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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Andrea MANTEGNA

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LES VIES
DES PLUS EXCELLENTS
Peintres, Sculpteurs et Architectes



Andrea MANTEGNA
Peintre mantovan, né en 1431, mort en 1506

Andrea Mantegna, né d’une famille très modeste sur le territoire de Mantoue[1], et bien qu’ayant dans son enfance gardé les troupeaux, parvint à un si haut point, grâce à sa fortune et à son mérite, qu’il obtint d’être nommé chevalier, ainsi que nous le dirons en son lieu. Quand il fut un peu plus âgé, on le conduisit à la ville où il se mit à la peinture sous Jacopo Squarcione[2], peintre padouan, qui le prit dans sa maison et peu après, reconnaissant sa belle intelligence, l’adopta pour son fils[3]. Et comme le Squarcione savait bien ne pas être le premier peintre du monde et qu’il voulait qu’Andrea en apprît plus qu’il n’en savait lui-même, il le fit étudier sur des moulages de statues antiques et, sur des tableaux sur toile qu’il fit venir de divers endroits, particulièrement de Toscane et de Rome[4]. Andrea apprit ainsi beaucoup dans sa jeunesse. En outre, le voisinage de Marco Zoppo, Bolonais, de Dario da Trevisi et de Niccolo Pizzolo, Padouan, tous disciples de son maître et père adoptif, ne lui fut pas un médiocre stimulant dans son désir d’apprendre.

Il n’avait pas plus de dix-sept ans quand il peignit le tableau[5] du maître-autel de Santa Sophia, à Padoue, qui paraît l’œuvre d’un vieux maître exercé et non pas d’un jeune homme. Il fut ensuite alloué au Squarcione[6] de peindre la chapelle de Saint-Christophe, qui est dans l’église degli Eremitani di Sant’Agostino, à Padoue, travail qu’il donna à faire à Niccolo Pizzolo et à Andrea[7]. Niccolo y exécuta un Dieu le Père, assis dans toute sa majesté, entre les Docteurs de l’Église[8], peinture qui ne fut pas estimée moins bonne que celles d’Andrea, dans le même lieu. En vérité, si Niccolo, qui produisit peu d’œuvres, mais toutes bonnes, s’était autant appliqué à la peinture qu’aux armes, il aurait été un peintre excellent, et peut-être aurait-il vécu plus longtemps qu’il ne le fit. Mais, comme il avait sans cesse les armes à la main et comptait de nombreux ennemis, il fut assailli et assassiné un jour qu’il revenait de son travail. Niccolo ne laissa pas d’autres œuvres que je sache, si ce n’est un autre Dieu le Père, dans la chapelle d’Urbano Perfetto[9]. Andrea donc, étant resté seul, peignit dans la même chapelle les quatre Evangélistes[10], qui furent trouvés extrêmement beaux. Cette œuvre, ainsi que d’autres[11], faisant concevoir de lui de grandes espérances, il obtint de Jacopo Bellini, peintre vénitien et rival du Squarcione, la main d’une de ses filles[12], sœur de Gentile et de Giovanni. Ce qu’apprenant, le Squarcione se prit d’aigreur pour Andrea, au point qu’ils devinrent ennemis ; autant le Squarcione avait auparavant toujours loué ses œuvres, autant il les critiqua ensuite publiquement : il blâma en particulier et sans aucune mesure les peintures qu’Andrea avait faites dans la chapelle de Saint-Christophe, disant que ce n’étaient pas de bonnes productions, parce qu’il avait, en les faisant, imité les marbres antiques, de la copie desquels on ne peut apprendre parfaitement la peinture, parce que la pierre conserve toujours sa raideur et ne peut pas rendre la mollesse des chairs et des choses naturelles, qui se plient et font divers mouvements. Il ajoutait qu’Andrea aurait mieux fait ses figures et qu'elles auraient été plus parfaites s’il les avait peintes couleur de marbre et non pas de couleurs variées ; que ses peintures n’avaient pas la ressemblance d’objets vivants, mais de statues antiques en marbre ou d’autres choses semblables. Ces reproches piquèrent vivement Andrea mais, d’un autre côté, ils lui furent d’une grande utilité, parce que, reconnaissant qu’il y avait du vrai dans le dire du Squarcione, il se mit à travailler d’après le modèle et y réussit si bien que, dans une fresque qui lui restait à faire dans la dite chapelle, il montra qu’il savait tirer du modèle vivant autant de bien que des productions de l’art. Néanmoins, il ne cessa jamais de croire que les belles statues antiques étaient plus parfaites et avaient de plus belles parties que ne montre la nature. Ces excellents maîtres, d’après ce qu’il pensait et croyait voir dans ces statues, ont tiré de plusieurs modèles vivants toute la perfection de la nature qui rarement accompagne et rend manifeste la beauté dans un seul corps ; il est donc nécessaire de prendre une partie à l’un, une partie à l’autre. En outre, les statues lui semblaient plus finies et indiquer plus exactement les muscles, les veines, les nerfs qui sont recouverts par les chairs et qui ne se découvrent guère que chez les vieillards ou chez les gens décharnés, dont les peintres évitent de reproduire les corps, en outre pour d’autres raisons. On reconnaît qu’il s’est complu dans cette opinion pour toutes ses œuvres, dans lesquelles sa manière paraît toujours un peu tranchante et se rapprochant plus de la pierre que de la chair vive. Quoi qu’il en soit, dans cette dernière fresque, qui plut infiniment, il reproduisit le Squarcione sous les traits d’un soldat corpulent, qui a une lance et une épée à la main, et, entre autres portraits d’hommes illustres de son temps, il se représenta lui-même[13]. En somme, cette œuvre, par sa beauté, lui valut une grande renommée.

