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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/ANDREA del SARTO

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ANDREA del SARTO
Excellent peintre florentin, né en 1486, mort en 1531

Après avoir écrit la Vie d’un grand nombre d’artistes excellents, qui par le coloris, qui par le dessin ou l’invention, nous voici parvenus au très excellent Andrea del Sarto. La nature et l’art montrèrent en lui tout ce que peut faire la peinture à l’aide du dessin, du coloris et de l’invention. Certes, si Andrea avait eu un caractère plus ferme et plus hardi, autant qu’il possédait l’entente judicieuse et profonde de son art, il aurait été indubitablement sans égal. Mais une certaine timidité d’esprit, sa nature simple et naïve ne laissèrent jamais éclater en lui cette vive ardeur et cette fierté qui, jointes à ses autres qualités, l’auraient rendu un peintre vraiment divin. Pour cette raison, il lui manqua cette grandeur imposante, ces allures larges et magnifiques qu’on a vues chez beaucoup d’autres peintres. Ses figures, quoique simples et pures, sont bien entendues, sans erreurs, et, au bout du compte, d’une grande perfection. Ses têtes d’enfants et de femmes sont naturelles et gracieuses, celles de jeunes gens et de vieillards sont admirables de vivacité et de caractère, les draperies d’une beauté merveilleuse et les nus supérieurement compris. Enfin, si son dessin est simple, ses couleurs sont rares et vraiment divines.

Il naquit à Florence l’an 1478[1], d’un père qui fut toujours tailleur, [sarto], c’est pourquoi il fut toujours appelé ainsi par tous. À l’âge de sept ans, il fut mis en apprentissage chez un orfèvre, mais, suivant une inclination naturelle il montrait beaucoup plus de goût pour le dessin que pour le maniement des outils qui servent à travailler l’or et l’argent. Gian Barile, peintre florentin, mais grossier et de basse extraction, ayant remarqué sa bonne manière de dessiner, le prit avec lui, lui faisant abandonner l’orfèvrerie, et le mit à la peinture. Andrea commençant à la pratiquer avec beaucoup de plaisir, reconnut que la nature l’avait créé pour cela, et il se mit en peu de temps à produire certaines œuvres en couleur qui firent s’émerveiller Gian Barile et les autres artistes de la ville. Après trois ans de travail et d’études continuelles, il fut juge par Gian Barile être appelé à un succès extraordinaire, en sorte que celui-ci en parla à Pietro di Cosimo, tenu pour un des meilleurs peintres d’alors, et le lui confia. Andrea se livra à l’étude avec une ardeur infatigable, et la nature, qui l’avait fait naître peintre, opéra si puissamment en lui, qu’il peignit avec la même grâce que s’il eût travaillé depuis cinquante ans. Aussi Piero conçut-il pour son élève une vive affection ; il apprenait avec un plaisir incroyable que, lorsqu’Andrea avait du temps à lui, particulièrement les jours de fête, il passait, avec d’autres jeunes gens, toute la journée à dessiner, dans la salle du Pape, d’après le canon de Michel-Ange et celui de Léonard de Vinci, et que, malgré sa jeunesse, il surpassait les autres dessinateurs, florentins ou étrangers, qui se pressaient en nombre infini pour les étudier. Parmi ceux-ci, Andrea se lia intimement avec le peintre Francia Bigio, dont le caractère et la conversation lui plurent, et inversement ; étant devenus amis, Andrea dit à Francia qu’il ne pouvait plus supporter l’humeur fantasque de Pietro déjà vieux, et qu’il voulait avoir son atelier à lui, ce qu’entendant Francia, qui était forcé de faire la même chose, Mariotto Albertinelli, son maître, ayant abandonné la peinture, il lui proposa de prendre un atelier commun, pour le plus grand avantage des deux[2]. Dans un atelier, piazza del Grano, qu’ils choisirent, ils firent de concert une quantité d’ouvrages, entre autres, les rideaux[3] qui couvrent le tableau du maître-autel dans l’église des Servi, et qui leur furent commandées par un sacristain, proche parent du Francia. Sur celle de ces toiles qui est tournée vers le chœur, ils firent une Annonciation, et sur l’autre, qui est devant, une Déposition de Croix, semblable à celle du tableau qui était dans cet endroit, de la main de Filippo et de Pietro Perugino [4].

À cette époque, les membres de la Compagnia dello Scalzo[5], dédiée à saint Jean-Baptiste, avaient coutume de se rassembler à Florence, au commencement de la Via Larga, en face du jardin de San Marco, dans un oratoire construit récemment par divers artistes florentins qui, entre autres choses, l’avaient orné d’une cour de premier accès, entourée d’une petite colonnade. Quelques uns d’entre eux, voyant qu’Andrea arrivait à se placer au nombre des meilleurs maîtres, mais étant plus riche en bonne volonté qu’en écus, résolurent de lui faire peindre à fresque et en clair obscur, autour de leur cour, douze sujets tirés de la vie de saint Jean-Baptiste[6]. Andrea se mit à l’œuvre et représenta dans le premier, saint Jean baptisant le Christ[7], avec tant de soin et dans une si bonne manière, que cette peinture accrut infiniment son crédit et sa réputation et lui valut de nombreuses commandes de personnes qui comprirent tout ce que promettait un si brillant début. Dans cette première manière, Andrea fit, entre autres choses, un tableau[8] que Filippo Spini conserve aujourd’hui avec grande vénération, en mémoire d’un si grand artiste.

Peu de temps après, à San Gallo, dans l’église des frères Eremitani Osservanti, de l’ordre de Saint-Augustin, hors la Porta a San Gallo, on lui donna a faire, pour une chapelle, un tableau du Christ, quand il apparaît en jardinier à Marie-Madeleine[9] ; cette œuvre, pour son coloris et une certaine morbidesse, est harmonieuse et douce dans son ensemble, et elle fut cause que, peu de temps après, il en fit deux autres[10] pour la même église. Ces trois ouvrages sont aujourd’hui à San Jacopo tra Fossi[11] au coin agli Alberti. Ces œuvres terminées, Andrea et le Francia partirent de la Piazza del Grano et prirent un nouvel atelier à la Sapienza, près du couvent della Nunziata ; il arriva qu’Andrea et Jacopo Sansovino, encore très jeune, qui travaillait en sculpture dans le même endroit, sous la direction d’Andrea Contucci, se lièrent d’une si étroite amitié qu’ils ne se quittaient ni le jour ni la nuit. Presque toutes leurs conversations roulaient sur les difficultés de l’art ; aussi n’est-il pas étonnant qu’ils soient devenus l’un et l’autre des maîtres excellents.

Il y avait à cette époque, dans le couvent des Servi, un sacristain chargé des cierges, nommé Fra Mariano dal Canto alle Maccine, qui, à force d’entendre louer Andrea et dire qu’il faisait des progrès merveilleux en peinture, conçut un vif désir qu’il résolut de satisfaire à peu de frais. En simulant le désintéressement, il aborda Andrea qui était un homme doux et bon, et, sous prétexte de lui rendre service, il lui dit qu’il voulait l’aider dans une chose qui lui rapporterait honneur et profit et qui le ferait connaître de telle sorte qu’il serait pour toujours à l’abri de la pauvreté. Déjà maintes années auparavant. Alesso Baldovinetti avait peint une Nativité du Christ dans le premier cloître des Servi, sur la paroi qui est contre la Nunziata, et, de l’autre côté, Cosimo Rosselli avait commencé une scène dans laquelle saint Philippe, fondateur de l’ordre des Servi, prend l’habit, mais il ne l’avait pas terminée, parce qu’il était mort pendant qu’il y travaillait. Le sacristain, désirant grandement voir l’entreprise se continuer, pensa de faire en sorte, pour son avantage, qu’Andrea et le Francia, qui d’amis étaient devenus concurrents, luttassent l’un contre l’autre et fissent chacun une partie du travail ; outre qu’il devait être bien servi, la dépense serait moindre et l’effort produit par chacun plus considérable. S’en étant donc ouvert à Andrea, il le persuada d’entreprendre cette œuvre, en lui montrant que, cet endroit étant public et très fréquenté, il serait bientôt connu des étrangers, non moins que des Florentins, et qu’ainsi, loin de chicaner sur le prix, loin de se faire prier, il devait plutôt solliciter avec instance ce qu’on avait la bonté de lui offrir ; que, du reste, s’il ne voulait pas s’en charger, on avait sous la main le Francia, qui s’était offert pour se faire connaître, et qui s’en remettait entièrement à lui pour le prix. Toutes ces raisons furent autant de stimulants pour qu’Andréa se décidât à se charger de cette entreprise, d’autant plus qu’il avait peu de caractère ; mais ce que le sacristain lui dit du Francia le détermina surtout et il s’engagea par un écrit qui lui réservait tout l’ouvrage et le préservait de toute concurrence. Le sacristain, ayant ainsi embarqué Andrea et lui ayant avancé quelque argent, voulut qu’il se mit immédiatement à continuer la vie de saint Philippe[12], dont chaque histoire ne devait lui être payée que dix ducats, disant qu’il y mettait du sien et qu’il agissait plus dans l’intérêt d’Andrea que pour l’utilité et les besoins du couvent. S’appliquant donc à cette œuvre avec grande ardeur, en homme qui pensait plus à l’honneur qu’à l’utile, Andrea termina en très peu de temps les trois premières histoires, qu’il découvrit aussitôt. Dans la première, saint Philippe, déjà religieux, habille un pauvre ; dans la deuxième, tandis qu’il réprimande des joueurs qui blasphèment et se moquent du saint, tournant en ridicule ses adjurations, la foudre tombe du ciel, frappe l’arbre sous lequel ils se tenaient, tue deux d’entre eux et inspire aux autres la plus incroyable épouvante. Les uns, se saisissant la tête à deux mains, se précipitent, tout étourdis en avant ; ceux-là prennent la fuite, en poussant des cris ; une femme, mise hors d’elle par le coup de tonnerre et par la peur, se sauve avec tant de naturel qu’elle paraît vraiment vivante. Au milieu de ce fracas, un cheval brise son lien et montre, par la violence de ses soubresauts et de ses mouvements, toute la terreur que peut occasionner un accident imprévu. On voit, par l’ensemble, combien Andrea pensait à la variété des événements qui peuvent se produire, avec des considérations certainement très belles et qui sont nécessaires à quiconque exerce la peinture. Dans la troisième histoire, saint Philippe délivre une femme du démon. Ces peintures attirèrent à Andrea une grande réputation, qui l’encouragea à en faire deux autres à la suite. Dans l’une, saint Philippe mort est entouré par les frères qui le pleurent ; un enfant ressuscite en touchant sa bière. La dernière histoire de ce côté représente quelques enfants recevant l’habit de saint Philippe des mains des religieux.

