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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Domenico BECCAFUMI

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Domenico BECCAFUMI
Peintre et fondeur siennois, né en 1486, mort en 1551

Le don naturel que l’on vit apparaître dès le début chez Giotto et plusieurs autres peintres dont nous avons parlé jusqu’à présent se vérifia finalement chez Domenico Beccafumi[1], peintre siennois. Dans son enfance, gardant quelques brebis de son père appelé Pacio, qui était laboureur de Lorenzo Beccafumi, citoyen siennois, on le vit souvent s’exercer à dessiner sur des pierres ou sur autre chose. Or, il arriva qu’un jour ce Lorenzo, l’ayant vu tracer quelques figures à l’aide d’un bâton pointu sur la grève d’une petite rivière, le demanda à son père avec l’intention de le prendre pour domestique et de le faire instruire en même temps. Ce petit garçon, que l’on appelait alors Mecherino, ayant été accordé par Pacio, son père, fut amené à Sienne, où Lorenzo lui permit, pendant quelque temps, de passer chez un peintre assez médiocre, son voisin, tous les instants où sa présence n’était point réclamée par le service de la maison. Ne pouvant lui apprendre ce qu’il ne connaissait pas lui-même, ce peintre le faisait s’exercer d’après des dessins d’excellents maîtres qu’il avait, et dont il se servait pour ses travaux, comme ont coutume de faire ceux qui sont peu expérimentés dans le dessin. Domenico montra par ses essais qu’il deviendrait un jour un peintre excellent. Sur ces entrefaites, Pietro Perugino, peintre fameux d’alors, étant venu à Sienne[2], y laissa deux tableaux dont la manière plut à Domenico au point que, s’étant mis à les étudier et à les copier, il ne tarda pas à en prendre complètement la manière. Mais, ayant entendu parler de la chapelle de Michel-Ange, qu’on venait d’ouvrir au public, et des œuvres de Raphaël, Domenico, qui n’avait pas de plus grand désir que d’apprendre, et qui sentait qu’il perdait son temps à Sienne, prit congé de Lorenzo Beccafumi, dont il garda le nom, et s’en alla à Rome[3]. Là, étant entré à ses frais dans l’atelier d’un peintre, il exécuta de nombreux travaux avec lui, tout en étudiant les œuvres de Michel-Ange, de Raphaël et d’autres excellents maîtres, ainsi que les meilleurs marbres antiques : aussi, en peu de temps, devint-il hardi dans le dessin, abondant dans l’invention et charmant coloriste. Durant ce temps, qui n’alla pas au delà de deux ans, il ne fit autre chose digne d’être mentionné qu’une façade du Borgo avec les armes peintes du pape Jules II.