Pendant qu’il travaillait à cette chapelle, il peignit encore un tableau[14] qui fut placé à l’autel de saint Luc, dans l’église de Santa Giustina, et après, il peignit à fresque l’arc au-dessus de la porte de Sant’Antonio, où il inscrivit son nom[15].

Il fit, à Vérone, un tableau pour l’autel de San Cristofano et de Sant’ Antonio[16] et quelques figures au coin de la piazza della Paglia. Dans l'église Santa Maria in Organo, appartenant aux Frères de Monte-Oliveto, il fit le tableau du maître-autel, qui est très beau[17], et pareillement celui de San Zeno[18]. Pendant son séjour à Vérone, il produisit plusieurs tableaux qu’il envoya en différents endroits. L’abbé de la Badia de Fiesole, son parent et son ami, en eut un que l’on conserve aujourd’hui dans la bibliothèque de ce couvent et qui renferme la demi-figure de la Vierge tenant l’Enfant Jésus et entourée de têtes d’anges chantant d’une grâce admirables[19]. Ce tableau fut regardé comme une chose rare et l’est encore maintenant.

Comme il avait été étroitement au service du marquis Lodovico-Gonzaga [20], pendant son séjour à Mantoue, ce seigneur, qui estima toujours beaucoup le talent d’Andrea et le favorisa, lui fit peindre, dans le château de Mantoue, pour la chapelle, un petit tableau[21] sur lequel sont des figures pas très grandes mais fort belles. Dans le même endroit, on voit de nombreuses figures en raccourci[22], grandement louées ; bien qu’il ait eu un mode de draper ses figures cru et maigre, et que la manière en soit toujours un peu sèche, on y remarque néanmoins toute chose traitée avec art et avec grand soin. Pour le même marquis, il peignit, dans une salle du palais San Sebastano, à Mantoue, le triomphe de César[23], qui est la meilleure chose qu’il ait jamais produite. Dans cette œuvre se distinguent, dans l’ordre magnifique du triomphe, la beauté et l’ornementation du char, celui qui raille le triomphateur, les parents, les parfums, les encens, les sacrifices, les prêtres, les taureaux couronnés pour le sacrifice, les prisonniers, le butin fait par les soldats, l’ordonnance des troupes, les éléphants, les dépouilles, les victoires et les villes prises représentées par différents chars, avec une infinité de trophées portées sur des lances, de casques, de cuirasses, de vases et d’ornements de tout genre. Dans la foule des spectateurs, on remarque une femme menant par la main un enfant qui pleure en montrant à sa mère avec des gestes pleins de grâce et de naturel, une épine qui lui est entrée dans le pied. Andrea eut une attention remarquable dans cette peinture ; ayant situé le plan sur lequel posent ses figures plus haut que l’œil du spectateur, il eut soin de poser les pieds des premiers personnages sur la première ligne du plan, et de faire fuir peu à peu et disparaître, autant que le demandait le point de vue qu’il avait adopté, les pieds et les jambes des personnages qui se trouvaient derrière ceux qui occupaient le plan le plus avancé. Il fit de même pour les vases et les autres ornements et instruments dont on n’aperçoit que le dessous. Cette œuvre donna à son auteur un telle renommée que le pape Innocent VIII, ayant appris l’excellence de ce peintre et les autres bonnes qualités dont il était merveilleusement doué, envoya vers lui, pour lui faire décorer de ses peintures, comme il faisait faire à plusieurs autres peintres, le bâtiment du Belvédère qui venait d’être terminé.

