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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/L’Auteur aux adeptes du dessin

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Aux Adeptes des Arts du Dessin, Giorgio VASARI[1]


Artistes excellents, mes très chers Compagnons.



I l a toujours été si grand, le plaisir joint au profit et à l’honneur que j’ai retiré du fait de m’être livré, autant que j’ai pu le faire, à cet art si noble, que non seulement j’ai ressenti un ardent désir de l’exalter, de le célébrer et de l’honorer de toutes les manières qu’il m’a été possible ; mais qu’encore j’ai conçu une extrême affection pour tous ceux qui ont pris, dans cet art, le même plaisir, et qui ont su l’exercer avec plus de bonheur peut-être que je n’ai pu le faire. Aussi, de cette bonne volonté et de cette très sincère affection, il me paraît avoir récolté jusqu’à présent les fruits correspondants, car j’ai toujours été aimé et honoré de vous tous, et il a toujours régné entre nous je ne sais si je dois dire une incroyable familiarité et fraternité. À titre de réciprocité, je vous montrais mes œuvres, et vous me montriez les vôtres, nous aidant l’un et l’autre de conseils et d’appuis, suivant que les occasions le demandaient. Aussi, à cause de votre amablité, et bien plus pour votre excellent talent, non moins encore par suite de mon attachement pour vous, d’une inclination naturelle et d’un choix impérieux, je me suis toujours cru être absolument obligé de vous aider et de vous servir de toutes les manières et dans toutes les choses que j’ai pensé pouvoir vous procurer de l’agrément ou de l’utilité. C’est donc dans ce but que je publiai, l’an 1550, les vies de nos meilleurs et plus fameux artistes, incité par une occasion que j’ai exposée autre part, et aussi, pour dire la vérité, par une généreuse indignation que tant de talent ait été pendant si longtemps et restât encore ignoré. Je ne crois pas que mon travail ait été entièrement inutile ; au contraire, il demeure acquis, outre ce qu’on m’en a dit et écrit, de différents endroits, que du grand nombre d’exemplaires qu’on en a alors tiré, on ne trouve plus un volume chez les libraires. Entendant donc chaque jour les demandes faites par quantité d’amis et ne connaissant pas moins le secret désir de beaucoup d’autres, je me suis de nouveau remis au même travail (bien qu’étant occupé à d’importantes entreprises), avec le dessein non seulement d’ajouter ceux qui, ayant passé à une meilleure vie depuis cette époque jusqu’à maintenant, me donnent l’occasion d’écrire tout au long leur vie, mais encore de suppléer à tout ce qui manquait de perfection dans mon œuvre première. J’étais d’ailleurs en mesure de mieux comprendre beaucoup de choses et de revoir beaucoup d’autres, tant à cause de la faveur des illustres seigneurs que je sers, qui sont les véritables soutiens et protecteurs de toutes les vertus, que de la commodité qu’ils m’ont donnée d’explorer de nouveau toute l’Italie, de voir et d’entendre quantité de choses qui, primitivement, n’étaient pas parvenues à ma connaissance. J’ai donc pu aussi bien corriger qu’augmenter tant de passages, que plusieurs vies peuvent êtres dites avoir été pour ainsi dire refaites à nouveau ; d’autres, même parmi les artistes anciens, qui n’existaient pas, ont été ajoutées. Je n’ai reculé devant aucune fatigue, outre une grande dépense et de grands ennuis, pour raviver davantage la mémoire de ceux que j’honore tant, pour retrouver leurs portraits et les mettre en tête de leurs vies[2]. Pour satisfaire davantage de nombreux amis que je compte hors des arts, mais qui sont très affectionnés aux arts, j’ai réuni, dans un abrégé, la plus grande partie des œuvres de ceux qui sont encore vivants, et qui sont dignes d’être toujours renommés à cause de leurs talents. La considération, en effet, qui me retint dans le temps, si l’on y réfléchit bien, n’a plus de raison d’être, puisque je me propose de ne parler que d’œuvres excellentes et dignes de louange. Cela pourra peut-être servir d’aiguillon et pousser chacun à travailler excellemment pour amener ses œuvres toujours du bien au mieux. De plus, celui qui écrira la suite de cette histoire pourra le faire avec plus de grandeur et de majesté, ayant ainsi l’occasion de décrire ces œuvres plus rares et plus parfaites qu’il verra dans la suite des temps sortir de vos mains, ayant été commencées dans un désir d’éternité, et terminées grâce à l’étude de ces divins génies. Les jeunes ensuite, qui vous suivront et vous étudieront, désireux de gloire (si l’appât du gain n’a pas autant de force), s’enflammeront peut-être et chercheront, à votre exemple, à devenir excellents. Pour que cet ouvrage soit parfait en tout, et qu’on n’ait rien à chercher ailleurs, j’y ai ajouté une grande partie des œuvres des plus célèbres maîtres de l’antiquité, tant Grecs que d’autres nations, dont la mémoire a été conservée jusqu’à nos jours par Pline et d’autres écrivains ; si elles n’avaient pas été décrites par eux, elles seraient, comme quantité d’autres, ensevelies dans un éternel oubli. Cette considération pourra peut-être également nous encourager à travailler vaillamment ; en voyant la grandeur et la noblesse de notre art, combien il a toujours été estimé et récompensé chez toutes les nations, et particulièrement par les plus nobles esprits et les souverains les plus puissants, nous serons incités et tous enflammés d’ardeur à laisser le monde orné d’œuvres aussi riches en nombre que rares en excellence. Ainsi embelli par nous, il nous mettra au rang où ont toujours été tenus par lui ces merveilleux génies si renommés. Acceptez donc avec bon vouloir ces travaux, quels qu’ils soient, que j’ai conduit avec amour à leur fin, pour glorifier l’art et honorer les artistes ; considérez-les comme un indice ou une parcelle de mon esprit qui ne désire nulle autre chose que votre grandeur et votre renommée, auxquelles il me semblera toujours participer en une certaine manière, puisque je suis toujours reçu par vous dans votre compagnie, ce dont je vous remercie et me félicite, quant à moi, infiniment.



  1. Préface de l’édition de 1568
  2. Tous ces portraits ont été supprimés, comme n’offrant pas une authenticité suffisante.