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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Luca SIGNORELLI da CORTONA

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Luca SIGNORELLI da CORTONA
Peintre, né vers 1441, mort en 1523

Luca Signorelli[1], peintre excellent, fut dans son temps, plus estimé en Italie, et ses œuvres eurent plus de réputation qu’il en arriva à tout autre peintre dans n’importe quel temps, parce que, dans ses ouvrages de peinture, il montra la manière de faire les nus et enseigna, qu’avec de l’art et de l’application on peut les faire paraître vraiment vivants. Disciple de Pietro de Borgo a San Sepolcro, par qui il fut dressé, il s’efforça, dans sa jeunesse, d’imiter son maître, voire de le surpasser[2]. Pendant qu’ils travaillèrent ensemble à Arezzo, Luca, étant chez son oncle, Lazzaro Vasari, imita si bien la manière de Pietro qu’on ne pouvait pour ainsi dire pas distinguer l’une de l’autre.

Ses premières œuvres furent à San Lorenzo d’Arezzo, où il peignit à fresque, l’an 1472, la chapelle de Santa Barbara, et, pour les Compagnies de Santa Caterina et de Santa Trinità, sur toile peinte à l’huile, les bannières que l’on porte dans les processions[3], bien que cette dernière œuvre paraisse être plutôt de la main de Pietro. À Sant’Agostino, dans la même ville, il peignit le tableau de saint Nicolas de Tolentino[4] avec de petits sujets très beaux, et dans la chapelle del Sagramento, deux anges à fresque[5]. Dans l’église de San Francesco, il fit, pour Messer Francesco[6], docteur en lois, le tableau[7] de la chapelle degli Accolti, où il le représenta, ainsi que des femmes de sa famille. Dans cette œuvre, il y a un saint Michel qui pèse les âmes et qui est admirable ; on reconnaît par lui et, en somme, par toute l’œuvre, le savoir de Luca en ce qui concerne l’éclat des armes et les reflets de lumière. Il lui mit en main une paire de balances, dans lesquelles des figures nues, montant ou descendant, offrent de très beaux raccourcis. Entre autres choses ingénieuses que renferme cette peinture, il y a une figure nue, très bien transformée en un diable, à laquelle un lézard lèche le sang d’une blessure. Il y a, en outre, une Vierge tenant son Fils, saint Étienne, saint Laurent et sainte Catherine, plus deux anges jouant du luth et du rebec. Toutes ces figures sont vêtues et ornées, au point que c’est une merveille à voir. Mais ce qu’il y a de plus miraculeux, c’est la prédelle pleine de petites figures et représentant des faits de la vie de sainte Catherine.

À Pérouse, il fit de nombreux ouvrages ; entre autres, dans le Dôme, pour Messer Jacopo Vannucci de Cortona, évêque de la ville, un tableau représentant la Vierge entre San Onofrio, San Ercolano, saint Jean-Baptiste et saint Étienne et un ange qui accorde un luth[8]. À Volterra, il peignit à fresque, dans l’église San Francesco, sur l’autel d une confrérie, la Circoncision de Notre-Seigneur[9], que l’on admire beaucoup, bien que l’Enfant Jésus, ayant souffert de l’humidité, ait été refait par le Sodoma, beaucoup moins beau qu’il était. En vérité, il vaudrait mieux, une fois pour toutes, garder les œuvres des hommes excellents plutôt à demi-ruinées que de les faire retoucher par ceux qui s’y entendent le moins. À Sant’Agostino de la même ville, il fit un tableau à détrempe[10] dont la prédelle est remplie de petites histoires de la Passion du Christ. À Monte a Santa Maria, il laissa un tableau du Christ mort[11] ; à Citta di Castello, dans l’église San Francesco, une Nativité du Christ[12], et à San Domenico, sur un autre tableau, un saint Sébastien[13]. À Santa Margherita de Cortona, église des frères del Zoccolo, un autre Christ mort[14], une de ses meilleures œuvres ; et dans l’église del Gesù de la même ville, trois tableaux dont l’un merveilleux, placé sur le maître-autel, représente le Sauveur communiant avec les Apôtres et Judas mettant l’hostie dans son escarcelle[15]. Dans l’église paroissiale, appelée aujourd’hui l’Évêché, il peignit à fresque quelques prophètes, grands comme nature, dans la chapelle del Sagramento, et autour du tabernacle, plusieurs anges qui ouvrent un pavillon ; sur les côtés, on voit un saint Jérôme et un saint Thomas d’Aquin[16]. Sur le maître-autel de la même église, il fit sur un tableau une très belle Assomption[17], et il dessina les peintures de l’œil-de-bœuf principal qui furent exécutées par Stagio Sassoli d’Arezzo. À Castiglione Aretino[18], il fit, au-dessus de la chapelle del Sagramento, un Christ mort avec les Maries[19], et à San Francesco de Lucignano, il décora les volets d’une armoire[20] où l’on conserve un arbre de corail surmonté d’un croix[21]. Dans la chapelle de saint Christophe, à Sant Agostino de Sienne, il peignit un tableau dans lequel des saints entourent un saint Christophe en relief[22].