Après avoir ainsi achevé un côté de la cour, jugeant qu’il retirait de ses peines trop d’honneur et pas assez de profit, Andrea résolut de ne pas continuer le reste de l’ouvrage, bien que le frère s’en plaignit beaucoup ; mais ce dernier ne voulut pas lui causer d’ennuis, à cause de leur traité, pourvu qu’Andréa lui promît deux autres peintures qu’il devait faire, tout à loisir, et moyennant une augmentation de prix ; c’est ainsi qu’ils se remirent d’accord. Grâce à ces œuvres, Andrea, étant plus connu, reçut la commande de plusieurs tableaux et d’ouvrages d’importance. Entre autres, le général des moines de Vallombrosa le chargea[13] de peindre, dans le monastère de San Salvi, hors la Porta alla Croce, une Sainte Cène, sur une des parois du réfectoire, et, sur la voûte, quatre médaillons contenant les portraits de saint Benoît, de San Giovanni Gualberto, de l’évêque San Salvi et du cardinal San Bernardo degli Uberti, de Florence[14], religieux de ce couvent. Un cinquième médaillon, placé au centre, renferme la Trinité, figurée par une tête à trois faces. Ces fresques, habilement exécutées, firent estimer Andrea ce qu’il était réellement en peinture.

Par l’entremise de Baccio d’Agnolo, il eut ensuite à peindre à fresque, dans la ruelle qui va d’Or San Michele au Mercato Nuovo, et sur un coin, l’Annonciation en petites proportions qu’on y voit encore[15] et qui ne fut pas très estimée, ce qui provint peut-être de ce qu’Andréa, qui réussissait bien quand il ne cherchait pas à se sur passer ou à forcer la nature, voulut dans cette œuvre, dit-on^ se surpasser et la traiter avec un soin trop minutieux. Entre autres tableaux qu’il fit ensuite à Florence et qu’il serait trop long d’énumérer on peut citer, parmi les plus remarquables, celui qui est actuellement chez Baccio Barbadori et qui représente une Vierge en pied tenant son Fils, avec sainte Anne et saint Joseph, traités dans une belle manière Il fit pareillement un tableau remarquable, qui est chez Lorenzo di Domenico Borghini, et une Vierge pour Lionardo del Giocondo Deux petits tableaux peints pour Carlo Ginori furent ensuite achetés par le magnifique Ottaviano de’Medici ; l’un est dans sa belle villa d Campi, et l’autre chez son fils Bernadette[16], Pendant ce temps, le sacristain des Servi avait confié au Francia Bigio une des fresques de la cour, dont nous avons déjà parlé. Celui-ci n’avait pas encore achevé d’élever la clôture, lorsqu’Andrea, mis en éveil, parce qu’il lui paraissait que le Francia était plus habile et plus expéditif dans la pratique des couleurs à fresque, fit, comme par rivalité, les cartons des deux histoires promises au sacristain et destinées à prendre place dans le coin, entre la porte latérale de San Bastiano et la petite porte qui, de la cour, donne accès dans la Nunziata. Les cartons faits, il se mit à peindre les fresques, et, dans la première il représenta la Nativité de la Vierge[17], avec un groupement de figures bien proportionnées et agencées avec grâce, dans une chambre où quelques femmes, amies et parentes, revêtues des costumes du temps, viennent visiter et entourent l’accouchée. Autour du feu, quelques femmes, de condition inférieure, lavent la fillette qui vient de naître, tandis que d’autres préparent les langes et rendent divers offices réclamés par la circonstance. On voit encore un enfant qui se chauffe au feu, vraiment vivant, un vieillard étendu sur un lit de repos, très naturel, et des servantes qui apportent à manger à la mère de la Vierge, avec des gestes pleins de vérité. Toutes ces figures et quelques petits anges qui volent en semant des fleurs sont peints avec un tel art qu’ils paraissent vivants.

Dans l’autre histoire, Andrea fit les trois mages d’Orient qui, guidés par l’étoile, viennent adorer le petit Enfant Jésus. Il les représenta descendus de cheval, comme s’ils étaient prêts d’arriver au but de leur voyage, et cela parce qu’il n’y a que l’espace des deux portes entre cette scène et la Nativité du Christ peinte par Alesso Baldovinetti. Les trois rois sont suivis de leur cour et de gens qui conduisent des chariots et des bagages de toute espèce ; parmi ces gens, on remarque, dans un coin, trois personnages couverts de l’habit florentin et peints d’après nature. Le premier, en face du spectateur et en pied, est Jacopo Sansovino ; le second est Andrea del Sarto ; un bras en raccourci, il paraît indiquer qu’il est l’auteur de cette œuvre, et s’appuie contre le Sansovino, derrière lequel on voit la tête de profil du musicien Aiolle[18]. Des enfants grimpent sur une muraille pour voir passer les étranges animaux, qui accompagnent le magnifique cortège des trois rois. Cette fresque ne le cède en rien à la précédente, et, dans l’une et dans l’autre, Andrea resta supérieur non seulement à lui-même, mais encore au Francia Bigio, qui, de son côté, termina la sienne.

Dans le même temps, Andrea fit, pour la Badia de San Godenzo, appartenant au même ordre, un tableau[19] qui fut très estimé, et pour les religieux de San Gallo, un tableau représentant l’Annonciation[20], dans lequel on voit une union de couleurs très agréable et quelques têtes d’anges accompagnant l’archange Gabriel, doucement fondues, et d’une beauté de visage parfaitement rendue.

Andrea peignit ensuite un tableau de figures en petites dimensions, pour Zanobi Girolami, sur lequel on voit un trait de l’histoire de Joseph, fils de Jacob[21], et, pour les membres de la Compagnie de Santa Maria della Neve, derrière les sœurs de Sant’ Ambrogio, sur un petit tableau, les trois figures de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et de saint Ambroise[22]. Cette œuvre terminée fut posée plus tard sur l’autel de cette Compagnie. Andrea, cependant s’était lié, grâce à son mérite avec Giovanni Gaddi, qui fut ensuite clerc de la chambre, et qui faisait alors continuellement travailler Jacopo Sansovino, en homme qui appréciait les arts du dessin. La manière d’Andrea lui plaisant, il lui fit faire pour soi un tableau d’une Vierge admirable[23], qui fut estimée la plus belle œuvre qu’Andréa eût peinte jusqu’alors, tant à cause des modèles qu’il employa que de toutes les difficultés ingénieuses qu’il résolut. Il fit ensuite un autre tableau de la Vierge, pour Giovanni di Paulo, mercier, qui plut infiniment à tous ceux qui le virent, et, pour Andrea Sertini, un autre tableau représentant la Vierge, Jésus-Christ, saint Jean et saint Joseph, exécutés avec tant de soin qu’ils furent toujours estimés depuis, à Florence, être une peinture des plus remarquables[24]. Toutes ces œuvres valurent à Andrea une telle renommée dans sa patrie, que, parmi tant de peintres jeunes et vieux qui travaillaient alors, il était regardé comme un des meilleurs. Il était donc très honoré, et, bien qu’il se fît peu payer, il se trouvait en état de secourir sa famille et de vivre à l’abri des ennuis et des dégoûts qu’éprouvent ceux qui vivent pauvrement. Mais, s’étant épris d’une jeune femme qui, peu de temps après, étant restée veuve, devint sa femme, il eut à souffrir et à peiner le reste de sa vie, plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, car, outre les embarras inhérents à sa nouvelle condition, il eut à en supporter bien d’autres, en homme qui était en proie tantôt à la jalousie et tantôt à mille autres souffrances[25]

