne : L’opposition au gouvernement impérial durant le Ier siècle.

Histoire ancienne : La Germanie au xve siècle.

Philosophie morale : La morale et la vie.

Philosophie théorétique : Quelques problèmes importants de philosophie théorétique.

Histoire de la philosophie : Kant et l’école kantienne.

Pédagogie : L’éducation intellectuelle.

1896-1897. — Littérature italienne : Problèmes esthétiques en rapport avec la littérature italienne contemporaine.

Littérature latine : Le siècle d’argent ; Sénèque et les satiriques.

Littérature grecque : Les orateurs attiques, avec lecture de Lysias et étude particulière de la syntaxe.

Grammaire comparée : Phonologie italienne et questions de phonologie latine et grecque.

Histoire ancienne : La grande Grèce et ses rapports avec la Grèce et avec la Sicile.

Histoire moderne : Histoire du Risorgimento politique en Italie.

Archéologie : La Sicile préhellénique d’après les découvertes récentes.

Géographie : La Sicile, avec introduction à la géographie physique.

Philosophie théorétique : Contribution aux études de psychologie scientifique.

Philosophie morale : Morale pratique.

Histoire de la philosophie : Exposition critique des principales doctrines de Platon et d’Aristote et de l’école Kantienne.

Pédagogie : Questions d’éducation intellectuelle et physique.

1897-1898. — Littérature italienne : Problèmes esthétiques en rapport avec la littérature italienne contemporaine.

Géographie : La Méditerranée et ses îles avec notions d’océanographie.

Philosophie théorétique : Premiers principes de psychologie et de logique.

Philosophie morale : L’individualisme et le socialisme jugés d’après les principes de l’éthique positive. Littérature latine : Lucrèce et Virgile.

Grammaire comparée : Morphologie du verbe grec, latin et italien.

Histoire ancienne : Les cités de la grande Grèce.

Histoire moderne : Histoire du Risorgimento de 1815 à 1848.

Le professeur le plus illustre de l’Université est assurément le poëte Mario Rapisarpi. La Jeunesse universitaire de Sicile lui préparait, lorsque je le vis, une manière d’apothéose, à l’occasion du trentième anniversaire de sa première publication, la Palingenesi. Il a vraiment une belle figure romantique, avec ses longues moustaches tombantes, ses longs cheveux noirs et son chapeau mou posé sur l’oreille. Il a aussi de très beaux sentiments. « Il a nourri son sang », me dit-il, « des œuvres de Darwin, de Spencer, de Büchner, de Moleschott, de Haeckel ; il a monté, il ne sait avec quelle vigueur d’aile, mais du moins avec une audace que Garibaldi a louée, de la foi catholique à la conception mécanique de l’univers, et chacune de ses œuvres poétiques révèle une étape de cette marche, l’histoire de son âme et de sa vie ». Il est le rival de Carducci ; leurs polémiques furent rudes et longues : en eux tout s’oppose, idéal poétique, idées littéraires, idées philosophiques, caractère : Rapisardi est un poëte de verve, riche de mots et harmonieux, qui chante éloquemment de grandes choses. C’est une lettre de Victor Hugo, écrite il y a trente ans de Hauteville-House, qui l’a « sacré poëte » :

« J’ai lu, Monsieur, votre noble poëme.

» Vous êtes un précurseur.

» Vous avez dans les mains deux flambeaux ! le flambeau de Poésie et le flambeau de Vérité. Tous deux éclaireront l’avenir.

» L’avenir c’est : Rome à l’Italie et Paris à l’Europe.

» Le grand cœur italien bat d’un bout à l’autre de votre généreux livre.

» Moi, fils de l’Italie autant que de la France, je vous envoie mon applaudissement fraternel. »

Autour du poëte sicilien ses élèves récitent cette lettre avec admiration. Néanmoins, M. Rapisardi est modeste.

Je n’ai pas entendu son cours de littérature italienne. Un peu souffrant, « accablé, « me disait-il, » par la mort de Cavalotti, » il ne pouvait se rendre à l’Université. Mais j’imagine que son cours aussi plane dans un air de lyrisme scientifique : « Dans mes leçons, j’étudie de préférence le caractère moral des grands écrivains, car je suis convaincu que l’étude des lettres est étude d’humanité, que l’école est une palestre morale, une préparation aux batailles de la vie. Je fais de la critique scientifique plus que littéraire, et si j’ai pour objet principalement la littérature italienne, je ne néglige pas l’étude des problèmes esthétiques et moraux qui s’y rattachent, ni les comparaisons nécessaires avec les littératures contemporaines. » On voit que c’est là, pour un enseignement d’université, un idéal assez complexe, et que ce poète intéressant est aussi un professeur original.

