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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/MARC ANTONIO, de Bologne et autres graveurs

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MARC ANTONIO, de Bologne
Né vers 1445, était déjà mort en 1534 ;
et autres graveurs[1]

Comme, dans les chapitres consacrés à la théorie de la peinture, on s’est peu occupé de la gravure sur cuivre, car il suffisait alors d’indiquer le mode de graver sur argent, avec le burin, outil d’acier à quatre angles dont la pointe est taillée de biais, et qui a une taille aiguë, nous reviendrons au premier sujet dans cette Vie, pour en dire tout ce qui semblera nécessaire.

Le mode de graver les planches fut inventé par Maso Finiguerra[2] de Florence, vers l’an 1460 de notre salut ; toutes les fois qu’il gravait des plaques d’argent pour les nieller, il en faisait une empreinte en terre qu’il couvrait de soufre fondu, dont il remplissait les creux de noir de fumée, et à qui il donnait l’apparence de la plaque d’argent, en y passant une couche d’huile. Il imagina ensuite d’appliquer sur le soufre ainsi préparé et noirci une feuille de papier humectée, en pesant dessus avec un rouleau parfaitement lisse, ce qui reproduisit ses dessins imprimés, comme s’ils eussent été exécutés à la plume.

Finiguerra fut suivi par Baccio Baldini[3], orfèvre florentin, qui, ne sachant pas bien dessiner, ne fit que des estampes dont la composition et le dessin appartenaient à Sandro Botticello[4]. Andrea Mantegna, ayant entendu parler de cette invention, à Rome, en profita pour graver plusieurs de ses œuvres, comme nous l’avons raconté dans sa Vie. Le procédé passa ensuite en Flandre, où Martin[5], excellent peintre d’Anvers, exécuta beaucoup d’estampes, et en envoya en Italie un grand nombre qui toutes étaient signées de cette façon : M C[6] ; les premières qu’il publia représentaient les cinq Vierges folles avec leurs lampes éteintes et les cinq Vierges sages avec leurs lampes allumées, et un Christ en croix, avec saint Jean et la Madone à ses pieds. Cette dernière pièce était si belle que Gherardo, miniaturiste florentin, la copia au burin et y réussit parfaitement ; mais il ne poursuivit pas son essai, car il survécut peu de temps. Martin publia ensuite les quatre Évangélistes renfermés dans des médaillons ; et sur de petites feuilles, Jésus-Christ avec les douze Apôtres, Véronique avec six saints, dans la même grandeur, et quelques armoiries de seigneurs allemands soutenues par des figures nues ou habillées et par des femmes. Il publia pareillement saint Georges tuant le dragon, Jésus-Christ devant Pilate qui se lave les mains, et la mort de la Vierge, entourée de tous les Apôtres ; cette gravure, de plus grand format, est une de ses meilleures. Une autre représente la Tentation de saint Antoine, tourmenté et porté dans les airs par une infinité de démons, sous les formes les plus variées et les plus bizarres que l’on puisse imaginer ; elle plut tellement à Michel-Ange dans sa jeunesse, qu’il se mit à la reproduire en peinture.

Après Martin, Albert Durer[7], d’Anvers, commença, avec plus de dessin, un meilleur jugement et de plus belles inventions, à produire de pareilles estampes, s’efforçant d’imiter la nature et de se rapprocher du style italien qu’il tint toujours en haute estime. Étant encore fort jeune, il grava de sa main, en les signant de son nom[8], plusieurs œuvres qui furent regardées comme aussi belles que celles de Martin. L’an 1503, il publia une petite Vierge où il se montra supérieur à lui-même et à Martin, et ensuite plusieurs feuilles renfermant chacune deux chevaux dessinés d’après nature et extrêmement beaux. Il fit pareillement l’Enfant prodigue, lequel, en costume de paysan et agenouillé, les mains jointes, lève les yeux au ciel, tandis que des pourceaux confiés à sa garde mangent dans une auge ; des constructions dans le genre allemand, très belles, forment le fond du paysage. Il fit un petit saint Sébastien lié, les bras au-dessus de la tête, et une Vierge assise avec l’Enfant Jésus à son cou, et éclairée de dos par une fenêtre ; comme petite planche, on ne saurait voir plus beau. On lui doit aussi une femme flamande à cheval, escortée par un valet à pied, puis une grande planche représentant une nymphe enlevée par un monstre marin, pendant que ses compagnes se baignent ; dans la même grandeur, Diane frappant une nymphe qui s’est jetée pour être défendue dans les bras d’un satyre[9] ; dans ce dernier sujet, qui est buriné avec une habileté parfaite, Albert Durer voulut montrer qu’il savait rendre le nu.