Vers cette époque, un marchand de la famille degli Spannochi conduisit à Sienne, comme nous le dirons en son lieu, Giovan Antonio de Vercelli, jeune peintre très habile et fort employé à faire des portraits par les gentilshommes de cette ville, qui fut toujours amie et protectrice des beaux génies. Domenico, qui désirait vivement retourner dans sa patrie, n’eut pas plutôt appris cette nouvelle qu’il abandonna Rome ; de retour à Sienne, voyant que Giovan Antonio avait une profonde connaissance du dessin, dans lequel il savait que consiste l’excellence des artistes, non content de ce qu’il avait appris à Rome, il se livra avec ardeur à l’étude de l’anatomie et du nu, et il en tira si bon profit que bientôt il fut tenu en haute estime dans cette noble cité. Il ne fut pas moins aimé pour son caractère et ses bonnes mœurs que pour son talent ; car autant Giovan Antonio, que l’on avait surnommé le Sodoma, à cause de ses relations intimes avec des jeunes gens à tournure efféminée, tenait une conduite déréglée, licencieuse et bestiale, autant Domenico menait une vie retirée, honnête et chrétienne. Cependant, comme ces gens que l’on appelle bons et joyeux compagnons sont plus recherchés que les hommes vertueux et rangés, la plupart des jeunes Siennois se laissaient entraîner par le Sodoma, le proclamant un homme absolument unique. Ayant constamment dans sa maison des perroquets, des singes, des ânes nains, des petits chevaux de l’île d’Elbe, un corbeau qui parlait, des chevaux barbes pour les courses des drapeaux, et d’autres singularités semblables, il avait su captiver le vulgaire qui ne s’entretenait que de ses extravagances. Le Sodoma ayant orné de fresques la façade de Messer Agostino Bardi[4], Domenico, pour lutter contre lui, peignit, avec beaucoup de soin, la façade d’une maison des Borghesi, près de la colonne de la Postierla voisine de la cathédrale. L’une et l’autre furent exécutées l’an 1512[5]. Domenico peignit ensuite, à San Benedetto, couvent[6] des moines de Monte Oliveto, hors la Porta a Tufi, un tableau[7] renfermant sainte Catherine de Sienne, qui reçoit les stigmates, sous une voûte, entre saint Benoît debout, à droite, et saint Jérôme en habit de cardinal, à gauche ; ce tableau, qui est d’un coloris très doux et qui a un grand relief, fut et est encore maintenant très estimé. Sur la prédelle, il fit trois petits sujets en détrempe, d’une vivacité incroyable, dessinés avec une gracieuse facilité, savoir : l’Ange mettant dans la bouche de sainte Catherine une partie de l’hostie consacrée, son Mariage avec le Christ, et quand elle prend l’habit de saint Dominique. Dans l’église San Martino, Domenico laissa un grand tableau contenant le Christ adoré par la Vierge, par saint Joseph et les bergers ; au-dessus de la cabane, il y a des anges dansant qui sont très beaux[8]. Dans cet ouvrage, qui est très apprécié des artistes, il commença à montrer aux connaisseurs que son talent était autrement solide que celui du Sodoma. Il peignit ensuite à fresque, dans le Grand-Hôpital[9], la Visitation de la Vierge, dans une manière pleine de charme et de naturel, et dans l’église de Santo Spirito, sur un tableau, sainte Catherine épousant l’Enfant Jésus porté par la Madone, entre quatre saints[10]. Ces travaux ayant accru la renommée de Domenico, on lui commanda un tableau destiné à l’église del Carmine, et devant représenter la Victoire de saint Michel sur Lucifer. Il imagina de figurer Lucifer précipité du haut du ciel dans les profondeurs de l’enfer, avec une pluie de démons nus, où il y a un peu de confusion ; ce tableau[11], resté inachevé, fut porté, après la mort de Domenico, dans le Grand-Hôpital et remplacé, dans l’église del Carmine, par un autre, dont le haut est occupé par le Père éternel environné d’anges, et le bas par un saint Michel qui vient de précipiter Lucifer dans le gouffre, où l’on découvre des édifices qui brûlent, des cavernes en ruines et un lac de feu où nagent et sont tourmentés des damnés[12].

