Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/L’Auteur aux adeptes du dessin
I l a toujours été si grand, le plaisir joint au profit et à l’honneur que
j’ai retiré du fait de m’être livré, autant que j’ai pu le faire, à cet
art si noble, que non seulement j’ai ressenti un ardent désir de l’exalter,
de le célébrer et de l’honorer de toutes les manières qu’il m’a été
possible ; mais qu’encore j’ai conçu une extrême affection pour tous
ceux qui ont pris, dans cet art, le même plaisir, et qui ont su l’exercer
avec plus de bonheur peut-être que je n’ai pu le faire. Aussi, de cette
bonne volonté et de cette très sincère affection, il me paraît avoir récolté
jusqu’à présent les fruits correspondants, car j’ai toujours été
aimé et honoré de vous tous, et il a toujours régné entre nous je ne
sais si je dois dire une incroyable familiarité et fraternité. À titre de réciprocité,
je vous montrais mes œuvres, et vous me montriez les vôtres,
nous aidant l’un et l’autre de conseils et d’appuis, suivant que les
occasions le demandaient. Aussi, à cause de votre amablité, et bien
plus pour votre excellent talent, non moins encore par suite de mon
attachement pour vous, d’une inclination naturelle et d’un choix impérieux,
je me suis toujours cru être absolument obligé de vous aider et de vous servir de toutes les manières et dans toutes les choses que
j’ai pensé pouvoir vous procurer de l’agrément ou de l’utilité. C’est
donc dans ce but que je publiai, l’an 1550, les vies de nos meilleurs
et plus fameux artistes, incité par une occasion que j’ai exposée autre
part, et aussi, pour dire la vérité, par une généreuse indignation que
tant de talent ait été pendant si longtemps et restât encore ignoré. Je
ne crois pas que mon travail ait été entièrement inutile ; au contraire,
il demeure acquis, outre ce qu’on m’en a dit et écrit, de différents endroits,
que du grand nombre d’exemplaires qu’on en a alors tiré, on
ne trouve plus un volume chez les libraires. Entendant donc chaque
jour les demandes faites par quantité d’amis et ne connaissant pas moins
le secret désir de beaucoup d’autres, je me suis de nouveau remis au
même travail (bien qu’étant occupé à d’importantes entreprises), avec
le dessein non seulement d’ajouter ceux qui, ayant passé à une meilleure
vie depuis cette époque jusqu’à maintenant, me donnent l’occasion
d’écrire tout au long leur vie, mais encore de suppléer à tout ce
qui manquait de perfection dans mon œuvre première. J’étais d’ailleurs
en mesure de mieux comprendre beaucoup de choses et de revoir
beaucoup d’autres, tant à cause de la faveur des illustres seigneurs que
je sers, qui sont les véritables soutiens et protecteurs de toutes les vertus,
que de la commodité qu’ils m’ont donnée d’explorer de nouveau toute
l’Italie, de voir et d’entendre quantité de choses qui, primitivement,
n’étaient pas parvenues à ma connaissance. J’ai donc pu aussi bien
corriger qu’augmenter tant de passages, que plusieurs vies peuvent
êtres dites avoir été pour ainsi dire refaites à nouveau ; d’autres,
même parmi les artistes anciens, qui n’existaient pas, ont été ajoutées.
Je n’ai reculé devant aucune fatigue, outre une grande dépense et de
grands ennuis, pour raviver davantage la mémoire de ceux que j’honore
tant, pour retrouver leurs portraits et les mettre en tête de leurs
vies[2]. Pour satisfaire davantage de nombreux amis que je compte
hors des arts, mais qui sont très affectionnés aux arts, j’ai réuni, dans
un abrégé, la plus grande partie des œuvres de ceux qui sont encore
vivants, et qui sont dignes d’être toujours renommés à cause de leurs
talents. La considération, en effet, qui me retint dans le temps, si l’on
y réfléchit bien, n’a plus de raison d’être, puisque je me propose de
ne parler que d’œuvres excellentes et dignes de louange. Cela pourra
peut-être servir d’aiguillon et pousser chacun à travailler excellemment pour amener ses œuvres toujours du bien au mieux. De plus, celui
qui écrira la suite de cette histoire pourra le faire avec plus de grandeur
et de majesté, ayant ainsi l’occasion de décrire ces œuvres plus
rares et plus parfaites qu’il verra dans la suite des temps sortir de vos
mains, ayant été commencées dans un désir d’éternité, et terminées
grâce à l’étude de ces divins génies. Les jeunes ensuite, qui vous suivront
et vous étudieront, désireux de gloire (si l’appât du gain n’a
pas autant de force), s’enflammeront peut-être et chercheront, à votre
exemple, à devenir excellents. Pour que cet ouvrage soit parfait en
tout, et qu’on n’ait rien à chercher ailleurs, j’y ai ajouté une grande
partie des œuvres des plus célèbres maîtres de l’antiquité, tant Grecs
que d’autres nations, dont la mémoire a été conservée jusqu’à nos
jours par Pline et d’autres écrivains ; si elles n’avaient pas été décrites
par eux, elles seraient, comme quantité d’autres, ensevelies dans un
éternel oubli. Cette considération pourra peut-être également nous
encourager à travailler vaillamment ; en voyant la grandeur et la noblesse
de notre art, combien il a toujours été estimé et récompensé
chez toutes les nations, et particulièrement par les plus nobles esprits
et les souverains les plus puissants, nous serons incités et tous enflammés
d’ardeur à laisser le monde orné d’œuvres aussi riches en nombre
que rares en excellence. Ainsi embelli par nous, il nous mettra au rang où
ont toujours été tenus par lui ces merveilleux génies si renommés.
Acceptez donc avec bon vouloir ces travaux, quels qu’ils soient, que
j’ai conduit avec amour à leur fin, pour glorifier l’art et honorer les
artistes ; considérez-les comme un indice ou une parcelle de mon esprit
qui ne désire nulle autre chose que votre grandeur et votre renommée,
auxquelles il me semblera toujours participer en une certaine
manière, puisque je suis toujours reçu par vous dans votre compagnie,
ce dont je vous remercie et me félicite, quant à moi, infiniment.