Bien que ces maîtres étrangers fussent alors très estimés dans leur pays, chez nous autres Italiens, leur œuvres ne sont estimées qu’à cause de la précision de leurs tailles ; je crois volontiers cependant qu’Albert Durer était dans l’impossibilité de faire mieux, parce qu’il n’avait d’autre facilité, quand il voulait faire des nus, que de travailler d’après des modèles de son pays qui devaient être mal bâtis, comme la plupart des Allemands, bien que beaucoup de ces gens-là aient une superbe tournure, lorsqu’ils sont couverts de leurs habits. Il grava en petit diverses planches contenant des paysans et des paysannes de Flandre qui jouent de la cornemuse, dansent et vendent des poulets ou d’autres produits. Il représenta un dormeur dans une étuve, que Vénus induit en tentation, tandis que l’Amour saute avec des échasses, et que le diable souffle dans l’oreille du dormeur avec un soufflet[10]. Il fit également deux saint Christophe différents[11], portant le Christ enfant ; les cheveux et toutes les autres parties de ces figures sont traités avec un soin incroyable. Après ces œuvres, voyant que la gravure sur cuivre exigeait un temps énorme, et se trouvant pourvu d’une foule de compositions diversement dessinées, il se mit à graver sur bois[12], procédé qui permet à ceux qui ont un meilleur dessin d’en montrer plus largement la perfection. L’an 1510, il publia deux petites estampes de la sorte, l’une représentant la Décollation de saint Jean, et l’autre la Présentation de sa tête à Hérode, assis à table[13], puis un saint Christophe, saint Sixte pape, saint Étienne et saint Laurent[14]. Voyant que ce mode était beaucoup plus facile que la gravure sur cuivre, il fit un saint Grégoire qui chante la messe avec l’assistance d’un diacre et d’un sous-diacre[15]. Et, son talent se développant, il fit dans un grand format, l’an 1510, quatre sujets de la Passion du Christ[16], auxquels il avait l’intention d’en ajouter huit autres. Ceux qu’il exécuta représentent la Cène, l’Arrestation du Christ dans le jardin des Oliviers, sa Descente aux Limbes et sa glorieuse Résurrection. Il peignit aussi à l’huile le second de ces sujets[17] : ce précieux tableau est aujourd’hui à Florence, chez le seigneur Bernadetto de’Medici. Bien que les huit autres sujets de la Passion aient été imprimés avec la signature d’Albert Durer, il ne nous paraît pas vraisemblable qu’ils soient de sa main, car ils sont mauvais, et l’on n’y trouve dans les tètes, les draperies et les accessoires, aucune ressemblance avec sa manière. Il est à croire qu’ils ont été faits après sa mort par des artistes qui se sont peu souciés de nuire à sa renommée, et qui n’ont songé qu’au gain. Et ce qui nous le fait croire, c’est que l’an 1511, il publia toute la vie de la Vierge[18], en vingt feuilles de la même grandeur, avec tant de perfection, qu’il est impossible de rien voir de mieux pour l’invention, la perspective, l’architecture, les costumes et les têtes de vieillards et de jeunes gens. Certes, si cet homme si rare, si universel, avait eu la Toscane pour patrie, et avait pu étudier les chefs-d’œuvre de Rome, comme nous avons pu le faire, il aurait été le meilleur peintre d’Italie, de même qu’il fut le plus éminent et le plus célèbre qu’aient jamais eu les Flamands.

Dans la même année 1511, continuant à donner libre cours à ses caprices, il grava sur bois, dans la même grandeur, quinze scènes empruntées aux terribles visions que saint Jean évangéliste eut dans l’île de Pathmos, et qu’il décrivit dans son Apocalypse. Sa riche et capricieuse imagination le rendait bien propre à traiter de tels sujets : aussi figura-t-il les divers épisodes de l’Apocalypse[19], leurs animaux et leurs monstres symboliques, avec une si merveilleuse habileté, que ce fut un véritable trait de lumière pour bon nombre de nos artistes qui se sont grandement servis de ses belles et riches inventions.

Albert Durer exécuta encore sur bois un admirable Christ nu, entouré des mystères de la Passion, et pleurant sur nos péchés, en se couvrant la figure des mains ; cette planche, bien que de petites dimensions, est tout à fait remarquable. Depuis, sentant ses facultés s’augmenter, et voyant que ses œuvres étaient très estimées, il fit encore quelques gravures sur cuivre, qui excitèrent un étonnement universel. C’est alors qu’il grava, sur une demi-feuille, la Mélancolie, entourée de tous les instruments qui amènent l’homme et quiconque s’en sert, à être mélancolique[20] ; il est impossible de produire au burin rien de plus fin. On lui doit encore trois petites Madones, très différentes et d’une taille extrêmement fine ; mais la description de toutes ses productions m’entraînerait trop loin. Qu’il suffise donc de savoir, pour le moment, qu’après avoir dessiné et gravé trente-six planches d’une Passion du Christ[21], il s’associa avec Marc Antonio de Bologne pour les publier à Venise, ce qui fut cause que se sont faites tant de choses merveilleuses dans cet art, en Italie, comme nous le dirons plus loin.