De Sienne, étant allé à Florence pour voir les œuvres des anciens maître et de ceux qui vivaient alors, il peignit, pour Laurent de Médicis sur une toile, quelques dieux nus qui furent très loués[23], ainsi qu’un tableau de la Vierge[24], avec deux petits prophètes en terre verte, qui est aujourd’hui à Castello, villa du duc de Cosme. Il donna ces deux œuvres à Laurent qui ne voulut jamais être vaincu par qui que ce fut en magnificence et en libéralité. Il peignit encore le tableau rond de la Vierge[25], très beau, qui est dans l’audience des capitaines di Parte Guelfa. À Chiusuri du pays siennois, couvent principal des moines de Monte Oliveto, il peignit, sur un côté du cloître, onze histoires[26] relatant la vie et les actions de saint Benoît. De Cortona, il envoya de ses œuvres à Montepulciano à Foiano où l’on voit de sa main le tableau du maître-autel de l’église paroissiale[27], et dans d’autres endroits du Valdichiana.

Il acheva, dans la cathédrale d’Orvieto, la chapelle commencée autrefois par Fra Giovanni da Fiesole[28]. Il y représenta toutes les histoires de la Fin du Monde avec une invention originale et capricieuse. On y voit des anges, des démons, des tremblements de terre, des feux, des miracles de l’Antéchrist et autres choses semblables, outre des nus, des raccourcis et quantité de belles figures, rendant ainsi la terreur qui régnera dans ce dernier et terrible jour. Il éveilla l’esprit de ceux qui sont venus après lui et qui ont pu trouver vaincues les difficultés de cette manière. Aussi je ne m’étonne point que Michel-Ange ait toujours vivement loué les œuvres de Luca, et qu’il ait pris quelques-unes de ses inventions qu’il a introduites dans son divin Jugement dernier de la chapelle Sixtine. Luca se représenta lui même, ainsi que plusieurs de ses amis dans cette fresque.

À Santa Maria di Loreto, il peignit à fresque, dans la sacristie, les quatre Evangélistes, les quatre Docteurs et d’autres saints qui sont très beaux[29]. Il fut libéralement récompensé de ce travail par le pape Sixte.

On raconte qu’un des fils, qu’il aimait beaucoup et qui était très beau de son visage et de toute sa personne, ayant été tué à Cortona[30], Luca, plongé dans sa douleur, fit dépouiller le cadavre et le peignit avec une grande force de caractère, sans se plaindre ni jeter une larme pour voir toujours peint de ses mains ce que la nature lui avait donné et que la fortune ennemie lui enlevait. Appelé ensuite, par le pape Sixte[31] à peindre dans la chapelle du palais papal, concurremment avec d’autres peintres, il fit deux histoires qui sont comptées parmi les meilleures. L’une est le Testament de Moïse au peuple hébreux en vue de la terre promise et l’autre la mort de Moïse.

Finalement, ayant produit des œuvres pour ainsi dire pour tous les princes d’Italie et étant déjà vieux, il revint à Cortona où, dans ses dernières années, il peignit encore, plus par amusement que pour autre chose, en homme qui, habitué à travailler, ne pouvait ni ne savait rester oisif. Il fit donc dans sa vieillesse, deux tableaux : l’un[32] pour les religieuses de Santa Margherita d’Arezzo et l’autre[33] pour la Compagnie de San Girolamo. Partie du prix de ce dernier tableau fut payée par Messer Niccolo Gamurrini, docteur en lois et auditeur de Rote, qui y est représenté agenouillé et recommandé par saint Nicolas à la Vierge près de laquelle on voit san Donato, saint Etienne, saint Jérôme nu, David chantant sur un psalterion ; il y a encore deux Prophètes qui s’entretiennent de la Conception, comme semblent l’indiquer les brefs qu’ils tiennent dans leurs mains. Ce tableau fut porté de Cortona à Arezzo sur les épaules des hommes de la Compagnie de San Girolamo, et Luca, malgré sa vieillesse, voulut l’accompagner, tant pour le mettre lui-même en place que pour revoir ses amis et ses parents. Comme il logea dans la maison des Vasari, où j’étais petit enfant de huit ans, je me souviens que ce bon vieux, courtois et de bonne mine, ayant entendu du maître qui m’apprenait les premières lettres que je ne m’occupais à l’école qu’à faire des figures, je me souviens, dis-je, qu’il se retourna vers Antonio, mon père, et lui dit : « Antonio, puisque Giorgino ne dégénère pas, faites-lui apprendre à dessiner de toute façon, puisque, tout en étudiant les lettres, il apprendra le dessin qui ne peut que lui être utile et plaisant, et lui faire honneur comme à tout homme bien élevé. » Puis, se retournant vers moi, qui étais debout devant lui, il dit : « Travaille, petit cousin. » Il dit encore de moi beaucoup d’autres choses que je passe sous silence, parce que je reconnais être loin d’avoir confirmé la bonne opinion qu’avait de moi ce bon vieillard. Le tableau mis en place, il retourna à Cortona, accompagné une grande partie de la route par une foule de citoyens, de parents et d’amis, ainsi que le méritait le grand talent de cet homme qui vécut toujours plus en seigneur et en gentilhomme qu’en peintre.