Andrea étant donc allé à Rome[24] où il fut fortement recommandé par le marquis qui, pour l’honorer davantage, le nomma chevalier, fut reçu avec beaucoup d’amitié par le pape, qui de suite lui donna à peindre une petite chapelle[25], dont il exécuta les peintures avec tant de soin, que les murs et la voûte semblent couverts de miniatures plutôt que de peintures. Les plus grandes figures, faites à fresque comme le reste, sont au-dessus de l’autel et représentent saint Jean, baptisant le Christ, au milieu d’une foule de gens qui, se déshabillant, paraissent vouloir se faire baptiser. Entre autres, on en voit un qui, voulant tirer ses chausses collées à ses jambes par la sueur, les retourne et montre l’effort qu’il fait par l’expression de son visage et tout le mouvement de son corps. On raconte que le pape, à cause des nombreux travaux qu’il avait entrepris, ne donnait pas d’argent à Andrea, aussi souvent que celui-ci en aurait eu besoin. C’est pourquoi Andrea peignant dans cette œuvre et en camaïeu quelques Vertus, mit parmi celles-ci la Discrétion. Le pape, étant allé un jour voir le travail produit, lui demanda qu’elle était cette figure, et Andrea répondit : C’est la Discrétion.» Le pape ajouta alors : « Si tu veux qu’elle soit bien accompagnée, mets-y à côté la Patience. » Le peintre comprit ce que voulait dire le Saint Père et ne souffla plus mot. Le travail terminé, le pape renvoya Andrea au duc[26], en le comblant d’honneurs et de présents. Pendant son séjour à Rome, Andrea, outre la chapelle du Belvédère, peignit dans un petit cadre la Vierge tenant l’Enfant Jésus endormi. Dans le fond, occupé par un montagne, il représenta quelques grottes, où l’on aperçoit des ouvriers extrayant des pierres pour divers travaux[27]. Ce tableau est exécuté avec tant de patience et de finesse qu’il ne paraît pas possible de faire si bien avec la pointe du pinceau, il est actuellement entre les mains de don Francesco Médici, prince, de Florence, qui le conserve parmi ses choses les plus rares. Sur un dessin de sa main, terminé en clair obscur, il y a une Judith qui met la tête d’Holopherne dans un sac tenu par son esclave maure[28]. Ce dessin est fait d’un clair-obscur qui n’est plus usité, car Mantegna laissa le blanc du papier, qui remplace le rehaussé à la céruse, si net qu’on voit les cheveux un par un, et d’autres finesses, non moins que si elles avaient été soigneusement tracées au pinceau. Aussi peut-on d’une certaine manière l’appeler plutôt une œuvre en couleur qu’un dessin sur papier.

À l’exemple du Pollaiodo, Andrea se plut à faire des gravures sur cuivre. Entre autres choses il représenta ainsi ses Triomphes ; ces estampes lui firent beaucoup d’honneur, car on n’avait encore rien vu de mieux. L’une de ses dernières productions fut un tableau à détrempe, à Santa Maria della Vittoria, église construite sur ses dessins et sous sa direction par le marquis Francesco, en mémoire de la victoire qu’il remporta sur les Français auprès du Taro[29], quand il était général de l’armée vénitienne contre les Français. Sur ce tableau, peint en détrempe et placé au maître-autel[30], est représentée la Madone tenant l’Enfant et assise sur un piédestal, au bas duquel se tiennent saint Michel, saint Anne et le petit saint Jean recommandant à la Vierge, qui étend sur lui sa main, le marquis peint au naturel, au point qu’il paraît vivant. Ce tableau, qui plut et plaît encore à quiconque le voit, causa tant de satisfaction au marquis qu’il récompensa magnifiquement le talent et les peines d’Andrea et le mit en état de soutenir dignement, jusqu’à la fin de sa vie, son rang de chevalier[31].