Pour en revenir à ses ouvrages, qui furent aussi nombreux que précieux, il fit, après ceux dont nous avons parlé ci-dessus, pour un frère mineur de Santa Croce, qui était directeur des sœurs de San Francesco in via Pentolini et qui appréciait beaucoup la peinture, un tableau destiné à l’église des sœurs et représentant la Vierge debout sur un piédestal octogone, aux angles duquel sont assises des harpies[26] ; d’une main elle tient à son cou son Fils qui, dans une très belle attitude, la serre tendrement dans ses bras ; dans l’autre, elle a un livre fermé et elle regarde deux petits enfants nus qui la soutiennent et l’encadrent. À droite de la Madone est un saint François dont la tête exprime cette bonté et cette simplicité qui furent vraiment dans ce bienheureux. Les pieds de ces figures sont d’une rare beauté — il en est de même des draperies qu’Andréa savait jeter, avec des plis très riches et des froissures si harmonieuses que, tout en enveloppant les figures elles laissaient toujours apercevoir le nu. À la droite de la Vierge est encore un saint Jean, beau jeune homme occupé à écrire l’Évangile. Cette œuvre paraît enveloppée de nuées transparentes au-dessus des édifices, et les personnages semblent se mouvoir, en sorte que ce tableau est aujourd’hui considéré comme un des plus rares et des plus beaux qu’Andrea ait produits. Il fit encore pour le Nizza, menuisier, un tableau de la Vierge[27] qui n’est pas moins estimé que ses autres œuvres.

L’Art des Marchands ayant ensuite décidé de remplacer par des chars de triomphe en bois, à l’instar de ceux des anciens Romains, les bannières et les cierges que les villes et les forteresses faisaient passer processionnellement, en guise de tribut, le matin de la Saint-Jean devant le duc et les principaux magistrats, parmi les dix que l’on construisit, Andrea en orna quelques-uns de sujets à l’huile et en grisaille qui furent très admirés. Chaque année, on devait augmenter le nombre de ces chars jusqu’à ce que le moindre château eût le sien, ce qui aurait été d’une magnificence extraordinaire ; mais malheureusement, on renonça à ce projet, l’an 1527.

Tandis qu’Andrea enrichissait ainsi Florence de ses productions et que sa renommée grandissait chaque jour, la Compagnia dello Scalzo décida qu’Andrea terminerait la décoration de sa cour, où il avait déjà peint le Baptême du Christ[28]. Andrea, s’étant volontiers remis à cette œuvre, y fit deux histoires, et, pour orner la porte d’entrée, deux belles figures de la Charité et de la Justice. La première histoire représente saint Jean prêchant à la foule, dans une attitude pleine de fierté ; sa maigreur atteste l’austérité de sa vie et son visage est tout esprit et réflexion. Pareillement la variété et la vivacité des auditeurs sont merveilleuses ; ils restent étonnés d’entendre cette nouvelle et rare doctrine. Mais le génie d’Andrea s’appliqua encore davantage dans la deuxième fresque où l’on voit saint Jean baptisant la multitude ; les uns se dépouillent de leurs vêtements, les autres reçoivent le baptême, ceux-là attendent que ce soit leur tour d’être baptisés, et tous sont animés de l’ardent désir d’être lavés du péché. Ces figures sont si bien exécutées en clair-obscur, qu’elles paraissent être de vivantes histoires en marbre, pleines de vérité. Je ne dois pas cacher que, pendant qu’Andrea était occupé à ces peintures et à d’autres, parurent quelques gravures sur cuivre d’Albert Durer, desquelles il se servit, et dont il tira plusieurs figures qu’il arrangea à sa manière, ce qui a fait croire à certaines gens, non pas qu’il soit mal de se servir adroitement des bonnes choses d’autrui, mais qu’Andrea manquait d’invention.

Vers ce temps, Baccio Bandinelli, dessinateur très estimé, eut envie d’apprendre à peindre à l’huile. Sachant qu’à Florence personne ne savait mieux le faire qu’Andrea, il lui demanda son portrait, qui fut très ressemblant, comme l’on peut en juger encore à présent. Ainsi, en le voyant faire cette œuvre et d’autres, Baccio observa la manière de son coloris ; mais, soit à cause des difficultés qu’il rencontra, soit par insouciance, il abandonna son projet et revint plus judicieusement à la sculpture.

Andrea fit pour Alessandro Corsini un tableau plein de petits anges qui entourent la Vierge assise à terre et ayant son Fils à son cou[29] ; pour un mercier qui tenait boutique à Rome et qui était son grand ami, il peignit une tête admirable. Pareillement Giovambatista Puccini, Florentin, à qui le mode de faire d’Andrea plaisait extraordinairement lui demanda un tableau d’une Vierge[30], poux être envoyé en France comme il le trouva parfaitement réussi, il le garda pour lui et ne l’envoya pas autrement. Néanmoins, comme il faisait du trafic et des affaires en France, et comme on lui avait prescrit de s’efforcer d’amener des peintures excellentes, il donna à peindre à Andrea un tableau d’un Christ mort et soutenu par des Anges, qui d’un air triste et plein de pitié contemplent le Sauveur, tombé dans une telle misère pour racheter les péchés des hommes[31]. Cette œuvre, une fois terminée, plut universellement, en sorte qu’Andrea, prié par plusieurs, la fit graver à Rome par Agostino Veneziano ; mais, comme elle ne réussit pas trop bien, il ne voulut plus jamais donner quelque œuvre à faire graver. Le tableau fut envoyé en France, où il ne plut pas moins qu’aux Florentins, si bien que le roi, toujours plus désireux d’avoir de ses œuvres, lui en demanda, ce qui fut cause qu’Andrea, persuadé par ses amis, se décida à se rendre peu après en France.

À cette époque, c’est-à-dire l’an 1515, les Florentins, ayant appris que le pape Léon X voulait leur faire la grâce de se montrer dans sa. patrie[32], préparèrent, pour le recevoir, les fêtes les plus somptueuses ; ils disposèrent des arcs de triomphe, des façades, des temples, des statues colossales et d’autres décorations avec une telle profusion et une telle magnificence, que l’on n’avait encore rien vu de plus beau. Il est vrai que jusqu’alors Florence n’avait jamais possédé dans son sein autant d’artistes de talent. À l’entrée de la Porta San Pier Gattolini, Jacopo di Sandro et Baccio da Montelupo construisirent un arc de triomphe tout historié. Giuliano del Tasso en fit un autre à San Felice in piazza, ainsi que plusieurs statues à Santa Trinità, et une copie de la Colonne Trajane sur le Mercato Nuovo. Antonio, frère de Giuliano da San Gallo, éleva un temple octogone sur la Piazza de’Signori, et Baccio Bandinelli une statue colossale sur la Loggia. Entre la Badia et le palais du Podestat, le Granacci et Aristotile da San Gallo bâtirent un arc de triomphe, et au Canto de’Bischeri, le Rosso en plaça un autre, remarquable par la beauté de l’ordonnance et la variété des figures. Mais ce que l’on admira surtout, ce fut la façade en bois de Santa Maria del Fiore, qu’Andrea peignit en grisaille avec tant de perfection, que l’on n’aurait pu désirer mieux. Elle avait été construite en bois par Jacopo Sansovino, qui l’avait également enrichie de bas-reliefs et de statues, en sorte que le pape déclara que cet édifice n’aurait pas été plus beau, lors même qu’il eût été en marbre. C’était une invention de Laurent de Médicis, père de Léon X, quand il était vivant. Jacopo Sansovino fit encore, sur la place de Santa Maria Novella, un cheval semblable à celui de Rome. Une multitude d’ornements couvraient la salle du Pape, dans la Via della Scala, et la moitié de cette rue était pleine de belles peintures exécutées par divers artistes, mais pour la plupart dessinées par Baccio Bandinelli. En un mot, l’entrée de Léon X à Florence, qui eut lieu le 3 septembre 1516 offrit un apparat qui fut le plus grand et le plus beau qu’on ait jamais vu.

Revenons à Andrea. Sollicité de nouveau de faire un autre tableau pour le roi de France, il termina promptement une très belle Madone[33], qui fut expédiée aussitôt, et que les marchands vendirent quatre fois plus cher qu’il ne l’avaient eux-mêmes payée. Justement alors Baccio d’Agnolo venait de sculpter, pour une chambre de Pier Francesco Borgherini, diverses espèces de sièges, de coffres et un lit en noyer. Borgherini, voulant que les peintures fussent en harmonie avec l’excellence des autres travaux, chargea Andrea d’une partie des peintures en petites dimensions et représentant quelques faits de l’histoire de Joseph[34], dont plusieurs sujets avaient déjà été traités avec succès par le Granacci et Jacopo da Pontormo. Andrea s’efforça de l’emporter sur ses deux concurrents et y réussit parfaitement. Pendant le siège de Florence, Giovambatista della Palla essaya d’enlever ces peintures des parois où elles étaient fixées, pour les offrir au roi de France, mais, comme elles tenaient de manière que toute l’œuvre aurait été gâtée, on les laissa en place avec une Vierge du plus haut prix.