Un autre tableau de Domenico, chez les religieuses d’Ognissanti[13], représente le couronnement de la Vierge ; dans le bas, sont : saint Grégoire, saint Antoine, sainte Marie-Madeleine et sainte Catherine, vierge et martyre[14]. Il couvrit de fresques la voûte d’une chambre de la maison appartenant à Marcello Agostino ; elles représentent différents sujets de l’histoire ancienne[15]. La beauté de cette œuvre fut cause que Domenico, reconnu pour un excellent peintre par ceux qui gouvernaient alors la République, fut chargé par eux[16] de décorer la voûte d’une salle, dans le palais des Signori. Il représenta des sujets de l’histoire romaine et de l’histoire ancienne, dans les six grands compartiments de la voûte et des parois latérales. Les huit hémicycles sont occupés par les portraits des Romains qui ont défendu la République, ou qui ont observé les lois. Le médaillon central renferme une image de la Justice, et, dans les deux octogones, on voit l’Amour de la patrie et la Concorde. Ces peintures, ainsi qu’un cheval en carton, haut de huit brasses, supporté par une armature en fer et surmonté de la statue de l’empereur armé à l’antique, et l’estoc au poing, que Domenico construisit pour l’entrée de Charles-Quint à Sienne[17], lui donnèrent une telle réputation, que le prince Doria, qui était avec la cour, l’appela à Gênes pour décorer son palais, où déjà Ferino del Vaga, le Pordenone et Girolamo de Trévise avaient travaille. Mais Domenico ne put promettre au prince de se rendre de suite auprès de lui, parce qu’il avait entrepris de terminer une partie du pavé en marbre, commencé jadis, dans la cathédrale, par Duccio, peintre siennois, dans un nouveau mode de travail[18]. Après que les figures et les sujets avaient été dessinés sur le marbre, les contours en étaient creusés au ciseau et remplis d’un enduit noir, avec des ornements de marbres de couleur autour, et il en était de même du fond des figures. Domenico vit, avec beaucoup de jugement, qu’on pouvait considérablement améliorer cette méthode. Ayant pris des marbres gris pour former les ombres et faire opposition aux marbres blancs, employés pour les parties éclairées, les contours étant de même creusés au ciseau, il vit qu’il pouvait faire quelque chose de semblable au clair-obscur en peinture. Il en fit un essai qui réussit de telle sorte, pour l’invention, le dessin parfaitement fondu et la masse de figures, qu’il commença dans cette manière le plus beau, le plus vaste et le plus magnifique pavé qui ait jamais été fait. Il y travailla de temps en temps, jusqu’à son dernier jour, et en acheva une grande partie. Autour du maître-autel, pour suivre l’ordre des histoires commencées par Duccio, il représenta différents traits de la Genèse, c’est-à-dire : Adam et Ève chassés du paradis terrestre et labourant la terre, le Sacrifice d’Abel et celui de Melchissédec[19] ; devant l’autel est le Sacrifice d’Abraham. Il est entouré d’une bordure de demi-figures, qui portent des animaux destinés à des sacrifices[20]. Au bas des degrés, on voit un autre grand compartiment représentant Moïse qui reçoit les tables de la loi sur le Mont-Sinaï, plus bas le Veau d’Or adoré par les Hébreux, et Moïse irrité brisant les tables de la loi[21]. Dans la grande nef, en face de la chaire, est une scène renfermant un grand nombre de figures, composée et dessinée avec une grâce indicible ; elle représente Moïse dans le désert, frappant le rocher d’où jaillit l’eau et donnant à boire au peuple altéré. La bordure est formée par l’eau qui court, et l’on ne saurait exprimer combien sont belles les attitudes de tous ces Hébreux qui accourent se désaltérer ; les uns se baissent pour boire, les autres s’agenouillent devant le rocher, ceux-ci prennent de l’eau avec des vases ou des coupes, ceux-là avec leur main ; d’autres encore abreuvent des animaux, au milieu de la joie du peuple. Il y a surtout un enfant qui tient un petit chien par la tête et par le cou et lui plonge le museau dans l’eau, pour le forcer à boire ; le petit animal, n’ayant plus soif, secoue la tête pour s’échapper, avec tant de vérité qu’il paraît vivant. Les ombres, les reflets sur les figures sont rendus d’une manière vraiment merveilleuse. En somme, cette composition, qui est la meilleure et la plus belle partie de tout le pavement de la cathédrale, ne laisse rien à désirer. Au-dessous de la coupole, est un compartiment hexagone divisé en six rhombes et en sept hexagones, dont quatre furent conduits à fin par Domenico ; il y traça l’histoire et le sacrifice d’Élie[22]. Cet ouvrage fut à la fois une étude et un passe-temps pour Domenico, qui ne l’abandonna jamais entièrement, au milieu de ses autres travaux.

Pendant qu’il travaillait ainsi, tantôt là et tantôt ailleurs, il peignit à l’huile, à San Francesco, en entrant à droite dans l’église, un grand tableau représentant la Descente aux limbes[23] ; parmi les figures nues, il y a une Ève très belle ; le larron, qui est derrière le Christ avec la croix, est parfaitement rendu. De même les démons et la grotte des limbes éclairée par des flammes sont pleins d’originalité.

Domenico pensait que la peinture en détrempe se conserve mieux que celle à l’huile ; il disait que les ouvrages de Luca da Cortona, des Pollaiuoli et des autres maîtres qui peignirent à l’huile, étaient plus ternis que ceux de leurs prédécesseurs. Fra Giovanni, Fra Filippo, Benozzo et autres, qui peignirent en détrempe. Aussi résolut-il de peindre en détrempe une Madone accompagnée de plusieurs saints, qu’on lui avait demandée pour l’oratoire de la Compagnie de San Bernardino, sur la place San Francesco. Il fit également à fresque, sur les parois de l’oratoire, la Visitation de la Vierge[24] et la Mort de la Vierge entourée d’Apôtres, en concurrence avec d’autres peintures faites dans cet endroit par le Sodoma. Il se décida enfin à aller à Gênes où il était attendu depuis longtemps par le prince Doria, mais avec grande fatigue, habitué qu’il était à vivre tranquillement et à se contenter du nécessaire ; de plus, les voyages ne le tentaient pas beaucoup, attendu qu’il ne s’était jamais beaucoup éloigné de Sienne, où il avait une petite maison[25], sans compter une vigne située à un mille de la Porta a Camollia, où il allait souvent se délasser. À son arrivée à Gênes, Domenico fit une peinture[26] à côté de celle du Pordenone, que l’on ne saurait ranger cependant parmi ses meilleures. Accoutumé à vivre librement, il trouvait pesant l’air de la cour ; aussi ne tarda-t-il pas à prendre congé du prince et à repartir pour Sienne.