Andrea bâtit à Mantoue une très belle maison[32] qu’il décora pour son usage et dans laquelle il habita le reste de sa vie. Finalement, à l’âge de 66 ans, il mourut en 1517[33] et fut honorablemem enseveli à Sant Andrea, dans un tombeau surmonté de son buste en bronze[34].

Dans toutes ses actions, il montra des manières si courtoises et si louables que sa mémoire restera honorée non seulement dans sa patrie, mais dans le monde entier. Il mérita donc d’être justement célébré par l’Arioste, qui le compte parmi les plus illustres peintres de son temps, au commencement de son XXXIIIe (33e) chant, où il dit :

Leonardo, Andrea Mantegna, Gian Bellino.

Il montra, avec une merveilleuse manière, comment on pouvait faire, en peinture, les raccourcis des figures, pris de bas en haut, ce qui fut, certes, une invention rare et originale. Il se plut, comme nous l’avons déjà dit, à graver ses figures sur cuivre, ce qui a été pour tous une commodité vraiment remarquable, en permettant de connaître non seulement la Bacchanale, la Bataille des Monstres marins, la Déposition de Croix, l’Ensevelissement du Christ et sa Résurrection entre Longin et saint André, toutes œuvres de Mantegna, mais encore la manière de tous les artistes qui ont existé.



  1. De Padoue. — En parlant de son père, dans un acte de 1492, Mantegna se dit fils de honorali ser Blaxii. Son père était donc notaire. La ville de Vicence revendique aussi la naissance de Mantegna.
  2. Francesco Squarcione, né à Padoue en 1894, mort dans cette même ville en 1474. Fonda une célèbre école de peinture. Appelé le père des peintres, il eut cent trente-sept élèves.
  3. Avant qu’il ait eu 10 ans. — On lit dans le livre des Peintres de Padoue [aux Archives de la Commune] : 1441, Andrea, fiuolo de M. Francesco Squarcion depentor
  4. Squarcione avait parcouru la Grèce et l’Italie et s’était formé une importante collection.
  5. Tableau inconnu, peinture perdue. Elle était signée : Andreas Mantinea patavinus ann. : septem et decem natus, sua manu pinxit 1448.
  6. Il y travailla avec ses élèves ; ces fresques existent encore.
  7. Andrea y travailla de 1453 à 1469.
  8. Cette fresque existe encore, derrière l’autel.
  9. La chapelle du Prefetto Urbano a été détruite.
  10. Attribués également à Marco Zoppo (peintures de la voûte).
  11. Quatre compartiments de la vie de saint Jacques.
  12. Niccolosa. Elle mourut avant lui, comme on le voit par le testament d’Andrea, fait le 1er mars 1504.
  13. Dans le Martyre de saint Christophe.
  14. Ce retable est actuellement à la Brera, à Milan ; peint en 1453-54.
  15. Cette fresque, représentant saint Bernardin et saint Antoine, existe encore, ainsi que l’inscription, datée 1452.
  16. Vasari oublie de dire dans quelle église ; tableau inconnu.
  17. Peinture perdue.
  18. Ce retable est en place, sauf la predelle, dont deux morceaux sont au musée de Tours et un au Louvre ; peint de 1457 à 1459. Commandé par Gregorio Corraro, abbé de cette église.
  19. Actuellement à la Brera, à Milan, sous attribution à Giovanni Bellini.
  20. Il touchait un salaire mensuel de 75 livres, depuis 1459.
  21. Actuellement aux Offices ; tryptique ; Circoncision, Adoration des Mages, Ascension.
  22. Fresques de la Camera degli Sposi ; existent encore, signées, datées 1474.
  23. Commencé en 1488, avant son voyage à Rome. Actuellement en Angleterre, à Hampton Court.
  24. En 1488.
  25. Détruite par Pie VI, quand on construisit le Braccio Nuovo du musée du Vatican.
  26. Fin septembre 1490.
  27. Actuellement aux Offices.
  28. Ce dessin est actuellement aux Offices, signé, daté février 1491.
  29. Bataille de Fornoue, le 6 juillet 1495.
  30. Actuellement au Louvre, signé et daté 1495.
  31. Il eut au contraire une vieillesse difficile, et mourut criblé de dettes.
  32. En 1476. Il dut la vendre avant sa mort.
  33. Mort le 13 septembre 1506.
  34. Existe encore ; fondu peut-être par lui-même.