Andrea fit ensuite une tête de Christ, que les frères des Servi ont placée actuellement au-dessus de l’autel della Nunziata[35] ; elle est si belle, selon moi, que je ne sais si l’esprit humain est capable d’en imaginer une plus belle, en tant que tête de Christ. Les chapelles de l’église de San Gallo, hors la porte du même nom, renfermaient, outre deux tableaux d’Andrea, quantité de peintures qui ne les valaient pas. Comme il s’agissait d’en faire exécuter une nouvelle, les frères agirent auprès du possesseur de la chapelle, pour qu’il allouât cette œuvre à Andrea. Celui-ci se mit aussitôt à l’œuvre et représenta quatre personnages debout, discutant le mystère de la Trinité[36]. Saint Augustin, que distinguent ses habits épiscopaux et sa physionomie vraiment africaine, se tourne avec véhémence vers saint Pierre martyr, qui brandit un livre ouvert, dans une attitude et avec un geste vraiment terribles. Saint François, d’une main tenant un livre et de l’autre se pressant la poitrine, paraît animé d’une si vive ferveur, que son âme se fond, pour ainsi dire, dans ses paroles. Il y a en outre un saint Laurent, qui écoute en silence, comme un jeune homme et parait se rendre à l’autorité de ses aînés. Des deux figures agenouillées qui occupent le bas du tableau, la Madeleine, richement vêtue, est le portrait fidèle de la femme d’Andrea, car il ne peignait jamais de tête de femme que d’après la sienne, et si par hasard il prenait un autre modèle, soit par l’habitude qu’il avait pris de la dessiner, de l’avoir devant les yeux, et plus encore dans son esprit, il en arrivait à ce que toutes les têtes de femmes qu’il faisait lui ressemblaient. L’autre est un saint Sébastien nu, qui paraît plutôt vivant que peint. Certainement, cette œuvre, parmi tant de peintures à l’huile, fut considérée par les artistes comme la meilleure, tant y brillent la science des proportions dans les figures et la justesse de l’expression dans les visages. Les têtes de jeunes gens y respirent la douceur, celles des vieillards la dureté, et celles des hommes mûrs participent de ces deux caractères. En somme, cette composition est d’une rare beauté dans toutes ses parties ; elle est aujourd’hui à San Jacopo tra Fossi, au Canto agli Alberti, avec d’autres peintures du même auteur.

Tandis qu’Andrea allait ainsi vivant misérablement à Florence du produit de ces ouvrages sans pouvoir se tirer d’affaire, les deux tableaux qu’il avait envoyés en France étaient vus par François 1er et parmi tant de peintures qui lui avaient été expédiées de Rome, de Venise et de Lombardie, ils étaient jugés de beaucoup supérieurs à tous les autres. Comme le roi en faisait le plus grand éloge, on lui dit qu’il serait facile d’attirer Andrea en France à son service, ce qui fut très agréable au roi. Il donna donc des ordres pour que ce projet se réalisât et qu’on payât à Florence l’argent nécessaire pour le voyage ; Andrea se mit donc joyeusement en route pour la France, emmenant avec lui Andrea Sguazzella, son élève[37]. Arrivés à la cour, ils furent accueillis par le roi avec beaucoup de faveur, et le premier jour ne se passa pas sans qu’Andréa éprouvât la libéralité et la courtoisie de ce roi magnanime, qui lui fit présent de bonnes sommes d’argent et de riches habits. S’étant ensuite mis au travail, il se rendit si agréable au prince et à la cour, qu’il reçut des caresses de tout le monde, et qu’il lui semblait que sa fortune l’avait conduit d’une extrême misère à la suprême félicité. Il fit d’abord le portrait du Dauphin[38], à peine âgé de quelques mois tel qu’il était dans ses langes, peinture qu’il porta au roi, et pour laquelle il reçut en don trois cents écus d’or, puis un tableau de la Charité[39], qui fut très admiré, et que le roi estima autant qu’il le méritait. Il assigna au peintre une grosse pension et lui promit qu’il ne manquerait de rien, faisant toute chose pour le retenir, car il aimait le mode de faire et la rapidité de travail de cet homme facile à contenter. En outre. Andrea, ayant su gagner les bonnes grâces des courtisans exécuta pour eux de nombreux travaux ; certes, s’il eût considéré d’où il était parti et le point où le sort l’avait amené, il n’y a pas de doute qu’il serait arrivé au rang le plus brillant, sans parler des richesses qu’il aurait amassées. Mais, un jour qu’il travaillait, pour la reine-mère, à un saint Jérôme pénitent[40], il reçut de Florence des lettres de sa femme qui (n’importe pour quelle raison) le firent songer au départ. Il demanda donc au roi son congé, lui disant qu’il voulait aller à Florence ; que ses affaires mises en ordre, il reviendrait auprès de Sa Majesté de toute façon ; que, pour être plus en paix il ramènerait sa femme avec lui ; enfin qu’il rapporterait des peintures et des sculptures de prix. Le roi lui donna de l’argent pour cela en toute confiance, et Andrea jura sur l’Évangile qu’il reviendrait avant peu de mois.

Arrivé sans accident à Florence[41], il ne songea, pendant plusieurs mois, qu’à se divertir avec sa belle femme et ses amis. Finalement, le temps fixé pour son retour fut passé, et il arriva que les plaisirs, l’oisiveté et des constructions[42] qu’il entreprit, mangèrent son argent, et celui du roi. Néanmoins, il voulait repartir, mais les larmes et les prières de sa femme eurent plus d’empire sur lui que ses intérêts et les serments faits au roi. Pour faire plaisir à sa femme, il ne s’en retourna donc pas, et cette manière d’agir irrita le roi à tel point, que, de longtemps, il ne put regarder d’un bon œil aucun peintre florentin, et il jura que, si jamais Andrea lui tombait entre les mains il lui causerait plus de déplaisir que de plaisir, sans le moindre égard pour son talent. Ainsi Andrea, resté à Florence et tombé du sommet de la félicité dans la misère, chercha à se tirer d’embarras et à passer le temps le mieux qu’il put.

Lorsqu’il s’en alla en France, la Compagnia della Scalzo, pensant qu’il ne devait plus jamais revenir, avait alloué le reste des peintures de la cour au Francia Bigio, qui y avait déjà peint deux histoires, quand Andrea revint à Florence. La Compagnie fit en sorte qu’il reprit ce travail qu’il continua en faisant quatre histoires, l’une à côté de l’autre. Dans la première, saint Jean, prisonnier, est amené devant Hérode. Dans la deuxième, on voit le Festin d’Hérode et la Danse d’Hérodiade, avec des figures bien appropriées à ce sujet. Le troisième représente la Décollation de saint Jean, dans laquelle le bourreau, à demi-nu, est une figure remarquablement dessinée, ainsi que toutes les autres. Dans la quatrième. Hérodiade présente la tête de saint Jean à sa mère ; on y voit quelques figures plongées dans l’étonnement, qui sont faites avec de belles considérations. Ces peintures ont été, pendant un temps, l’objet des études d une foule de jeunes gens, qui sont aujourd’hui d’excellents maîtres. Hors la Porta a Pinti, au coin de la rue qui se dirige vers les Jésuites, il fit à fresque, dans un tabernacle, une Vierge assise tenant l’enfant Jésus[43], et accompagnée d’un petit saint Jean qui rit, non moins remarquable par sa vivacité et sa gentillesse que par la perfection avec laquelle il est peint. La tête de la Vierge est le portrait d’après nature de la femme d’Andrea. Ce tabernacle, à cause de l’incroyable beauté de la peinture, fut laissé sur pied, l’an 1530, pendant le siège de Florence, quand on détruisit le couvent des Jésuites et quantité d’autres édifices fort beaux.

Vers cette époque, Bartolommeo Panciatichi l’ancien, qui faisait en France de grandes affaires commerciales désirant laisser de lui un souvenir à Lyon, écrivit à Baccio d’Agnolo de demander à Andrea et de lui envoyer un tableau de l’Assomption de la Vierge avec les Apôtres autour du sépulcre[44]. Andrea conduisit cet ouvrage presque entièrement à fin ; mais le panneau s’étant fendu plusieurs fois, tantôt il y travailla, tantôt il le laissa de côté, si bien que le tableau n’était pas entièrement fini à sa mort. Plus tard, Bartolommeo Panciatichi le jeune recueillit dans sa maison cette peinture qui est vraiment digne d’éloges, à cause des admirables figures des Apôtres et celle de la Vierge entourée par un chœur de petits anges, tandis que d’autres la soutiennent et la portent avec une grâce extrême. Dans le fond du tableau, Andrea s’est représenté parmi les Apôtres avec tant de vérité qu’il paraît vivant. Au bout du jardin des Servi, et sur deux coins, Andrea fit deux peintures représentant la Vigne du Seigneur[45], c’est-à-dire, quand on la plante quand on la lie aux ceps, et ensuite quand ce père de famille appelle au travail ceux qui se tiennent oisifs, parmi lesquels un, à qui l’on demande s’il veut prendre du travail, s’est assis et se frotte les mains, en se demandant s’il doit y aller, de la même manière que l’on voit se tenir les fainéants qui ont peu d’envie de travailler. L’autre peinture[46] est beaucoup plus belle ; le même père de famille les fait payer tandis qu’ils murmurent et se plaignent. Entre autres, un qui compte son argent parait vivant, tant il est absorbé par ce qui l’intéresse ; il en est de même du fermier qui les paye. Ces peintures sont faites en clair-obscur, et travaillées à la fresque avec une extrême habileté professionnelle. Il fit ensuite dans le noviciat du même couvent, au sommet d’un escalier, une Pietà, peinte à fresque, dans une niche, qui est très belle[47]. Il peignit encore un petit tableau à l’huile représentant une Pietà et une Nativité[48], dans une chambre du couvent occupée par le général Angelo d’Arezzo. Il fit, pour Zanobi Bracci, qui désirait vivement avoir de ses œuvres, un tableau d’appartement représentant la Vierge agenouillée et qui, appuyée à un rocher, contemple le Christ couché sur des linges et regardant en souriant sa mère, à laquelle saint Jean debout semble dire, en le montrant, que c’est le vrai fils de Dieu[49]. Derrière eux, saint Joseph, la tête appuyée sur ses mains posées sur un rocher, livre son âme à une douce béatitude, en voyant la génération humaine divinisée par la naissance de Jésus.