M. le professeur Remigio Sabbadini n’avait pas à m’exprimer des vues si hautes. Mais je ne saurais trop me féliciter d’avoir fait sa connaissance ; il m’a donné les renseignements que je lui demandais avec une ampleur exacte et une promptitude qu’il est rare de rencontrer en Italie, et ailleurs. C’est un des premiers latinistes de l’Italie. Il a fait ses études universitaires à l’Institut Supérieur de Florence, où il a pris la laurea en 1874 ; il a enseigné pendant huit ans dans les gymnases et pendant quatre ans dans les lycées ; il professe à Catane depuis 1886. Outre les éditions de l’Énéide, du De Officiis, des satires et des épîtres d’Horace chez Loescher, et un grand nombre de travaux sur les humanistes, dont je ne cite que le dernier où les auteurs classiques ont autant de place que les humanistes, « L’Ecole et les études de Guarino Guarini, de Vérone » (Catane 1896), — M. Sabbadini a publié en ce qui regarde la littérature latine les travaux suivants :

Quæ libris III et VII Æneidos cum universo poemate ratio intercedat (Rivista di filologia, 1886). — La critique du texte du De Officiis de Cicéron et des poésies pseudo-virgiliennes (Catane, 1888). — Les manuscrits des ouvrages de rhétorique de Cicéron (Rivista di filologia, 1887). — Sallustius, Ovidius, Plinius, Germanicus, Claudianus cum novis codicibus conlati atque emendati (Museo italiano di antichità classica, 1888. — Études critiques sur l’Enéide (Lonigo, 1888). — Deux questions historico-critiques sur Quintilien (Rivista di filologia, 1891). — Le commentaire de Donat sur Térence ({{lang|it|Studi italiani di filologia clussica, 1893). — Les scholies de Donat aux deux premiers actes de l’Eunuque de Terence (Studi italianicete., 1894). — Biographes et commentateurs de Térence (Studi ilaliani etc., 1897). — etc.

L’interprétation des textes constitue le centre de l’enseignement de M. Sabbadini, mais il réserve chaque année quelques leçons à l’histoire littéraire. Par exemple en 1891-1892 il a traité, en une dizaine de leçons, le sujet suivant : les auteurs de lettres ; — de la structure de la lettre ; — le calendrier ; — la vie de Cicéron et ses lettres ; — l’état politique pendant les années 57-56 avant J..C. ; — Pline le Jeune et ses lettres. Le reste du temps fut employé à la lecture des lettres de Cicéron, avec considérations sur l’histoire du texte, la critique du texte, la chronologie, la syntaxe, le style. En 1893-1894, il a traité de l’éloquence et de la rhétorique romaines ; en 1894-1895, de la métrique des lyriques romains, avec lecture de Catulle et d’Horace. En 1895-1896 : Plaute et Térence ; histoire de la comédie romaine ; métrique des comiques. En 1896-1897 : littérature romaine de l’âge d’argent ; lecture de Juvénal et de Martial. En 1897-1898 : lecture de Lucrèce et explications sur le latin archaïque ; structure de l’Énéide de Virgile.

J’ai assisté au cours de M. Sabbadini : une cinquantaine d’étudiants, dont quatre jeunes filles à une table séparée. Explication de l’Énéide, livre VI Un étudiant lit quelques vers et traduit ; le professeur reprend mot par mot, explique, fait des remarques grammaticales et métriques, recherche la meilleure traduction, note les contradictions de Virgile et en prend occasion pour des considérations très nettes et de portée très large sur la constitution et la composition de l’Énéide. Les étudiants semblent avoir beaucoup de respect pour le professeur. De son côté, M. Sabbadini est content d’eux. Il sait bien qu’ils viennent du lycée mal préparés, qu’ils ne trouvent pas à Catane toutes les facilités de travail nécessaires (la bibliothèque universitaire est très pauvre et n’a même pas les éditions Teubner), et qu’en général ils ne tirent pas grand profit du cours universitaire ; mais quelques-uns au moins réussissent à force de bonne volonté. Le nombre des thèses latines a crû beaucoup pendant les dernières années. Plusieurs portent sur l’humanisme, d’autres sur les auteurs chrétiens ; en ce moment un étudiant prépare une étude littéraire sur les lettres de saint Jérôme, un autre sur saint Paulin de Nole ; un autre examine la grammaire de saint Cyprien et un autre s’occupe d’un travail littéraire et grammatical sur Juvencus Parmi les thèses des deux dernières années, voici celles que M Sabbadini juge dignes d’être signalées : Le numerus dans les œuvres de Minucius Félix et d’autres auteurs chrétiens ; — Térence dans l’antiquité et au moyen âge ; — Prosodie et métrique des épigraphes latines publiées par Büchler ; — Le datif-génitif en latin ( « Æneae solvuntur frigore membra » ) ; — Les propositions relatives chez Lactance.

E. Haguenin.
  1. Voir la Revue du 15 avril, du 15 juillet, du 15 septembre (N. de la Réd.).