Aller au contenu

Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Giuliano et Antonio da SAN GALLO

La bibliothèque libre.
Giuliano et Antonio da SAN GALLO
Architectes florentins : le premier, né en 1445, mort en 1516 ;
le second, né en 1455, mort en 1534

Francesco[1] di Paulo Giamberti, qui fut assez bon architecte du temps de Cosme de Médicis et fut souvent employé par lui, eut deux fils, Giuliano et Antonio, qu’il plaça auprès de Francione, menuisier, pour apprendre la marqueterie. Giuliano apprit fort bien tout ce que le Francione lui enseigna, et les ouvrages de marqueterie qu’il exécuta ensuite toutseul dans le chœur du Dôme de Pise[2] sont encore maintenant très estimés dans ce genre de travaux. Pendant que Giuliano s’appliquait au dessin et que le sang de la jeunesse bouillait dans ses veines, l’armée du duc de Calabre, ennemi personnel de Laurent de Médicis, vint mettre le siège devant Castellina[3], pour occuper le territoire de la Seigneurie de Florence et parvenir, si cela lui réussissait, à accomplir de plus grands desseins. Laurent, forcé d’envoyer un ingénieur dans cette place pour la fortifier et prendre la direction de l’artillerie, ce que dans ce temps peu d’hommes étaient capables de faire, choisit Giuliano qu’il savait habile, actif entreprenant et dévoué, comme étant fils de Francesco qui l’avait été tout autant à la maison des Médicis. Arrivé à la Castellina, il fortifia cette place à l’intérieur et à l’extérieur, et la pourvut de tout ce qui était nécessaire à sa défense. Il fit en sorte que le duc de Calabre fut trop heureux de faire un accord et de se retirer[4], ce qui valut à Giuliano un grand crédit à Florence près du duc Laurent qui le traita toujours avec faveur.

S’étant ensuite appliqué à l’architecture, il commença le premier cloître de Cestello[5] et en fit la partie qui se voit d’ordre ionique, et dont les colonnes furent composées d’après un chapiteau antique trouvé à Fiesole par Messer Lionardo Salutati, évèque de ce lieu. Mais le cloître resta inachevé, parce que les moines ne purent suffire à une aussi grande dépense. Giuliano, cependant, étant venu en plus grande considération auprès de Laurent qui avait l’idée de construire un palais au Poggio a Caiano, entre Florence et Pistoia, et qui avait déjà fait faire plusieurs modèles au Francione et à d’autres, fit, en suivant les idées de Laurent, un modèle si varié et si différent des autres et qui plut tellement cà Laurent, que celui-ci le fit commencer immédiatement[6], le jugeant meilleur que les autres. Il donna, depuis, toujours une pension à Giuliano, pour qui son estime s’était accrue. La voûte de la grande salle, que l’on devait exécuter dans le mode que nous nommons a hotte, avait une portée si considérable que Laurent ne croyait pas qu’on pourrait l’édifier. Mais Giuliano, qui se bâtissait une maison à Florence[7], y construisit une voûte semblable, pour rendre exécutable la volonté de Laurent, et mena ensuite à bonne fin celle du Poggio.