Parmi les nombreux disciples que Francesco Francia avait à Bologne, on distingua, comme le plus habile de tous, un jeune homme appelé Marc Antonio[22] ; étant resté de longues années auprès du Francia, et ayant été très aimé de lui, il s’attira le surnom de de’ Franci. Il était meilleur dessinateur que son maître et maniait le burin avec une facilité et une grâce remarquables, faisant, comme c’était alors l’usage, des ceintures et d’autres objets niellés très beaux, car il était vraiment excellent dans ce métier. Poussé par le désir si naturel de courir le monde et de connaître les méthodes des autres artistes, il prit congé de Francia, et se rendit à Venise, où il fut très bien accueilli par les artistes de cette cité.

Sur ces entrefaites, quelques Flamands étant venus à Venise et ayant apporté des gravures sur bois et sur cuivre d’Albert Durer, Marc Antonio les vit exposées sur la place Saint-Marc. Stupéfait de la manière du travail et du mode de faire de Durer, il dépensa dans leur acquisition presque tout l’argent qu’il avait apporté de Bologne, et acheta, entre autre choses, la Passion du Christ, gravée sur bois en trente-six feuilles in-quarto et nouvellement publiée par Dürer, qui commençait par le Péché d’Adam et son Expulsion du Paradis, et se terminait par la Descente du Saint-Esprit sur les Apôtres. Marc Antonio, considérant quel honneur et quelle fortune aurait pu acquérir celui qui se serait adonné à cet art en Italie, résolut de s’y appliquer de tous ses efforts. Il commença par contrefaire les gravures d’Albert Dürer qu’il avait achetées, en étudiant leurs tailles ; elles étaient en si grande vogue que chacun voulait en avoir. Il grava donc sur cuivre les trente-six feuilles de la Passion et de l’Histoire du Christ gravée sur bois, sans Oublier la marque de Durer qui était A D[23], et il réussit dans son imitation au point que ses estampes furent vendues et achetées pour être d’Albert Dürer, sans que de longtemps l’on s’aperçût de la contrefaçon. On en écrivit à Dürer, en Flandre, en lui envoyant un exemplaire des contrefaçons de Marc Antonio ; Dürer, furieux, partit de Flandre et vint à Venise, où il se plaignit à la Seigneurie ; mais il obtint seulement qu’à l’avenir Marc Antonio ne se servirait plus de son nom, ni de sa marque dans ses œuvres[24].

Marc Antonio alla ensuite à Rome et se consacra tout entier au dessin, et Albert Dürer, de retour en Flandre, y trouva un rival qui avait déjà produit plusieurs gravures d’une finesse extrême, c’est Lucas de Hollande[25], qui, bien que moins bon dessinateur que Dürer, ne laissait pas de l’égaler en beaucoup de choses, pour le burin. Parmi beaucoup de grandes et belles planches, les premières sont de 1509 et représentent dans des médaillons un Portement de Croix et un Crucifiement[26]. Il publia ensuite un Samson, un David à cheval, un saint Pierre martyr avec ses bourreaux[27], et un David jouant de la harpe devant le roi Saül. Peu de temps après, Lucas exécuta une grande gravure d’une taille très fine, où l’on voit Virgile exposé dans une corbeille suspendue à une fenêtre[28], ainsi que des figures et des têtes si merveilleuses qu’Albert Durer se creusa la tête pour combattre son rival et publia quelques estampes d’une telle perfection que l’on ne saurait faire mieux. Pour montrer tout son savoir, il fit un Chevalier armé et à cheval[29], représentant la Force humaine, et si bien exécuté qu’on distingue le brillant des armes et de la robe noire du cheval, ce qui est difficile à rendre dans un dessin. Cet homme fort est accompagné de la Mort, tenant un sablier, du diable et d’un chien poilu rendu avec toutes les plus grandes finesses possibles. L’an 1512, parurent de sa main seize petits sujets de la Passion du Christ[30], où l’on admire les figures les plus belles, les plus gracieuses et en même temps les plus vigoureuses que l’on puisse imaginer. Aiguillonné par cette concurrence, Lucas de Hollande grava douze feuilles semblables et fort belles, mais pas aussi parfaites que celles de Dürer, sous le rapport du burin et du dessin. Il fit, en outre, un saint Georges encourageant la jeune fille condamnée à être dévorée par un dragon, Salomon adorant les idoles, le Baptême du Christ, Pyrame et Thisbé, Assuérus et la reine Esther, agenouillée devant lui.