Le cardinal Jules de Médicis ayant été chargé par le pape Léon X de faire orner de stucs et de peintures la voûte de la grande salle du Poggio a Caiano, palais et villa de la famille Médicis, situé entre Pistoia et Florence, le soin de présider à ces travaux et de les payer fut confié au magnifique Ottaviano de’Medici, comme à un homme qui, ne dérogeant pas de ses ancêtres, s’entendait à cette tâche, et aimait tous les artistes, se plaisant à rassembler dans son palais les œuvres d’art des meilleurs maîtres. Il voulut donc, donnant la direction de tout le travail au Francia Bigio, qu’il n’en peignit que le tiers, qu’Andrea en fit le deuxième tiers, et Jacopo da Puntormo le dernier tiers. Mais il n’obtint pas que cette œuvre fût terminée, bien qu’il les pressât et quel que fût l’argent qu’il leur donnât ou qu’il leur promît. Andrea seul termina avec beaucoup de soin, sur une paroi, une scène représentant César qui reçoit le tribut de tout le règne animal[50] ; il fit tous ses efforts pour surpasser le Francia et Jacopo, et y introduisit des difficultés qui n’étaient plus en usage, en y ménageant une magnifique perspective et un escalier très difficile à rendre, qui est orné de statues et aboutit au trône de César. Parmi les esclaves qui portent des animaux ou des oiseaux, on remarque un Indien vêtu d’une casaque jaune et l’épaule chargée d’une cage, avec des perroquets dedans ou au-dessus. Divers personnages conduisent des chèvres indiennes, des lions, des girafes, des panthères, des loups-cerviers et des singes ; entre autres belles fantaisies qui complètent cette fresque divine, nous citerons encore le nain qui est assis sur l’escalier. Il tient une boite dans laquelle est un caméléon, si bien fait que l’on ne peut imaginer rien de mieux proportionné que cette étrange bête, si difforme qu’elle soit. Il est vraiment déplorable que la décoration de cette salle n’ait pas été terminée, car elle est dans son genre la plus belle salle du monde[51].

De retour à Florence, Andrea fit, sur un tableau, un saint Jean-Baptiste nu et à mi-corps[52], pour Giovan Maria Benintendi, qui le donna plus tard au seigneur duc Cosme. Pendant que les choses se passaient de cette manière, Andrea songeait souvent à la France, en soupirant du fond du cœur, et s il avait espéré trouver le pardon de la faute commise, il n’y a pas de doute qu’il y serait retourné. Pour tenter la fortune et voir si en cela son talent ne lui viendrait pas en aide, il peignit, sur un tableau, un saint Jean-Baptiste demi-nu[53], avec l’intention de l’envoyer au grand maître de France[54], afin que ce seigneur s’employât à le faire rentrer en grâce auprès du roi. Mais, je ne sais pour quel motif, il ne le lui envoya pas autrement ; Octaviano de’Medici, qui était grand admirateur de son talent, le lui acheta ainsi que deux Madones[55], qui sont aujourd’hui dans son palais.

Peu de temps après, Zanobi Bracci lui fit faire, pour Mgr de Beaune[56], un tableau qu’Andrea exécuta avec tout le soin imaginable, dans l’espoir qu’il lui ramènerait la faveur de François 1er. au service duquel il désirait retourner. Il fit encore un tableau pour Lorenzo Jacopo, d’une grandeur bien supérieure à ses dimensions habituelles, et qui renferme une Vierge assise, tenant son fils dans ses bras, avec deux autres figures qui l’accompagnent et sont assises sur des escaliers : ce tableau n’est pas inférieur comme dessin et comme coloris à ses autres œuvres. Il peignit pareillement un tableau de la Vierge pour Giovanni d’Agostino Dini, et le portrait d’après l’original de Cosimo Lapi, qui est si beau qu’il paraît vivant[57].

L’an 1523, la peste éclata à Florence et dans quelques endroits des environs ; grâce à l’entremise d’Antonio Brancacci, pour fuir la peste et pour trouver quelque travail, Andrea alla à Mugello, pour faire un tableau, chez les religieuses camaldules de San Piero a Luco. Il y emmena sa femme, sa belle-fille, sa belle-sœur et un de ses élèves. Étant tranquille dans ce lieu, il commença le tableau, et comme les vénérables religieuses l’accablaient chaque jour davantage de prévenances et de soins, lui, sa femme et sa suite, il apporta à cette œuvre toute l’application imaginable. Ce tableau[58] représente le Christ mort, pleuré par la Vierge, saint Jean l’évangéliste et la Madeleine ; ces figures sont si vivantes qu’elles paraissent avoir le souffle et l’esprit. On reconnaît dans saint Jean la douce affection qui animait cet Apôtre, de même que l’amour dans la Madeleine éplorée et une extrême douleur dans le visage et l’attitude de la Vierge, qui émeut profondément saint Pierre et saint Paul contemplant le corps du Sauveur du monde étendu sur les genoux de sa mère. On peut dire avec vérité que ce tableau a valu plus de célébrité au monastère de San Piero que toutes les constructions qu’on y a élevées, si magnifiques et si extraordinaires qu’elles soient.

Ce tableau terminé, comme le danger de la peste n’était pas encore passé, Andrea resta quelques semaines de plus dans ce couvent, où il était bien vu et bien traité. Pour ne pas demeurer dans l’inaction, il employa ce temps à peindre non seulement la Visitation qui est dans l’église, en guise de couronnement d’une vieille peinture, au-dessus de la crèche, mais encore, sur une petite toile, une très belle tête du Christ[59], à peu de chose semblable à celle qui est sur l’autel de la Nunziata, mais non terminée. Ayant ainsi passé sans danger le temps de la peste et ayant laissé aux religieuses une œuvre qui peut lutter avec les meilleures qui aient été faites de nos jours, il revint à Florence et peignit sur un tableau, pour son intime ami Bicchieraio da Gambassi, la Vierge avec l’Enfant Jésus dans les airs, et, au dessus, quatre saints[60] ; sur la prédelle, il plaça le portrait de Bicchieraio et de sa femme. Zanobi Bracci lui demanda aussi, pour une chapelle de sa villa de Rovezzano, un très beau tableau de la Vierge allaitant son Enfant, avec un saint Joseph[61] ; ces figures ont tant de relief qu’elles paraissent se détacher du tableau, qui est aujourd’hui chez Messer Antonio Bracci, fils de Zanobi. À la même époque, Andrea fit encore, dans la cour dello Scalzo, deux autres histoires représentant l’Apparition de l’Ange à Zacharie dans le temple, et la Visitation de la Vierge, belle à merveille.