Sa réputation s’en accrut tellement, qu’à la demande du duc de Calabre, il fit le modèle d’un palais que Laurent le Magnifique le pria d’exécuter, pour être construit à Naples, et qui lui demanda beaucoup de temps. Pendant qu’il y travaillait, le châtelain d’Ostie, évèque della Rovere, qui fut ensuite pape sous le nom de Jules II, voulant faire réparer cette forteresse, envoya chercher Giuliano à Florence et lui assigna une forte pension. Giuliano y resta deux ans et y exécuta toutes les améliorations qu’il put tirer de son art. Mais pour que le modèle du duc de Calabre ne souffrit aucun retard, il le confia à son frère Antonio qui le termina, n’étant pas moins habile que son frère. Laurent conseilla à Giuliano de présenter lui-même son modèle afin de montrer les difficultés qu’il avait éprouvées. Il se rendit donc à Naples, et présenta son œuvre qui fut reçue avec beaucoup d’admiration tant pour la courtoisie qu’avait mise Laurent à l’envoyer que pour l’habileté du travail. On jeta immédiatement les fondations du bâtiment, près du Castel Nuovo. Après un court séjour à Naples, quand Giuliano alla demander congé au duc, pour revenir à Florence, le roi lui fit présent de chevaux, de riches vêtements et d’une coupe d’argent remplie de quelques centaines de ducats, que Giuliano ne voulut pas accepter, disant qu’il était au service d’un patron qui n’avait besoin ni d’or ni d’argent. Il ajouta que, si le roi daignait lui accorder une récompense, il le priait de lui permettre de choisir quelques morceaux parmi ses antiques ; le roi souscrivit libéralement à sa demande par amitié pour Laurent et aussi à cause du mérite de Giuliano. Celui-ci choisit un buste de l’empereur Adrien, que l’on voit aujourd hui sur la porte du jardin, dans le Palais Médicis, une statue de femme nue et un Cupidon endormi. Il envoya ses antiques à Laurent qui en montra une joie infinie, et ne cessa de louer le désintéressement de son architecte, qui avait donné la préférence aux arts sur l’or et l’argent, chose dont peu de gens sont capables. Le Cupidon est maintenant dans la garde-robe du duc Cosme.

De retour à Florence, Giuliano fut gracieusement accueilli par Laurent, à qui il vint la fantaisie, pour satisfaire Fra Mariano da Ghinazzano, homme très lettré, de l’ordre degli Eremitani di Santo Agostino, de faire bâtir, hors de la Porta San Gallo, un couvent capable de contenir cent religieux[8]. Beaucoup d’architectes firent des modèles, mais on adopta celui de Giuliano, que Laurent appela dès lors San Gallo, du nom du couvent[9]. Aucune des constructions entreprises par Laurent ne fut terminée, à cause de sa mort ; en 1530, le couvent fut jeté à terre pendant le siège de Florence et il n’en reste rien.

Survint à cette époque la mort du roi de Naples[10] et Giuliano Gondi, richissime marchand florentin, revint à Florence, où il fit construire, en face de San Firenze, à côté de l’endroit où étaient les lions, un palais d’ordre rustique par Giuliano avec lequel il s’était étroitement lié, lors du séjour de ce dernier à Naples. Ce palais devait former une encoignure et se retourner du côté de la Mercatanzia Vecchia, mais la mort de Giuliano Gondi empêcha de continuer. On y voit, entre autre choses, une cheminée d’une admirable composition[11], et ornée de riches sculptures, si belle qu’on n’en avait pas encore vu de semblable. Giuliano fit de même, pour un Vénitien, hors de la Porta a Pinti in Camerata, un palais et plusieurs maisons, pour des particuliers, dont il n’y a pas lieu de faire mention. Lorsque Laurent, dans un but d’utilité publique, et pour laisser de grands souvenirs, voulut fortifier le Poggio Imperiale[12], sur la route de Rome, et en faire une ville, il ne voulut pas se passer des conseils et des dessins de Giuliano qui commença cette bâtisse fameuse, telle que nous la voyons actuellement. Ces ouvrages lui acquirent une si grande renommée que le duc de Milan lui demanda le modèle d’un palais ; Laurent l’envoya à Milan, où il ne fut pas moins honoré par le duc quii ne l’avait été jadis par le roi de Naples. Le modèle qu’il présenta à ce prince, de la part de Laurent, lui plut tellement qu’il fit jeter de suite les fondations de cet édifice. Dans la mêmeville. Giuliano rencontra Léonard de Vinci qui travaillait pour le duc, et Léonard, lui parlant de la fonte de son cheval, reçut de lui d’utiles conseils. Cette œuvre fut ensuite mise en pièces, à l’entrée des Français[13], et ainsi ni le palais, ni le cheval ne furent terminés.

De retour à Florence, Giuliano trouva que son frère Antonio, qui l’aidait dans la confection de ses modèles, était devenu si habile, que personne ne sculptait mieux que lui, surtout les grands crucifix en bois, on peut en juger par celui qui est sur le maître-autel de la Nunziata[14] et ceux que possèdent les moines de San Gallo, à San Jacopo tra Fossi[15], et la confrérie dello Scalzo. Mais Giuliano détermina son frère à abandonner cet art, et l’associa à ses travaux d’architecture, ayant à élever de nombreuses constructions publiques et privées.