Étant donc rentré dans sa maison avec l’intention de ne plus s’en éloigner, il fit un tableau de la Nativité de la Vierge[27], pour les religieuses de San Paolo, près de San Marco ; la prédelle représente la Présentation au temple, le Mariage de la Vierge et l’Adoration des Mages. Après avoir peint à fresque l’Ascension du Christ[28], dans la grande niche de la cathédrale, derrière l’autel, il ne toucha plus à ses pinceaux et se mit à travailler en relief. Il s’adonna à la fonte de telle sorte qu’il exécuta, avec beaucoup de peine, à la vérité, six anges de bronze[29], qui furent placés sur les six colonnes les plus proches du maître-autel de la cathédrale. Ils sont un peu plus petits que nature, et tiennent, pour soutenir des candélabres, des coupes en forme de petits bassins. Dans le travail des derniers, Domenico se comporta de manière à être hautement loué. Aussi, se sentant plus hardi, il commença les douze Apôtres[30] destinés à être placés au bas des colonnes, où se trouvent quelques anciennes statues analogues, en marbre et de mauvais style. Mais il ne les continua pas, la mort l’ayant frappé peu après. Comme il avait beaucoup d’originalité et qu’il réussissait en toute chose, il se mit à faire des gravures sur bois, pour en tirer des épreuves en clair-obscur. On a ainsi de lui deux Apôtres traités excellemment. Il grava également sur cuivre, au burin et à l’eau-forte. On lui doit dans ce genre quelques sujets fantastiques[31], tels que celui qui représente Jupiter et les autres dieux essayant de congeler Mercure ; Vulcain et Pluton attisent le feu sous un creuset fermé duquel Mercure s’envole en fumée. Parvenu à l’âge de 65 ans, il hâta la fin de sa vie en travaillant nuit et jour à fondre ses statues et à les réparer, sans l’aide de personne. Il mourut le 18 mai 1549[32], et fut enterré par les soins de l’orfèvre Giuliano, son intime ami, dans la cathédrale où il avait exécuté tant de chefs-d’œuvre.


  1. Domenico Mecarino, fils de Giacomo di Pace, laboureur dans le pays siennois, près de Montaperti.
  2. En 1508-1509.
  3. Vers 1510.
  4. Actuellement Palais Piccolomini.
  5. Elles n’existent plus.
  6. Couvent détruit.
  7. À l’Institut des Beaux-Arts de Sienne, avec la prédelle.
  8. En place, à l’autel des Marsili : peint vers 1523.
  9. À l’entrée ; peinte en 1512.
  10. Actuellement palais Saracini. — La prédelle est perdue.
  11. Actuellement à l’Institut des Beaux-Arts.
  12. En place, autel Sani.
  13. Couvent détruit.
  14. Actuellement dans la sacristie de l’église Santo Spirito.
  15. Existent encore, dans le palais Bindi-Sergardi.
  16. Le 5 avril 1629 ; peintures terminées en 1535.
  17. Le 23 avril 1536.
  18. On y travaillait depuis 1517.
  19. Ces deux sujets furent dessinés en 1544.
  20. Id., en 1546.
  21. Ces deux derniers sujets furent dessinés en 1525.
  22. Id., en 1521-1522 ; de tout ce travail, il reste sept grands cartons originaux à l’Institut des Beaux-Arts de Sienne.
  23. En place.
  24. Restituée à Sodoma, 1537. Le Mariage et la Mort de la Vierge sont de Beccafumi et de Girolamo del Pacchia, 1518.
  25. Qui existe encore, Via de’Maestri : achetée le 30 juin 1545.
  26. Histoire de Jason : les deux peintures sont ruinées.
  27. À l’Institut des Beaux-Arts ; manque la prédelle.
  28. En 1544 ; existe encore, fortement restaurée.
  29. En 1548 ; il y en a huit.
  30. N’existent plus.
  31. Gravés sur bois.
  32. Mort en mai 1551 et enterré au Dôme. [Archives de Sienne.]