De son côté, Albert Durer, ne voulant pas être surpassé par Lucas[31] ni en quantité, ni en bonté d’œuvres produites, grava une figure nue sur un nuage, et la Tempérance avec des ailes admirables, tenant en main une coupe d’or et une bride ; le paysage de cette planche est très fin[32]. Il exécuta ensuite un saint Eustache agenouillé devant un cerf, dans les cornes duquel apparaît le Crucifix[33], gravure admirable, particulièrement à cause de quelques chiens, dans des attitudes variées, qui ne sauraient être plus beaux. Parmi les nombreux enfants que Durer a gravés pour décorer des armoiries et des devises, on remarque ceux qui soutiennent un écu renfermant une figure de la Mort, coiffée d’un casque surmonté d’un coq dont les plumes sont traitées avec une telle délicatesse qu’il est impossible d’obtenir une taille plus fine avec le burin. Dernièrement, Dürer a publié[34] un saint Jérôme vêtu en cardinal et occupé à écrire, avec un lion qui dort à ses pieds ; le soleil traverse les vitres des fenêtres et envoie des rayons si vifs dans la chambre où le saint écrit, que c’est une merveille à regarder. On y voit, en outre, des livres, des horloges, des manuscrits et une foule d’autres accessoires supérieurement rendus. Peu après, l’an 1523, il fit un petit Christ avec les Apôtres[35] ; c’est une de ses dernières productions. On lui doit aussi plusieurs portraits, tels que ceux d’Erasme, de Rotterdam, du cardinal Albert de Brandebourg, électeur de l’Empire, et le sien propre[36]. Tout en s’occupant beaucoup de gravure, il n’abandonna pas la peinture ; il peignit au contraire continuellement des panneaux, des toiles et d’autre œuvres toutes précieuses. De plus, il laissa de nombreux écrits relatifs à la gravure, à la peinture, à la perspective et à l’architecture.

Pour revenir à la gravure, les œuvres de Dürer furent cause que Lucas de Hollande s’efforça de suivre ses traces. Après les estampes mentionnées plus haut, il grava sur cuivre quatre sujets tirés de l’histoire de Joseph, les quatre Évangélistes, les trois anges qui apparurent à Abraham dans la vallée de Mambré, Suzanne au bain, David en prière, le triomphe de Mardochée, Loth enivré par ses filles, la Création d’Adam et d’Ève, Dieu défendant à nos premiers parents de manger le fruit d’un arbre qu’il leur montre, et Caïn tuant son frère Abel ; toutes ces planches furent publiées l’an 1529[37]. Mais les œuvres qui, plus que toute autre, augmentèrent sa réputation, furent un Crucifiement de Jésus et un Ecce Homo[38]. Ces deux planches, de grandes dimensions et renfermant beaucoup de figures, sont regardées comme très précieuses, ainsi qu’une Conversion de saint Paul sur le chemin de Damas. Ces divers morceaux suffisent pour montrer que Lucas peut être compté parmi les maîtres qui ont excellé dans le travail du burin. Les compositions de ses sujets sont plus conformes aux règles de l’art que celles d’Albert Dürer ; leur arrangement est si clair, qu’il semble que la scène que Lucas a voulu représenter n’a point dû se passer autrement. En outre, les estampes de Lucas se distinguent par une ingénieuse dégradation de tailles ; les objets qui s’éloignent progressivement sont exprimés à l’aide de touches légères habilement calculées, qui, peu à peu, échappent à l’œil, tout comme dans la nature les lointains se perdent de vue insensiblement. On n’obtiendrait rien de plus harmonieux avec les couleurs : aussi ces considérations ont-elles ouvert les yeux à beaucoup de peintres. Il fit encore beaucoup de petites estampes représentant des Madones, les douze Apôtres avec le Christ, des Saints et des Saintes, des armures, des casques et différentes fantaisies, entre autres un paysan qui, se faisant arracher une dent, éprouve une telle douleur qu’il ne s’aperçoit pas qu’une femme lui dérobe sa bourse. Les œuvres de Durer et de Lucas ont été causes qu’après eux quantité de Flamands et d’Allemands ont gravé des planches semblables, très belles.

Mais n’oublions pas Marc Antonio. Arrivé à Rome, il grava sur cuivre une très belle planche, d’après Raphaël d’Urbin, et représentant Lucrèce qui se donne la mort, exécutée avec tant de soin et dans une si belle manière que Raphaël, l’ayant immédiatement reçue de plusieurs de ses amis, se décida à faire graver les dessins de quelques-unes de ses compositions. À peu de temps de là, Marc Antonio grava donc un dessin du Jugement de Paris, où Raphaël s’était plu à introduire le char du soleil, les nymphes des bois, celles des fontaines et celles des fleuves, ainsi que quantité de magnifiques accessoires ; la gravure de Marc Antonio excita à Rome une profonde admiration. Il grava ensuite le Massacre des Innocents, où l’on voit des nus admirables, le Neptune entouré de petits sujets de l’histoire d’Énée, un très bel enlèvement d’Hélène, dessiné par Raphaël, et le Martyre de sainte Félicité, plongée dans l’huile bouillante, tandis que ses fils sont décapités. Ces planches acquirent tant de réputation à Marc Antonio qu’elles étaient plus estimées que celles des Flamands, à cause de leur beau dessin et que les marchands en tiraient de grands profits.