Sur ces entrefaites, comme il arrive toujours, la fortune, ennemie du génie, brisa les espérances des gens de mérite, en enlevant Laurent de Médicis[16] ; cette mort fut un malheur, non seulement pour les artistes et la ville de Florence, mais encore pour toute l’Italie. Giuliano en resta inconsolable, ainsi que tous les hommes d’un esprit élevé, et il se retira à Prato, où il bâtit l’église de Nostra Donna delle Carcere[17], toutes les constructions publiques et particulières étant suspendues à Florence. Il demeura trois années consécutives à Prato, en supportant le mieux qu’il put la gêne, l’ennui et la douleur.

Comme il était question ensuite de couvrir l’église della Madonna di Loreto et de terminer la coupole commencée et laissée inachevée par Giuliano da Majano[18], ceux qui en étaient chargés craignaient que les piliers ne fussent pas assez forts pour supporter un aussi grand poids ; on écrivit donc à Giuliano pour l’engager à venir examiner cette œuvre. Aussi ardent qu’habile, il démontra qu’on pouvait facilement voûter cette édifice, et qu’il suffisait de le vouloir, en sorte que l’œuvre lui fut confiée. Il activa ses travaux de Prato, et revint à Loreto, accompagné de ses maîtres maçons et de ses tailleurs de pierre. Pour donner plus de solidité et de cohésion à sa construction, il envoya chercher à Rome de la pouzzolane ; tout le mortier qu’il employa en fut mélangé, et l’on ne mura aucune pierre sans elle. Ainsi en trois ans, son œuvre fut entièrement terminée.

Il se rendit ensuite à Rome, où par l’ordre du pape Alexandre VI il répara la toiture de Sainte-Marie-Majeure, qui tombait en ruines, et y fit le plafond qu’on voit à présent. L’évêque della Rovere, ayant été créé cardinal de San Pietro in Vincola, se souvint de l’amitié qu’il portait à Giuliano, lorsqu’il était châtelain d’Ostie, et lui fit faire le modèle du palais de San Pietro in Vincola ; peu de temps après, voulant élever un autre palais à Savone, sa patrie[19], il désira qu’il fût fait sur le dessin et de la main de Giuliano. Ce voyage était difficile pour l’architecte, car son plafond de Sainte-Marie-Majeure n’était pas achevé et le pape Alexandre VI refusait de le laisser partir. Il le fit terminer par Antonio, son frère, qui s’attira l’affection du pape, et fut chargé par lui de transformer en une espèce de forteresse le môle d’Adrien que l’on nomme aujourd’hui le château Saint-Ange. Antonio l’établit dans sa forme actuelle ; son crédit près du pape et de son fils, le duc de Valentinois, s’en augmenta beaucoup, et bientôt après on lui confia la construction de la forteresse de Civita Castellana. Tant que le pape vécut, Antonio fut constamment occupé à des constructions, et fut toujours estimé et récompensé par lui.

Giuliano avait déjà avancé la construction du palais de Savone, lorsque le cardinal fut appelé à Rome pour ses affaires ; celui-ci emmena Giuliano avec lui, laissant de nombreux ouvriers formés par l’architecte, qui devaient terminer la construction d’après ses dessins. Giuliano revint volontiers à Rome, pour revoir son frère et ses travaux ; il y resta quelques mois ; mais le cardinal, étant tombé en disgrâce, s’enfuit dans la crainte d’être emprisonné, et Giuliano l’accompagna. Arrivés à Savone, ils augmentèrent encore le nombre des ouvriers et des maîtres maçons ; mais les plaintes du pape contre le cardinal se faisant de plus en plus vives, celui-ci se retira à Avignon, et fit présent au roi de France du modèle que Giuliano avait fait d’un palais merveilleux pour la beauté et la richesse des ornements, et assez grand pour contenir toute la cour. Le roi était à Lyon avec toute sa cour quand Giuliano lui présenta ce modèle, et il en fut si enchanté qu’il récompensa largement son auteur et témoigna sa reconnaissance au cardinal qui était resté à Avignon.