Lorsque Frédéric II, duc de Mantoue, traversa Florence pour aller se présenter à Clément VII, il vit, au-dessus d’une porte du palais Médicis, le célèbre portrait de Léon X, peint par Raphaël, où ce pape est représenté entre le cardinal Jules de Médicis et le cardinal de’Rossi. En homme qui appréciait de si belles peintures, il désira vivement l’avoir en sa possession ; aussi, quand il fut arrivé à Rome, le demanda-t-il en don au pape, qui le lui accorda gracieusement. On écrivit donc à Ottaviano de’Medici, qui avait sous sa tutelle Hippolyte et Alexandre, de le faire mettre en caisse et de l’expédier à Mantoue. Cette chose déplut infiniment au magnifique Ottaviano, qui ne voulait pas priver Florence d’une pareille peinture, et s’étonna que le pape y eût renoncé si facilement. Néanmoins, il répondit qu’il ne manquerait pas de servir le duc. mais que le cadre étant mauvais, il en faisait faire un neuf, et qu’aussitôt qu’il serait doré il enverrait le portrait à Mantoue, ce qu’il faisait pour ménager, comme on dit vulgairement, la chèvre et le chou. Il fit appeler secrètement Andrea, lui raconta ce qui se passait et lui dit qu’il n’y aurait d’autre remède que de faire une copie aussi exacte que possible et de l’envoyer au duc, à la place de l’original, que l’on tiendrait soigneusement caché. Andrea promit de faire ce qui serait en son pouvoir, et se pourvut d un panneau complètement semblable en grandeur et dans toutes ses parties, qu’il peignit en secret chez Ottaviano. Il reproduisit tout[62], et jusqu’aux moindres taches de saleté, avec une si merveilleuse fidélité que, quand il eut achevé son travail, Ottaviano, qui cependant était un excellent connaisseur, fut incapable de distinguer l’un de l’autre ni la copie de l’original. Après avoir caché le tableau de Raphaël, on envoya le tableau d’Andrea, avec un cadre semblable, au duc de Mantoue qui en fut ravi, Jules Romain, peintre et élève de Raphaël, ne s’étant aperçu de rien et ayant donné au tableau les plus grands éloges. Jules Romain serait toujours resté dans la même opinion s’il n’eût été désabusé par Giorgio Vasari qui, protégé dans son enfance par Ottaviano, avait été admis à voir travailler Andrea. Après avoir montré une foule d’antiquités à Giorgio, qui l’avait rencontré à Mantoue, Jules lui recommanda le portrait de Léon X comme la meilleure peinture de la ville. « C’est une très belle chose, lui répondit Vasari, mais elle n’est pas pour cela de la main de Raphaël. — Comment ! s’écria Jules, ne sais-je pas ce qu’il en est, moi qui reconnais mes propres coups de brosse ? — Vous croyez les reconnaître, reprit Giorgio, mais vous vous trompez, car ce tableau est de la main d’Andrea del Sarto, et, pour vous le prouver, voici la marque qu’il y mit à Florence, pour ne pas les confondre quand ils y étaient tous deux. » Là-dessus, le tableau fut retourné et Jules Romain, s’étant assuré du fait, dit : « J’estime ce morceau autant et même infiniment plus que s’il était de la main de Raphaël, car il est vraiment extraordinaire qu’un artiste éminent puisse imiter à ce point la manière d’un autre. » Ainsi, grâce au jugement de Messer Ottaviano, le duc fut satisfait et Florence ne fut pas privée d’une œuvre remarquable qui est actuellement dans la garde-robe du duc Cosme. Pendant qu’Andréa peignait ce portrait, il fit encore, pour Ottaviano, un tableau renfermant la seule tête du cardinal Jules de Médicis, qui fut ensuite le pape Clément, copiée du tableau de Raphaël et fort belle ; cette tête fut donnée plus tard par Messer Ottaviano au vieil évêque de’Marzi[63]

On lui commanda pour Pise un tableau divisé en cinq compartiments, pour la Madone de Sainte Agnès, le long des murs de la ville, entre la vieille citadelle et la cathédrale. La Madone miraculeuse se trouve placée entre deux de ces compartiments, qui représentent saint Jean-Baptiste et saint Pierre. Dans les trois autres, Andrea peignit sainte Catherine martyre, sainte Agnès et sainte Marguerite. Ces figures de femmes sont regardées comme les plus gracieuses et les plus belles qui soient jamais sorties de sa main[64].

Messer Jacopo, frère des Servi, avait relevé une femme d’un vœu, sous la Condition qu’elle ferait faire une Madone au-dessus et à l’extérieur de la porte latérale de la Nunziata, qui conduit au cloître Jacopo alla trouver Andrea et lui dit que la somme affectée à cette destination n’était pas forte, mais que, néanmoins, il lui paraissait juste que cet ouvrage fût exécuté par lui, Andrea, qui s’était acquis tant de réputation par ses travaux dans ce même lieu. Andrea, bonne et douce personne, se laissant entraîner par les insinuations du religieux et par l’amour de la gloire, répondit qu’il s’en chargerait volontiers ; bientôt après il se mit à l’œuvre et représenta la Vierge assise, avec l’Enfant Jésus à son cou et un saint Joseph appuyé sur un sac et les yeux fixés sur un livre ouvert. Cette fresque[65], par la pureté du dessin, la grâce du coloris et la vigueur du relief, montre qu’Andrea avait de beaucoup surpassé tous les peintres qui avaient travaillé avant cette époque.

Pour achever la décoration de la cour dello Scalzo, il ne manquait plus qu’un compartiment à remplir ; Andrea, qui avait agrandi sa manière en voyant les statues que Michel-Ange avait, en partie commencées et en partie finies, pour la sacristie de San Lorenzo, mit la main à cette dernière peinture et représenta la Naissance de saint Jean-Baptiste. Cette fresque, infiniment supérieure en beauté et en relief à celles qu’il avait déjà faites dans le même endroit, est la plus haute expression de sa nouvelle manière. Dans cette œuvre, entre d’autres belles figures, il y en a une qui représente une femme portant le nouveau-né à sainte Élisabeth, couchée sur un lit ; de Zacharie, qui écrit le nom de son fils sur un papier posé sur son genou, on peut dire qu’il ne lui manque que le souffle. Aussi belle est une vieille, assise sur un escabeau, laquelle rit avec malice en songeant à la maternité tardive d’Élisabeth ; son attitude, son air sont aussi vrais que la nature même. Après avoir terminé cette œuvre, qui est certainement digne de tout éloge, Andrea peignit, pour le général du couvent de Vallombrosa, un tableau renfermant quatre belles figures de saints : saint Jean-Baptiste, San Giovanni Gualberto, fondateur de cet ordre, saint Michel et saint Bernard, cardinal et religieux de l’ordre, avec quelques petits anges qu’on ne saurait imaginer plus vivants ni plus beaux. Ce tableau[66] est à Vallombrosa, dans une chapelle située sur le sommet d’un rocher où certains moines, séparés de leurs frères, vivent presque en ermites, dans des chambres appelées les cellules. Il fit ensuite un tableau que Giuliano Scala envoya à Serrezzana, et sur lequel est représentée la Vierge assise tenant son Fils entre différents saints, dont deux en demi-figures jusqu’aux genoux[67] ; on estime que ce tableau n’est pas inférieur aux autres œuvres d’Andrea. Une Annonciation[68], renfermée dans un cadre demi-circulaire, formait le couronnement de ce tableau ; elle fut abandonnée, en paiement d’une dette d’argent, à Giuliano Scala qui la plaça dans sa chapelle de l’église des Servi.

Andrea s’était engngé, de longues années auparavant, à peindre une Cène[69] dans le réfectoire de San Salvi, à l’époque où il décora un arc avec quatre figures. Cette promesse était restée oubliée, quand un abbé, homme d’esprit et de jugement, s’en souvint et voulut qu’Andréa la réalisât. L’artiste n’opposa aucune résistance, et, tout en y travaillant de temps en temps^ entièrement à son aise, il acheva en peu de mois cette fresque, qui est regardée à bon droit comme le morceau le plus facilement dessiné et le plus vigoureusement peint qu’il ait jamais fait et même qui se puisse faire. Il donna de la grandeur, de la majesté et une grâce infinie à toutes les figures, en sorte que les paroles me manquent pour parler convenablement de cette œuvre, qui frappe de stupeur tous ceux qui la voient. Aussi n’est-il pas étonnant que sa beauté l’ait préservée, l’an 1529, pendant le siège de Florence, quand les soldats et les pionniers détruisirent les faubourgs de la ville, tous les monastères, les hôpitaux et les édifices environnants. Ils avaient déjà abattu l’église et le campanile de San Salvi, et commençait à détruire le couvent, quand ils arrivèrent devant la Cène du réfectoire. À la vue de cette merveilleuse peinture, leur chef, qui peut-être en avait entendu parler, les arrêta et leur ordonna d’épargner le reste du couvent, se réservant d’en venir à cette extrémité lorsqu’on ne pourrait plus faire autrement.

Andrea peignit ensuite, pour la confrérie de San Jacopo, dite Il Nicchio, sur une bannière destinée à être portée dans les processions, un saint Jacques qui caresse un enfant habillé en flagellant, en le prenant par le menton, et un autre qui tient un livre à la main[70]. Il fit ensuite le portrait d’un frère convers de Vallombrosa, qui, pour les besoins de la communauté, résidait toujours dans leur maison de campagne ; cet homme, qui était l’ami d’Andrea, voulut être représenté sous une treille que battaient la pluie et le vent, comme cela lui arrivait souvent Quand Andrea eut achevé cet ouvrage, comme il lui restait des couleurs et de la chaux, il prit une tuile, appela sa femme Lucrezia et lui dit : « Viens ici, je vais faire ton portrait, afin que l’on voie à quel point tu es bien conservée à ton âge, et que l’on reconnaisse en même temps comme tu es loin de ressembler à tes premiers portraits. » Mais Lucrezia, qui avait peut-être d’autres idées, ayant refusé de poser, Andrea, comme par pressentiment de sa fin prochaine, se peignit lui-même sur sa tuile, à l’aide d’un miroir, et avec une telle perfection qu’il paraît vivant. Ce portrait[71] est maintenant chez Madonna Lucrezia, sa veuve[72], qui vit encore. Il fit pareillement le portrait d’un chanoine de Pise, son ami et ce portrait, aussi beau que naturel, est encore à Pise[73].