Depuis plusieurs années, Raphaël avait pour broyeur de couleurs un apprenti nommé Baviera et, comme il savait quelque chose, Raphaël le chargea d’imprimer les gravures de Marc Antonio et d’en faire la vente en gros et au détail. S’étant donc réunis, ceux-ci imprimèrent un grand nombre de planches, qui leur valurent un gain considérable. Toutes ces gravures furent signées par Marc Antonio de la manière suivante : pour indiquer le nom de Raphaël Sanzio d’Urbin R S, pour celui de Marcantonio, M F[39]. Elles représentent Vénus embrassée par l’Amour, d’après un dessin de Raphaël, et Dieu bénissant la race d’Abraham ; on voit dans celle-ci la servante avec deux enfants[40]. Ils gravèrent ensuite les médaillons que Raphaël avait peints dans le Vatican, c’est-à-dire, la Philosophie, la Poésie, la Théologie et la Jurisprudence ; puis une petite planche, d’après le mont Parnasse, qui est dans la même chambre ; Énée emportant Anchise pendant l’incendie de Troie, dessin d’après lequel Raphaël avait l’intention de faire un petit tableau ; puis la Galathée sur un char tiré par les dauphins et entourée de tritons qui enlèvent une nymphe. Après avoir achevé ces ouvrages, Marc Antonio reproduisit sur cuivre des figures séparées, dessinées par Raphaël, à savoir : Apollon tenant un instrument de musique, l’Amour offrant un rameau d’olivier à la Paix, les trois Vertus théologales, les quatre Vertus morales, le Christ avec les douze Apôtres ; la Madone du tableau d’Ara cœli sur une demi-feuille ; également la Vierge avec saint Jérôme, l’ange Raphaël et le jeune Tobie que le Sanzio envoya à San Domenico de Naples ; sur une petite feuille, une Vierge assise sur une chaise et embrassant l’enfant Jésus demi-vêtu, enfin une foule d’autres Madones tirées de différents tableaux peints par Raphaël. Il grava ensuite un saint Jean-Baptiste, jeune et assis dans le désert, et la sainte Cécile de l’église de San Giovanni in Monte, qui est une fort belle gravure. Raphaël ayant terminé tous les cartons des tapisseries qui furent ensuite tissées de soie et d’or pour la chapelle du pape, et qui représentent l’Histoire de saint Pierre, de saint Paul et de saint Étienne, Marc Antonio grava la Prédication de saint Paul, la Lapidation de saint Étienne et la Guérison de l’aveugle. Ces estampes furent si belles, grâce à l’invention et au dessin de Raphaël, ainsi qu’au travail au burin de Marc Antonio, qu’il n’était pas possible de voir mieux. Il grava ensuite, d’après Raphaël, une magnifique Descente de croix, où l’on remarque surtout la Vierge évanouie, et peu de temps après le Portement de croix[41], d’après le tableau de Raphaël, qui fut envoyé à Palerme ; puis une belle et grande estampe, d’après un dessin de Raphaël représentant le Christ dans les airs, avec la Vierge, saint Jean-Baptiste et sainte Catherine à genoux, ainsi que saint Paul, apôtre, debout. Les planches de toutes ces gravures étaient presque usées par le tirage lorsqu’elles disparurent ou furent dérobées par des Allemands, pendant le sac de Rome. Il grava de profil le portrait du pape Clément VII, avec le visage rasé, sous forme de médaillon, puis deux portraits de l’empereur Charles-Quint, jeune et plus âgé, celui de Ferdinand, roi des Romains[42], qui lui succéda à l’Empire, celui de Messer Pietro Aretino, poète fameux, dessiné à Rome d’après nature et dont le portrait est le plus beau que Marc Antonio ait jamais fait : peu de temps après, les douze empereurs romains en médaillons. Raphaël envoya quelques-unes de ces estampes en Flandre à Albert Dürer, qui loua beaucoup Marc Antonio et donna à son tour à Raphaël, outre différentes gravures, son propre portrait qui fut très admiré.

La réputation de Marc Antonio s’augmentait chaque jour et la gravure était venue en tel honneur que de nombreux élèves se groupèrent autour de lui, pour apprendre. Ceux qui y firent le plus de profit furent Marco[43] de Ravenne, qui signa ses estampes du chiffre de Raphaël R S, et Agostino[44] de Venise, qui signa A V. Tous deux gravèrent plusieurs dessins de Raphaël, à savoir la Vierge avec le Christ mort étendu et à ses pieds saint Jean, la Madeleine, Nicodème et les autres Maries ; pareillement, mais en plus grand, la Vierge avec les bras ouverts et les yeux tournés vers le ciel, dans une attitude éplorée, devant le corps de son Fils. Agostino fit ensuite une grande Nativité du Christ, avec les bergers, les anges et Dieu le Père dans le haut ; autour de la cabane sont des vases de formes antiques et modernes. Une autre planche représente un brûle-parfums composé de deux femmes ayant sur la tête un vase percé de trous. Sur une gravure, on voit un homme changé en loup, qui s’avance pour dévorer un dormeur couché dans un lit[45]. Puis il représenta Alexandre offrant la couronne royale à Roxane, tandis que des Amours volant dans les airs arrangent ses cheveux, ou bien jouent avec les armes du héros[46].