Sur ces entrefaites, le cardinal apprit que son palais de Savone était près d’être achevé ; il envoya Giuliano revoir cet ouvrage, qui, peu de temps après son arrivée, se trouva complètement terminé. Comme Giuliano désirait retourner à Florence, où il n’avait pas été depuis longtemps, il se dirigea vers cette ville avec ses ouvriers. Le roi de France venait de rendre la liberté à la ville de Pise mais la guerre continuait encore entre les Florentins et les Pisans. Giuliano, voulant traverser leur territoire, se fit établir un sauf-conduit à Lucques, car il se méfiait fort des soldats pisans. Près d’Altopascio, ils le firent prisonnier avec toute sa suite[20], sans tenir aucun compte du sauf-conduit, et il fut détenu six mois à Pise, d’où il ne put partir qu’après avoir payé une rançon de 300 ducats. Antonio avait appris ces événements à Rome et, désireux de revoir sa patrie et son frère, il prit congé du pape. En route, il donna au duc de Valentinois le dessin de la forteresse de Montefiascone[21]. Enfin, il arriva à Florence en 1503, et les deux frères se revirent avec grande joie, ainsi que leurs amis.

Survint la mort d’Alexandre VI et l’élection de Pie III, qui vécut peu de temps. Enfin le cardinal de San Pietro in Vincola fut élu pape sous le nom de Jules II, ce qui causa une grande joie à Giuliano qui avait été attaché si longtemps à sa personne. Il se décida d’aller à Rome baiser les pieds de Sa Sainteté[22] ; bien accueilli, il fut chargé de la direction des premières constructions entreprises par le pape, avant la venue de Bramante. Antonio, qui était resté à Florence, où Piero Soderini était gonfalonier, continua la bâtisse du Poggio Impériale à laquelle on faisait travailler tous les prisonniers pisans afin de hâter l’achèvement de cette construction. La vieille forteresse d’Arezzo ayant été détruite par suite des événements qui arrivèrent dans cette ville[23], Antonio donna le dessin de la nouvelle, avec le consentement de son frère, qui vint tout exprès de Rome, où il retourna presque aussitôt. Pour cette raison Antonio fut nommé par les Florentins architecte de toutes les fortifications de leur ville[24].

Au moment où Giuliano revint à Rome, on agitait la question si le divin Michel-Ange Buonarroti devait être chargé de l’érection du tombeau de Jules II Giuliano encouragea fort le pape dans cette entreprise, ajoutant même qu’il fallait construire une chapelle tout exprès pour cette sépulture, parce qu’il n’y aurait pas assez de place dans le vieux Saint-Pierre, et que du reste le travail en serait plus parfait. Plusieurs artistes ayant donc présenté des dessins, on arriva peu à peu à laisser de côté l’idée de la chapelle pour commencer la grande bâtisse du nouveau Saint-Pierre.

À ce moment-là, Bramante da Castel Durante, ayant quitté la Lombardie et étant arrivé à Rome, fit si bien par ses intrigues de toute sorte, et ayant pour lui Baldassare Peruzzi, Raphaël d’Urbin[25] et d’autres architectes, qu’il mit tout en confusion et fit perdre beaucoup de temps en conférences. Enfin il sut si bien s’arranger que la direction de Saint-Pierre lui fut confiée comme à l’homme du meilleur jugement, de la plus grande capacité et du plus vaste génie. Giuliano indigné, et se trouvant offensé par le pape, auquel il avait montré tant de dévouement lorsque celui-ci n’était encore que cardinal, et qui, du reste, lui avait promis de le charger de cette entreprise, demanda son congé, quoi qu’il eût été associé à Bramante pour les autres édifices qui s’élevaient à Rome. Il revint donc à Florence, ayant reçu de riches présents du pape, et fut immédiatement employé par Piero Sederini. Mais, à peine six mois s’étaient-ils écoulés, que Messer Bartolommeo della Rovere, neveu du pape et grand ami de Giuliano, écrivit à celui-ci, au nom du pape, que, pour ses intérêts, il devait retourner à Rome ; ni sollicitation, ni promesse ne purent changer la résolution de Giuliano, à qui il paraissait qu’il avait été bafoué par le pape. Finalement, comme on écrivit à Piero Soderini de ne rien épargner pour convaincre Giuliano, parce que Sa Sainteté voulait terminer les fortifications de la Tour ronde, commencée par Nicolas V, et celles du Borgo et du Belvédère, Giuliano se laissa persuader par le gonfalonier, et alla à Rome où il fut bien accueilli par le pape, qui lui fit de riches dons, et l’emmena avec lui à Bologne, quand les Bentivogli en furent chassés. Dans cette ville, il persuada le pape de faire faire à Michel-Ange Buonarroti sa statue en bronze, comme nous le raconterons dans la vie de ce dernier. Giuliano suivit aussi le pape à la Mirandole, où il endura beaucoup de fatigues et d’incominodités. Lorsque cette ville fut prise, il revint à Rome avec la cour[26].