À cette époque, Silvio Passerini, cardinal de Cortona[34], résolut d’orner de peintures un palais qu’il avait fait construire, à un demi-mille hors des murs de la ville, par Benedetto Caporali[35], peintre pérugin, qui, peu de temps auparavant, avait commenté Vitruve[36]. Benedetto couvrit de fresques[37] tout ce palais avec l’aide de plusieurs élèves, entre autres Tommaso et Masso Papacello di Cortona[38]. Le cardinal ayant voulu aussi avoir quelque chose de la main de Signorelli, celui-ci, bien que vieux et gêné par la paralysie, peignit à fresque un Baptême du Christ[39], sur la façade de l’autel de la chapelle dans le Palais Passerini, mais il ne put le terminer, car il mourut pendant le travail à l’âge de 82 ans[40].

Luca fut un homme de mœurs excellentes, sincère, aimable avec ses amis, d’une conversation douce et plaisante avec tout le monde et surtout d’une grande courtoisie envers tous ceux qui lui demandèrent son appui ; il fut très complaisant dans l’enseignement de ses élèves. Il vécut splendidement et se plaisait à être bien vêtu. Pour ses bonnes qualités, il fut toujours en grande vénération dans sa patrie[41] et au dehors. Aussi, avec la fin de sa vie, qui arriva en 1521, nous terminerons cette deuxième partie de notre livre, nous arrêtant à Luca comme à un artiste qui, avec la science du dessin et particulièrement des nus, la grâce de l’invention et la judicieuse entente de ses histoires, ouvrit la voie de la perfection à la plupart des peintres dont nous allons maintenant nous occuper.


  1. Né à Cortona, fils de Egidio di Luca di Ventura Signorelli et d’une sœur de Lazzaro Vasari, arrière-grand-père de l’auteur.
  2. La première mention qui soit faite de Luca est de 1470 ; il peint le buffet d’orgues de San Francesco à Cortona.
  3. Ces peintures n’existent plus.
  4. Peinture perdue.
  5. Fresque détruite.
  6. Mort à Sienne en 1488.
  7. Peinture perdue.
  8. En place ; daté 1484.
  9. Ce n’est pas une fresque, mais un tableau ; actuellement à la Galerie nationale de Londres.
  10. Une Adoration des Mages, de 1482, au Louvre.
  11. Peinture perdue. Commandé par la Seigneurie de cette ville.
  12. Peinture perdue ; elle était datée 1496.
  13. Actuellement à la Pinacothèque communale, 1498.
  14. Dans le Dôme, signé : LVCAS AEGIDII SIGNORELLI CORTONENSIS MDII.
  15. Ibid., signé : LVCAS SIGNORELLIVS CORTHONENSIS PINGEBAT. MDXII. Les deux autres tableaux sont en place ; ils représentent l’Adoration des Bergers et l’Assomption de : la Vierge.
  16. Fresque détruite.
  17. Cette Assomption est actuellement Casa Tommasi, à Cortona.
  18. Appelé actuellement Castiglione Fiorentino.
  19. Cette fresque existe encore, en mauvais état.
  20. N’existent plus ; couvent supprimé en 1811.
  21. L’arbre existe encore ; fait de 1350 à 1471 par Gabriello d’Antonio da Sierra, orfèvre.
  22. Au Musée de Berlin, 1498.
  23. L’École de Pan, au Musée de Berlin, signé : LVCAS CORTONES.
  24. Aux Offices.
  25. Aux Offices.
  26. Non pas onze, mais dix fresques, qui existent encore, 1497-1498.
  27. Un Couronnement de la Vierge, en place, 1523.
  28. Chapelle San Brizio ; ces fresques existent encore. Le contrat pour les peintures de la voûte est du 5 avril 1499 ; pour celles des parois, du 27 avril 1500.
  29. Ces fresques n’existent plus.
  30. Luca perdit un fils en 1502 et un autre en 1506.
  31. Vers 1482-1483 ; ces deux fresques existent encore.
  32. Tableau inconnu.
  33. Commandé le 19 septembre 1519 pour 100 florins larges ; actuellement a la Pinacothèque d’Arezzo.
  34. Mort en 1529.
  35. Gio. Bastita Caporali, né vers 1476, mort vers 1560.
  36. Livre publié en 1536.
  37. Ces fresques existent encore.
  38. Ces deux noms désignent la même personne.
  39. Existe encore.
  40. Mort en décembre 1523. Le 13 octobre 1523, il avait fait son testament copore languens.
  41. Il fut fréquemment prieur et membre du Conseil général de Cortona.