Agostino et Marco gravèrent, d’après Raphaël, la Cène du Christ avec les Apôtres, sur une grande feuille l’Annonciation et deux sujets des noces de Psyché, que Raphaël avait peintes peu auparavant. Du reste, on peut dire que Marco et Agostino ont gravé, entre eux deux, presque tout ce que Raphaël a jamais peint ou dessiné. Comme il n’y avait presque aucun ouvrage de Raphaël qu’ils n’eussent reproduit, ils publièrent en dernier lieu les sujets que Jules Romain avait peints dans les Loges, d’après les dessins de Raphaël. Quelques-unes des premières estampes de Marco, signées M R, c’est-à-dire Marco Ravignano, et d’Agostino, signées A V (Agostino Veneziano), ont été répétées par d’autres, par exemple, la Création du monde, la Création des animaux, le Sacrifice de Caïn et d’Abel, la mort d’Abel, le sacrifice d’Abraham, l’Arche de Noé, le Déluge, la Sortie de l’Arche, le Passage de la Mer Rouge, Moïse apportant les lois du mont Sinaï, la Manne céleste, la Mort de Goliath déjà gravée par Marc Antonio, Salomon bâtissant le Temple, le Jugement de Salomon, la Visite de la Reine de Saba ; dans le Nouveau Testament, la Nativité du Christ, la Résurrection et la Descente du Saint-Esprit. Toutes ces estampes furent exécutées du vivant de Raphaël, après la mort duquel, Marco et Agostino s’étant séparés, le dernier grava pour Baccio Bandinelli, sculpteur florentin, des pièces d’anatomie sèches et des squelettes et ensuite une Cléopâtre. Encouragé par le succès qu’obtinrent ces ouvrages, Bandinelli dessina et fit graver le Massacre des Innocents, l’un des plus grands morceaux que l’on ait vus jusqu’alors.

Pendant ce temps Marc Antonio publia en petit format les douze Apôtres, de diverses manières, et plusieurs saints et saintes, afin que les pauvres peintres qui n’étaient pas forts dessinateurs pussent s’en aider dans leurs besoins. Il grava aussi un jeune homme nu retenant une grande bannière gonflée par le vent, et aux pieds duquel est un lion ; un autre appuyé sur une base, un petit saint Jérôme considérant une tête de mort dans laquelle il met un doigt, d’après un dessin de Raphaël. Il fit ensuite une Justice, d’après les tapisseries de la chapelle, les trois Grâces d’après l’antique, l’Aurore montée sur un char tiré par deux chevaux bridés par les Heures, et, enfin, une Vierge gravissant les degrés du temple.

Après ces œuvres, Jules Romain, qui n’avait jamais voulu, par modestie, faire graver aucun de ses ouvrages du vivant de Raphaël, de peur que l’on ne crût qu’il songeait à lutter avec lui, fit graver, après la mort de celui-ci, par Marc-Antonio, deux magnifiques combats de cavaliers sur de grandes feuilles, les histoires de Vénus, d’Apollon, et d’Hyacinthe, qu’il avait peintes dans la salle de bains de la villa de Messer Baldassare Turini da Pescia, et, pareillement, les quatre sujets de la vie de la Madeleine, ainsi que les quatre Évangélistes de la voûte de la chapelle della Trinità, faits pour une courtisane, et appartenant aujourd’hui à Messer Agnolo Massimi. Il grava encore un très beau chapiteau antique, provenant de Marino, qui est aujourd’hui dans la cour de Saint-Pierre, et sur lequel est figuré une chasse au lion, puis un des bas-reliefs en marbre de l’Arc de Constantin, finalement plusieurs sujets que Raphaël avait dessinés pour la galerie et les loges du Vatican. Ces derniers morceaux furent plus tard gravés de nouveau par Tommaso Barlacchi, en même temps que les sujets des tapisseries du Consistoire.

Jules Romain fit ensuite graver par Marc Antonio vingt planches dont chacune représentait des hommes et des femmes couchés dans les postures les plus obscènes ; ce qui était plus grave, elles étaient accompagnées d’un sonnet analogue à la scène, composé par Messer Pietro Aretino, de sorte que je ne saurais décider lequel était le plus grossier : ou les dessins du peintre pour les yeux, ou les vers du poète pour les oreilles. Cette indignité fut vivement blâmée par Clément VII, et quand elle fut publiée, le pape n’aurait pas manqué de châtier rudement Jules Romain, si celui-ci n’eût été en sûreté à la cour de Mantoue. Ces dessins ayant été trouvés dans des endroits où on ne les aurait jamais soupçonnés, non seulement on les prohiba, mais encore on saisit Marc Antonio et on le jeta en prison[47]. Si le cardinal de Médicis et Baccio Bandinelli, lequel était alors au service du pape, n’eussent obtenu sa grâce, Marc Antonio aurait probablement mal fini. N’est-ce pas, en vérité, un crime que d’employer les dons de Dieu à scandaliser le monde par des œuvres abominables ?