L’idée fixe de chasser les Français d’Italie n’étant pas encore sortie de la tête du pape, celui-ci essaya d’enlever le gouvernement de Florence des mains de Piero Soderini, qui était un grand obstacle à ses desseins. Comme il ne pensait plus à ses constructions, et qu’il était empêtré dans ses guerres, Giuliano lassé se décida à lui demander son congé, voyant que l’on travaillait seulement à Saint-Pierre, et encore très lentement. Le pape, tout en colère, lui ayant dit : « Crois-tu que je ne pourrai pas trouver des Giuliano da San Gallo ! » il répondit que du moins il n’en trouverait jamais un semblable pour la fidélité et le dévouement, tandis que lui saurait bien trouver des princes plus fidèles à leurs promesses que le pape ne l’avait été. Enfin Jules II, sans lui accorder son congé, lui dit seulement de lui en reparler une autre fois.

Pendant ce temps. Bramante avait amené à Rome Raphaël d’Urbin, et lui avait fait confier les peintures des chambres du palais pontificaL Giuliano, voyant que le pape se plaisait beaucoup à ces peintures, et qu’il désirait voir peinte de même la voûte de la chapelle Sixtine, lui conseilla d’en charger Michel-Ange, lui montrant qu’il avait déjà réussi dans la statue de bronze, à Bologne. Cet avis plut au pape, qui envoya aussitôt chercher Michel-Ange, et lui alloua les fresques de la Sixtine, dès qu’il fut arrivé à Rome.

Peu après. Giuliano étant retourné demander son congé au pape. Sa Sainteté, voyant sa détermination, voulut bien qu’il revînt à Florence avec ses bonnes grâces, et, après l’avoir béni, elle lui remit cinq cents écus dans une bourse de satin rouge, en lui disant d’aller se reposer chez lui, et qu’elle lui serait favorable en tout temps. Giuliano, lui ayant donc baisé les pieds, revint à Florence, dans le temps même où Pise était environnée et assiégée par l’armée florentine. Il ne fut pas plutôt arrivé que Piero Soderini, après l’avoir gracieusement accueilli, l’envoya au camp pour aider les commissaires qui ne pouvaient empêcher les Pisans de ravitailler leur place au moyen de l’Arno. Giuliano, après avoir examiné les lieux, décida que l’on ferait un pont de bateaux dans une saison plus favorable, et, étant allé chercher son frère à Florence, il revint avec lui quand le printemps fut arrivé[27]. Ils construisirent un pont très ingénieux, pouvant s’élever et s’abaisser, suivant les crues, et solidement enchaîné, en sorte qu’il remplit le but que se proposaient les commissaires, en fermant l’Arno du côté de la mer, aux Pisans qui furent forcés de se rendre aux Florentins.

Peu de temps après, le gonfalonier Piero Soderini envoya de nouveau Giuliano à Pise, avec un très grand nombre d’ouvriers, et l’on construisit avec une extraordinaire rapidité la forteresse, près de la porte San Marco, ainsi que la dite porte, qui est d’ordre dorique[28]. Pendant que Giuliano exécutait ce travail qui dura jusqu’en 1512, Antonio alla par tout le territoire inspecter et restaurer les forteresses et les autres édifices publics.