Il commença, pour la Seigneurie[74], des cartons d’après lesquels on aurait peint, sur les dossiers d’appui de la tribune publique, de belles fantaisies au-dessus des divers quartiers de la ville, avec les bannières des différents Arts portées par des enfants, et, en outre, les images de routes les vertus entremêlées à celles des fleuves et des montagnes les plus célèbres du domaine de Florence. Mais cette œuvre resta inachevée, à cause de la mort d’Andrea ; il en fut de même pour le tableau presque terminé qu’il fit pour les moines de Vallombrosa, et qui était destiné à leur abbaye de Poppi, dans le Casentin. On y voit une Assomption de la Vierge environnée d’une foule de petits anges et accompagnée de saint Gualbert, saint Bernard cardinal, sainte Catherine et San Fedele ; ce tableau[75] est actuellement tel qu’il est, inachevé, dans l’abbaye de Poppi. Pareille chose arriva encore à un petit tableau[76] qui devait aller, une fois terminé, à Pise. Il laissa complètement terminé un fort beau tableau, qui est aujourd’hui dans la maison de Filippo Salviati et plusieurs autres.

Presque dans le même temps, Giovambattiste della Palla avait acheté tout ce qu’il avait pu trouver, à Florence, de peintures et de sculptures précieuses, faisant copier celles qu’il ne pouvait avoir, et dépouillant ainsi la ville sans scrupules, afin de composer pour le roi de France la plus riche collection que l’on pût voir. Comme il désirait qu’Andréa rentrât en grâce auprès du roi et se remît à son service, il lui fit peindre deux tableaux. Dans le premier, Andrea représenta le Sacrifice d’Abraham[77] avec tant de soin, que l’on jugea qu’il n’avait rien produit de mieux jusqu’alors. Le visage d’Abraham exprime divinement cette fermeté et cette foi ardente qui le poussaient à immoler sans hésiter son propre fils ; en même temps, il est tourné vers un ange admirable qui arrête le coup meurtrier. Je ne dirai rien de l’attitude et des vêtements du vieillard ; ils sont au-dessus de tout éloge. Quant à Isaac, ce tendre et bel enfant, tout nu, paraît trembler de frayeur, par crainte du supplice, et à demi mort, sans avoir été frappé. Son cou a été hâlé par le soleil, durant le voyage de trois jours, tandis que le reste de son corps, protégé par ses habits qui gisent à terre, est d’une extrême blancheur. Pareillement le bélier, au milieu des épines, paraît vivant ; il y a encore un âne qui paît sous la garde des serviteurs d’Abraham, et un paysage si admirablement exécuté, que celui même où le fait se passe ne pouvait être ni plus beau ni autrement. Après la mort d’Andrea et l’emprisonnement de Battista della Palla[78], Filippo Strozzi acheta ce tableau et le donna au seigneur Alfonso Davalos, marquis del Vasto, qui l’envoya dans l’île d’Ischia, près de Naples, où on le mit en compagnie d’autres peintures remarquables. L’autre tableau représentait une très belle Charité avec trois enfants[79] ; il fut vendu par la veuve d’Andrea à Domenico Conti.

Sur ces entrefaites, le magnifique Ottaviano de’Medici, voyant combien Andrea, à cette date, avait amélioré sa manière, voulut avoir un tableau de sa main. Andrea, désireux de bien le servir, parce qu’il était l’obligé de ce seigneur qui avait toujours favorisé les beaux génies et en particulier les peintres, lui fit une Madone assise à terre, avec l’Enfant Jésus à cheval sur ses genoux et tournant la tête vers un petit saint Jean porté par sainte Élisabeth[80]. Lorsque Andrea eut achevé cette Sainte Famille, qui est dessinée avec un soin incroyable, il la porta à Ottaviano ; mais, comme le siège avait été mis devant Florence, ce seigneur avait bien d’autres pensées en tête ; il le remercia beaucoup, s’excusa de ne pas prendre son tableau et lui dit de le donner à qui il voudrait. Andrea ne répondit autre chose que le tableau, ayant été fait pour lui, serait toujours à lui. « — Vends-le, répliqua Ottaviano, vends-le, et sers-toi de l’argent que tu en auras, car, vois-tu, je sais ce que je dis. » Andrea s’en alla donc avec son tableau, mais, quelques sommes qu’on lui en offrit ailleurs, il ne voulut jamais le vendre. Après le siège et la rentrée des Médicis à Florence, il le présenta de nouveau à Ottaviano qui, cette fois, le prit volontiers et le lui paya, en guise de remerciements, le double du prix convenu. Cette Sainte Famille orne aujourd’hui la chambre de Madonna Francesca, femme du magnifique Ottaviano et sœur du très révérend Salviati, laquelle n’estime pas moins les belles peintures que son mari. Andrea fit un autre tableau, presque semblable à celui de la Charité, dont nous avons parlé ci-dessus, pour Giovanni Borgherini ; il renferme une Vierge, un petit saint Jean qui tend à Jésus une boule figurant le monde, et la tête d’un saint Joseph, très belle[81].

Paolo de Terrarossa, ami de tous les peintres, ayant vu l’ébauche du Sacrifice d’Abraham, dont nous avons parlé plus haut, en demanda une copie à Andrea, qui la lui fit volontiers, et de telle sorte que, malgré sa petite dimension, elle ne le cède en rien à l’original, qui est plus grand. Elle plut infiniment à Paolo, qui lui en demanda le prix, estimant qu’elle devait coûter ce qu’elle valait réellement ; mais, Andrea lui ayant dit un chiffre véritablement dérisoire. Paolo, presque honteux et levant les épaules, lui donna ce qu’il voulait. Il envoya ensuite le tableau à Naples, et c’est le plus beau qu’il y ait en cet endroit.

Pendant le siège de Florence, quelques capitaines avaient déserté la ville et emporté la solde de leurs compagnies. Andrea fut requis[82] de peindre, sur la façade du palais du Podestat donnant sur la place, ces traîtres, et quelques autres citoyens, qui, ayant fui, avaient été déclarés rebelles. Il dit qu’il le ferait, mais afin de ne pas recevoir le surnom des Pendus, comme Andrea dal Castagno, il sema le bruit qu’il avait chargé de ce travail un de ses élèves nommé Bernardo del Buda. Puis, ayant fait construire en planches un grand atelier, où il entrait et sortait de nuit, il représenta ces figures avec une rare perfection. Les soldats déserteurs peints sur la façade de la Mercatanzia Vecchia ont été, il y a déjà longtemps, passés à la chaux, pour qu’on ne puisse plus les voir, et les citoyens rebelles peints tout entiers de sa main, sur la façade du Palais du Podestat, ont également disparu.

Dans les derniers temps de sa vie, Andrea étant très intimement lié avec les directeurs de la Compagnia di San Bastiano[83], qui est derrière les Servi, il leur fit un saint Sébastien à mi-corps[84], d’une telle beauté qu’il parut bien que c’étaient les derniers coups de pinceau qu’il avait à donner.

Le siège de Florence terminé, Andrea attendait toujours que les choses s’arrangeassent, bien qu’il eût peu d’espoir d’être jamais rappelé par le roi de France, Giovambattista della Palla ayant été mis en prison, quand Florence, après la capitulation, se remplit de vivres et de soldats. Parmi ceux-ci se trouvaient des lansquenets malades de la peste, qui épouvantèrent la ville et la laissèrent ensuite infectée. Soit qu’Andréa en eût été atteint, soit qu’il eût mangé avec excès, après avoir beaucoup souffert de la disette pendant le siège, toujours est-il qu’un jour il tomba gravement malade. Il se mit au lit sans savoir quel remède apporter à son mal et sans être bien soigné, sa femme se tenant le plus loin de lui qu’elle put, par crainte de la peste. On dit qu’il mourut[85] ainsi, sans que presque personne s’en aperçût. Les membres de la Compagnia dello Scalzo déposèrent, sans aucun apparat, son corps dans leur sépulture ordinaire de l’église des Servi, qui est située non loin de la maison qu’il habitait. Sa mort fut une perte immense pour les arts et pour sa patrie, car il n’avait que quarante-deux ans, et jusqu’à son dernier jour, il ne cessa de marcher de progrès en progrès, de sorte que plus il aurait vécu, plus il aurait élargi les limites de l’art.

Il n’y a pas de doute que, s’il se fût fixé à Rome, lorsqu’il y alla pour voir les restes de l’antiquité et les ouvrages de Raphaël et de Michel-Ange, il aurait donné à ses compositions plus de richesse et de grandeur, et serait arrivé un jour à plus de finesse et de force dans ses figures, ce qui n’est arrivé effectivement qu’à ceux qui sont restés quelque temps à Rome, à étudier les œuvres précitées et à les considérer attentivement. Il avait, de nature, une manière si douce et si gracieuse dans le dessin, un coloris si chaud et si facile, aussi bien dans la fresque que dans la peinture à l’huile, que, s’il avait séjourné dans cette ville, il aurait surpassé tous les artistes de son temps. Quelques-uns croient que l’abondance des sculptures et des peintures anciennes et modernes qu’il rencontra à Rome et que la vue de tous ces élèves de Raphaël qui dessinaient avec un aplomb et une hardiesse qui lui ôtaient, à lui, si timide, tout espoir de les surpasser, furent cause qu’il s’effraya et trouva meilleur de retourner à Florence. C’est là qu’en méditant, peu à peu, sur ce qu’il avait vu, il perfectionna son talent au point que ses ouvrages sont très estimés et très admirés, et qu’en outre il eut plus d’imitateurs après sa mort que pendant sa vie. Les personnes qui ont de ses tableaux les conservent précieusement et celles qui en possédaient, et qui ont voulu les vendre, en ont tiré trois fois plus qu’elles ne les avaient achetés ; attendu qu’il eut toujours un prix médiocre de ses œuvres, tant à cause de sa timidité naturelle que parce que certains sculpteurs sur bois, qui exécutaient les plus beaux ameublements des maisons des citoyens, ne lui faisaient jamais faire aucune commande, pour servir leurs amis, sauf lorsqu’ils le savaient tout à fait dans le besoin, et alors il se contentait du moindre salaire. Mais cela n’empêche pas que ses productions ne soient très précieuses et à bon droit estimées, car il fut un des plus grands et meilleurs maîtres que nous ayons eus jusqu’à présent.