Sorti de prison, Marc Antonio acheva, pour Baccio Bandinelli, une grande planche du Martyre de saint Laurent, qu’il avait commencée avant son arrestation, et pleine de figures nues. Elle fut exécutée avec un soin incroyable, bien que Baccio Bandinelli allât dire au pape, pendant que Marc Antonio y travaillait, qu’il commettait beaucoup d’erreurs. Mais le Bandinelli rapporta toute la honte que méritait son peu de courtoisie, parce que Marc Antonio, instruit de ce qui s’était passé, termina sa planche à l’insu de Baccio, et montra au pape, grand amateur des arts du dessin, le dessin original de Bandinelli et l’estampe qu’il en avait tirée. Le pape reconnut que Marc Antonio, loin d’avoir commis des erreurs, avait corrigé de lourdes balourdises du Bandinelli, et qu’il avait mieux opéré avec le burin que Baccio avec le crayon. Il ne lui épargna pas les éloges et le vit toujours depuis avec plaisir ; on croit même qu’il lui aurait fait beaucoup de bien, mais le sac de Rome étant survenu, Marc Antonio fut réduit presque à la mendicité ; outre qu’il y laissa toutes ses affaires, il dut payer une forte rançon pour sortir des mains des Espagnols, puis il quitta Rome pour ne plus y revenir. À dater de ce moment, il ne produisit plus que très peu d’ouvrages. Notre art doit conserver à Marc Antonio une grande reconnaissance pour avoir donné un début et un développement à la gravure en Italie, dont les autres artistes ont depuis profité, comme on le verra plus loin.

À cette époque, Agostino de Venise, dont nous avons déjà parlé, vint à Florence, dans l’espoir de s’associer avec Andrea del Sarto, qui, après Raphaël, était regardé comme l’un des meilleurs peintres de l’Italie. Andrea, ayant consenti à faire graver ses œuvres, dessina un Christ mort soutenu par trois anges ; mais, comme la gravure ne vint pas à son idée, il ne voulut plus laisser graver un seul de ses tableaux. Ce ne fut qu’après sa mort que l’on publia la Visitation de sainte Elisabeth et le saint Jean baptisant des fidèles, tirés de la série peinte en clair-obscur par lui, dans la cour dello Scalzo, à Florence.

Outre les œuvres qu’il exécuta en compagnie d’Agostino, Marco de Ravenne grava aussi, tout seul, de nombreuses planches que l’on reconnaît à sa marque, et qui sont toutes vraiment dignes de louanges. Bien d’autres sont venus après ceux-ci et ont excellemment travaillé la taille, en sorte que chaque pays a pu profiter et voir les œuvres remarquables des artistes excellents, et il n’en a pas manqué qui ont eu l’idée de graver sur bois des estampes qui paraissent coloriées au pinceau en clair-obscur, chose ingénieuse et difficile. Ainsi Ugo da Carpi, peintre médiocre, eut un esprit subtil dans les autres fantaisies. Il employait deux planches, dont l’une, gravée à la manière ordinaire, lui donnait les contours et les ombres, et l’autre donnait l’impression de la couleur ; les lumières étaient obtenues au moyen du blanc du papier que les tailles laissaient intact, en sorte que la planche une fois tirée paraissait éclaircie à la céruse. Ugo exécuta de cette façon, d’après un dessin en clair-obscur de Raphaël, une Sibylle assise et lisant à la lueur d’une torche tenue par un enfant habillé. Encouragé par le succès, il imagina de faire des estampes sur bois en trois teintes : la première donnait les ombres, la seconde les demi-teintes, la troisième les clairs et les lumières du blanc du papier. Ce nouvel essai lui réussit, au point qu’il grava de cette manière Énée portant son père Anchise, pendant l’incendie de Troie, une Déposition de Croix et l’histoire de Simon le Magicien, dessinée par Raphaël pour les tapisseries de la chapelle. Il publia également David tuant Goliath et la Fuite des Philistins, d’après un dessin que Raphaël avait fait, pour le reproduire dans les loges du Vatican. Ugo fit encore une foule d’estampes en clair-obscur, parmi lesquelles celle qui représente Vénus jouant avec des Amours. Comme nous avons dit plus haut que Ugo était peintre, je ne passerai pas sous silence qu’il fit à Rome, sur l’autel del Volto Santo, un tableau à l’huile qu’il peignit sans se servir du pinceau, partie avec ses doigts, partie avec des outils bizarres[48]. Un matin que j’assistais à la messe avec Michel-Ange, devant l’autel del Volto Santo, je lus au bas du tableau d’Ugo qu’il avait été peint sans pinceau, et je montrai en riant cette inscription à Michel-Ange, qui me répondit : « Il aurait mieux valu qu’il se fût servi de pinceaux et qu’il eût fait quelque chose de moins mauvais. »