Les Médicis, qui avaient été chassés de Florence, à la venue de Charles VIII, roi de France, furent remis à Florence et ramenés au pouvoir, grâce à Jules II, et Piero Soderini dut quitter le palais. Cette famille n’oublia pas les services que les San Gallo avaient rendus jadis à leur illustre maison. Giuliano fut appelé à Rome, après la mort d Bramante[29], par le cardinal Jean de Médicis, qui venait de succède à Jules II, sous le nom de Léon X ; ce pape voulm le charger de la conduite des travaux de Saint-Pierre[30]; mais Giuliano, accablé de fatigues, de vieillesse, et tourmenté cruellement par la pierre, obtint de Sa Sainteté la permission de se retirer à Florence. L’emploi fut donné au très gracieux Raphaël d’Urbin et, deux ans après. Giuliano succomba à sa maladie, à l’âge de 74 ans, l’an 1517, laissant son corps à la terre, son nom au monde et son âme à Dieu[31].

Sa mort affligea profondément son frère Antonio, qui l’aimait tendrement, et son fils Francesco, qui, quoique fort jeune[32], cultivait déjà la sculpture. Ce Francesco, qui a conservé précieusement toutes les œuvres de ses vieux parents, entre autres ouvrages importants de sculpture et d’architecture qui se voient à Florence et ailleurs, a fait, à Or San Michele, une Vierge, en marbre, tenant son Fils dans ses bras et se penchant sur le sein de sainte Anne[33]. Cette œuvre, qui est de ronde-bosse et d’un seul morceau, est regardée comme une belle chose. Il a fait également le tombeau que le pape Clément éleva à Piero de Medici, au Mont Cassin[34], ainsi que d’autres œuvres dont il n’y a pas lieu de faire mention, Francesco étant encore vivant.

Antonio, après la mort de son frère, en homme qui ne pouvait rester inactif, fit deux grands crucifix de bois, dont l’un fut envoyé en Espagne et l’autre porté en France par Domenico Buoninsegni, sur l’ordre du cardinal de Médicis, vice-chancelier, qui demanda également à Antonio le dessin de la forteresse de Livourne[35]. Il le donna, mais on ne le suivit pas exactement.

Les habitants de Montepulciano ayant ensuite résolu, en reconnaissance des miracles opérés par une image de la Vierge, de lui élever une magnifique église[36], en demandèrent un modèle à Antonio, et celui-ci devint le chef de la construction, qu’il visitait deux fois par an. Elle est actuellement terminée et parfaitement entendue. Élevée en pierres blanches, assez semblables à du travertin, elle est située hors de la porte de San Biagio, à droite et au milieu de la montée du coteau.

À la même époque, il commença encore, à Monte San Savino, le palais d’Antonio di Monte, cardinal de Santa Prassedia[37], pour lequel il en fit encore un autre très beau à Montepulciano[38]. On lui doit l’ordonnance extérieure du couvent des Servi, sur la place du même nom, sur le modèle de la loggia degl’Innocenti[39], le modèle des nefs de Nostra Donna delle Lagrime, à Arezzo, qui fut mal entendu, parce qu’il ne correspond pas à la bâtisse première, et que les arcs des têtes ne sont pas placés au milieu ; et celui de la Madonna di Cortona, qui, je pense, ne sera jamais mis à exécution[40]. Il fut employé, pendant le siège de Florence, aux fortifications intérieures de la ville et eut pour collègue son neveu Francesco[41]. Depuis, le géant de Michel-Ange[42] ayant été mis en place, et la même opération devant se faire pour celui de Baccio Bandinelli[43], Antonio en fut chargé et, avec l’aide de Baccio d’Agnolo, le posa sans accident sur le piédestal qui avait été préparé à cet effet.

Finalement, étant devenu vieux, il ne se plaisait plus qu’à l’agriculture qu’il entendait fort bien. Ne pouvant plus, à cause de son grand âge, supporter les fatigues et le bruit du monde, il rendit son âme à Dieu, l’an 1534[44], et fut déposé à côté de son frère Giuliano, dans la sépulture des Giamberti, à Santa Maria Novella.