Quand il dessinait des objets d’après nature, pour les mettre en œuvre il faisait des esquisses à peine ébauchées, car il lui suffisait de voir le mouvement général ; ensuite, quand il voulait les reproduire, il les conduisait à perfection). Ainsi les dessins lui servaient plutôt pour garder le souvenir de ce qu’il avait vu, que pour ; copier ensuite ses peintures d’après eux. Il eut quantité de disciples, mais tous ne firent pas le même apprentissage sous lui, quelques-uns restèrent peu et d’autres longtemps, non à cause de lui mais par la faute de sa femme qui, sans égard pour aucun, leur commandait impérieusement et ne les laissait pas en repos. Après sa mort, les dessins d’Andrea et tout ce qui touchait son art parvinrent par héritage entre les mains de Domenico Conti, qui fit peu de profit dans la peinture, et à qui une nuit, tous les dessins, les cartons et ce qui lui provenait d’Andrea, furent volés, sans qu’on ait jamais su par qui, mais on soupçonna que ce fut un artiste. Ne voulant pas se montrer ingrat, après de tels bienfaits reçus de son maître et désireux de lui donner, après sa mort les honneurs qu’il mérita, il fit en sorte que courtoisement Raffaello da Montelupo lui fit une table en marbre très ornée, qui fut encastrée dans un pilastre de l’église des Servi, avec une épitaphe composée par le savant Messer Pier Vettori.

Quelque temps après, des fabriciens de cette église, plus par ignorance que par haine de sa mémoire, mécontents que cette pierre eût été posée sans leur permission, firent en sorte qu’elle fut enlevée. et qu’on ne l’a pas encore replacée autre part. Peut-être la fortune voulut-elle nous montrer que non seulement le destin peut agir sur les hommes pendant leur vie, mais encore sur leur mémoire, après leur mort. Bien au contraire, les œuvres et le nom d’Andrea sont assurés d’une longue durée et mes écrits contribueront, je l’espère, à perpétuer leur mémoire. Concluons donc que, si Andrea manqua de caractère dans le cours de sa vie, se contentant de peu, il n’en est pas moins vrai que dans l’art il eut un génie élevé et expéditif, qu’il fut habile dans tout genre de travail ; ses œuvres, outre l’ornement qu’elles apportent aux lieux où elles sont placées, ont été d’une grande utilité aux artistes, pour la manière, le dessin et le coloris, le tout avec moins d’erreurs que n’en a commis tout autre peintre florentin. En effet, comme on l’a dit plus haut, il entendit parfaitement les ombres et les lumières, la fuite des objets dans les parties obscures ; il peignit ses œuvres avec une douceur qui ne manque pas d’énergie ; il montra, en outre, la manière de peindre la fresque avec une parfaite union de couleurs et sans grandes retouches à sec, ce qui fait paraître toute œuvre sortie de ses mains comme peinte en un seul jour. Aussi peut-il être donné comme exemple de toute façon aux artistes toscans et tenir entre les génies les plus renommés la palme la plus louangeuse et la plus honorée.



  1. Le 16 juillet 1486, d’après le registre des Baptêmes. Son père s’appelait Angelo di Francesco. Lui-même, dans son testament de 1527, s’intitule Andreas Angeli Francisci, pictor.
  2. Andrea est immatriculé à l’Art des Médecins et Pharmaciens le 12 décembre 1508.
  3. Ces rideaux n’existent plus : peints par Andrea Feltrini, en 1510
  4. actuellement à l’ Académie des Beaux-Arts.
  5. Supprimée en 1785.
  6. Existent encore, mais en mauvais état.
  7. En 1514.
  8. Tableau inconnu.
  9. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts.
  10. Au palais Pitti.
  11. Église supprimée dans le courant du XIXe siècle.
  12. En 1509.
  13. Le 15 juin 1519.
  14. Toutes ces peintures existent encore.
  15. Elle est presque détruite.
  16. Tous ces tableaux sont perdus.
  17. Terminée en 1514, signée : MDXIIII ANDREAS FACIEBAT.
  18. Né en 1492, et qui, à partir de 1530, vécut toujours en France.
  19. Une Annonciation, au palais Pitti.
  20. Id., signée : ANDREA DEL SARTO.
  21. Collection Cowper, en Angleterre.
  22. Tableau perdu.
  23. Qui est toujours dans la famille Gaddi-Poggi.
  24. Ces deux tableaux sont perdus.
  25. Elle s’appelait Lucrezia di Baccio del Fede.
  26. Aux Offices, signé : AND. SAR. FLOR, FAC. MDXVII
  27. Perdu.
  28. Ces fresques, commencées en 1511, interrompues en 1518 par le voyage en France, furent reprises en 1522, et terminées en 1526.
  29. Au musée de Munich (?)
  30. Tableau inconnu.
  31. Musée de Vienne, signé : AND. SAR. FLO. FAC.
  32. Il vint le 14 novembre 1512.
  33. Au Musée du Louvre.
  34. Deux de ces tableaux sont au palais Pitti ; l’un d’eux est signé : ANDREA DEL SARTO FACIEBAT. Ceux du Pontormo sont aux Offices.
  35. Toujours en place.
  36. Au palais Pitti, signé : AND. SAR. FLO. FAC.
  37. Fin mai 1518.
  38. Mort en 1536 Peinture perdue.
  39. Au Musée du Louvre, signée : ANDREAS SARTUS FLORENTINUS ME PINXIT M. D. XVIII. Transportée sur toile.
  40. Tableau inconnu.
  41. En 1519 ; Sguazzella resta en France.
  42. Le 15 octobre 1520, il achète un terrain, via del Mandorlo, pour y construire une maison.
  43. Existe encore, en mauvais état.
  44. Actuellement au palais Pitti, de même qu’un tableau analogue ; commandé en 1526 par Margerita Passerini.
  45. Le mur tomba en 1704 et avec lui les peintures.
  46. L’autre peinture existe encore, mais entrés mauvais état.
  47. Actuellement aux Offices.
  48. Peintures perdues.
  49. Au palais Pitti.
  50. Existe encore, peinte en 1521.
  51. Terminée par Alessandro Allori, en 1580.
  52. Au Palais Pitti.
  53. Au Palais Pitti.
  54. Anne de Montmorency, mort en 1567.
  55. Tableaux inconnus.
  56. Baron de Semblançay, surintendant des finances, pendu en 1527.
  57. Ces tableaux sont perdus.
  58. Terminé en 1524 ; au palais Pitti. La prédelle est toujours dans l’église de Luco.
  59. Tableau perdu.
  60. Au palais Pitti. Les 4 Saints sont : saint Jean-Baptiste, sainte Marie-Madeleine, saint Sébastien et saint Roch.
  61. Tableau perdu.
  62. En 1524. La copie faite par Andrea est actuellement au Musée de Naples ; l’original au palais Pitti.
  63. Tableau non retrouvé.
  64. Ces cinq figures sont actuellement dans le chœur du dôme de Pise.
  65. Appelée la Madonna del Sacco, datée 1525. Cette même année, il est cité dans le vieux Livre des Peintres, de la manière suivante : Andrea d’Agnolo del Sarto, dipintore, 1525.
  66. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts, daté 1528.
  67. Musée de Berlin, daté 1528.
  68. Au palais Pitti.
  69. Commandée le 15 juin 1519 par don Ilario Panichi, abbé de San Salvi, pour 38 florins d’or. Cette fresque existe encore.
  70. Aux Offices.
  71. Aux Offices, salle des portraits.
  72. Morte en 1570.
  73. Portrait perdu.
  74. Décret du 30 octobre 1525.
  75. Au palais Pitti.
  76. Une Madone, actuellement dans le Dôme de Pise, autel de la Madonna delle Grazie.
  77. Ce tableau est au Musée de Lyon, et la copie dont il est parlé plus bas au Musée de Dresde, ou inversement.
  78. Dans la citadelle de Pise, où il mourut.
  79. Collection Ashburnham, à Tunbridge-Wells, en Angleterre.
  80. Au palais Pitti.
  81. Tableau perdu.
  82. En 1530.
  83. Le 2 février 1529, il est inscrit membre de la Compagnie.
  84. Tableau perdu.
  85. Le 22 janvier 1531. [Livre de la Compagnie de saint Sébastien, aux Archives de Florence.]