Les œuvres merveilleuses de ces deux frères montreront au monde quel admirable génie ils eurent, et feront connaître leur vie, leurs bonnes mœurs et l’estime dont ils furent entourés. Ils laissèrent leur art enrichi des modes de l’architecture toscane, avec des formes meilleures que celles de leurs devanciers, et ils donnèrent à l’ordre dorique une meilleure proportion que celle précédemment employée, qui était tirée de Vitruve. Ils réunirent dans leur maison de Florence une collection considérable de morceaux antiques du plus haut prix, qui enrichirent et illustrèrent Florence, autant qu’ils illustrèrent leur art et eux-mêmes. Giuliano apporta de Rome l’art de former les voûtes ornées d’un seul jet[45], comme on le voit dans une des pièces de sa maison de Florence et dans la grande salle du Poggio à Calano. Nous leur devons une grande reconnaissance, car ils ont fortifié l’état florentin, orné la ville, et répandu la gloire de Florence et du génie toscan dans tous les pays où ils ont travaillé.


  1. Francesco di Bartolo di Stefano, d’après sa déclaration de 1498. À vingt ans Giuliano est à Rome et travaille au palais San Marco.
  2. Ne sont pas de lui, mais bien du Francione et de Serravallino.
  3. En 1478.
  4. La ville, au contraire, se rendit le 3 août 1478.
  5. En 1492, concurremment avec Alamanno et Jacopo di Gio Salviati.
  6. Vers 1485.
  7. On a tous les contrats d’acquisition des terrains. Cette maison s’élevait sur l’emplacement du palais Ximenès.
  8. Commencé vers 1488.
  9. Il est déjà nommé de cettemanière dansdes actes de 1485 et dans le livre de dessins conservé au palais Barberini, à la date de 1465.
  10. Fernand 1er mourut le 25 janvier 1494.
  11. Elle existe toujours dans ledit palais.
  12. Complètement dénaturé par des travaux modernes.
  13. Ce fait n’a jamais été prouvé.
  14. Actuellement à côté de la chapelle de la Vierge ; œuvres des deux frères, en 1482.
  15. Actuellement dans la chapelle des peintres, cloître de l’Annuziata. Celui dello Scalzo a disparu ; œuvre d’Antonio, en 1514.
  16. Mort le 8 avril 1492, dans sa villa de Careggi.
  17. Commandée le 9 octobre 1485 ; terminée en 1491.
  18. Terminée par San Gallo, en 1500, comme on le voit par une note de son portefeuille, conservé à la bibliothèque de Sienne.
  19. Ce palais existe toujours, mais il a été converti en couvent.
  20. Cet événement se passa en 1497.
  21. Actuellement en ruines.
  22. Après 1504, parce que jusqu’à cette date il est signalé comme travaillant à Florence.
  23. C’est-à-dire le soulèvement du 4 juin 1502.
  24. Le fait n’est pas certain.
  25. C’est au contraire Bramante qui fit venir Raphaël à Rome.
  26. En 1507, il est de retour à Florence, et il n’en part pour Rome qu’en 1512. La statue de bronze est de 1505, et la prise de la Mirandole de 1511. Vasari a donc fait une confusion de dates et d’événements.
  27. Son frère Antonio seul est mentionné dans les travaux du siège. De fait, de 1502 à 1508, Giuliano visita et répara la plupart des forteresses florentines.
  28. De 1509 à 1510.
  29. Le 11 mars 1514.
  30. Nommé architecte de Saint-Pierre, sous les ordres de Bramante, le 1er janvier 1514.
  31. Mort à Florence le 20 octobre 1516, à l’âge de 71 ans.
  32. Il était né en 1494.
  33. En place.
  34. Existe encore.
  35. Le dessin est de mars 1506.
  36. C’est l’église de San Biagio, hors de Montepulciano ; 1518-1537.
  37. Qui fut plus tard pape sous le nom de Jules III ; ce palais est actuellement le Prétoire.
  38. Existe encore, face au Dôme.
  39. À Florence, 1517, avec Baccio d’Agnolo.
  40. Construite par Francesco di Giorgio Senese.
  41. Directeur des fortifications de la ville en 1529.
  42. Il s’agit du David, mis en place en 1504.
  43. Groupe d’Hercule et Cacus, posé en 1534.
  44. Mort à Florence, le 27 décembre 1534, à l’âge de 79 ans.
  45. Invention de Bramante.