L’invention de la gravure sur bois en clair-obscur, à l’aide de deux planches, dont Ugo est l’auteur, fut cause que plusieurs, suivant ses traces, ont produit dans ce genre quantité de gravures très belles. Ainsi Baldassare Peruzzi, peintre siennois, fit en clair-obscur une belle estampe d’Hercule chassant l’Avarice chargée de vases d’or et d’argent, loin du mont Parnasse où sont les Muses dans diverses belles attitudes. Francesco Mazzuoli de Parme[49] grava de son côté un Diogène[50] en grand format, qui est supérieur à tout ce qui est jamais sorti des mains d’Ugo. Mazzuoli, ayant enseigné à Antonio da Trento la manière de tirer des épreuves avec trois planches, lui fit faire le Martyre de saint Pierre et de saint Paul, en clair-obscur ; il exécuta ensuite, avec deux planches seulement, la Sibylle Tiburtine, qui montre à l’empereur Octave le Christ venant de naître et porté par la Vierge ; puis un homme nu et assis, qui tourne le dos, dans une belle manière ; pareillement, dans un ovale, la Vierge couchée, et quantité d’autres pièces qui furent imprimées après sa mort par loannicolo de Vicence[51]. Mais les plus belles estampes en clair-obscur ont été faites par Domenico Beccafumi de Sienne, après la mort du Parmigianino, comme nous le dirons dans la Vie de Domenico. On ne saurait encore trop louer l’invention de la gravure à l’eau forte, qui, si elle ne donne pas de résultats aussi nets que le burin, permet de travailler avec plus de facilité et de rapidité. Voici comment on opère : On étend sur une planche de cuivre une couche de cire, de vernis ou de couleur à l’huile, sur laquelle on dessine avec une pointe de fer très fine, de façon à enlever sous le trait la couche d’enduit ; puis on verse sur la planche l’eau forte qui creuse le cuivre dans les endroits où il est à découvert, de façon qu’on n’a plus ensuite qu’à imprimer. Francesco Mazzuoli grava ainsi une foule de petits sujets très gracieux, et, entre autres, une Nativité de Jésus, les Maries pleurant le Christ mort, et l’une des tapisseries de la chapelle faites sur le dessin de Raphaël.

Après ces maîtres, Batista[52], peintre de Vicence, est l’auteur de cinquante paysages variés ; viennent ensuite Battista del Moro[53] de Vérone et Jérôme Cock[54], lequel grava en Flandre les Arts libéraux, et, à Rome, la Visitation peinte dans l’église della Pace par Fra Sebastiano de Venise, ainsi qu’une autre Visitation laissée dans l’oratoire della Misericordia par Francesco Salviati, la fête du Monte Testaccio et quantité d’œuvres d’après des peintures de Battista Franco et autres, à Venise.

Pour revenir à la gravure au burin, après que Marc Antonio eut publié toutes les planches que nous avons mentionnées plus haut, le Rosso étant allé à Rome, Baviera lui persuada de faire graver quelques-unes de ses œuvres. Il donna alors à Gian Jacopo del Caraglio de Vérone[55], qui avait une très bonne main et cherchait le mieux possible à imiter Marc Antonio, une figure d’anatomie tenant une tête de mort et assise sur un serpent, à côté d’un cygne qui chante. Cette estampe fut si bien réussie, que le Rosso fit graver, en feuilles de moyenne grandeur, quelques-uns des travaux d’Hercule, à savoir : la Mort de l’Hydre, le Combat avec Cerbère, la Mort de Cacus, la Défaite d’Achéloüs transformé en taureau, la Bataille des Centaures et l’Enlèvement de Déjanire par Nessus. Ces estampes furent si bien réussies, elles ont une si belle taille, que le même Jacopo grava sur le dessin du Rosso l’Histoire des Piérides, qui, ayant osé défier les Muses et disputer avec elles le prix de la voix, furent changées en pies. Baviera ayant fait ensuite dessiner au Rosso, pour un livre, vingt Divinités placées dans des niches avec leurs attributs, Gian Jacopo Caraglio les grava avec beaucoup de grâce, et reproduisit ensuite leurs métamorphoses ; mais le Rosso, ayant eu quelques démêlés avec le Baviera, ne dessina que deux de ces derniers sujets. Baviera fit faire les dix autres par Ferino del Vaga. Les deux du Rosso furent l’Enlèvement de Proserpine et Philyre transformée en cheval[56] ; toutes ces estampes ont toujours été d’un haut prix. Caraglia commença ensuite, pour le Rosso, l’Enlèvement des Sabines, qui aurait été une très belle gravure, mais qui ne fut pas achevé, à cause du sac de Rome. Rosso s’en alla, et toutes les estampes furent perdues. Si cette planche a été publiée plus tard, c’est fâcheux, parce qu’elle a été terminée par un ignorant qui ne pensait qu’au bénéfice à en retirer.

Le Caraglio grava ensuite, pour Francesco Parmigiano, le Mariage de la Vierge et quelques autres de ses œuvres ; pour Titien, une magnifique Nativité, d’après un des tableaux de celui-ci. Après avoir fait bon nombre d’estampes, Caraglio se mit à graver des camées et des cristaux avec un tel succès qu’il vint à mépriser son premier métier au point de ne vouloir plus s’occuper que de joyaux, de gravure en creux et d’architecture. Il s’attacha au service du roi de Pologne, dont les libéralités lui ont fourni les moyens de passer tranquillement sa vieillesse dans sa patrie, au milieu de ses disciples et de ses amis.

Après ceux-ci, nous avons un autre excellent graveur sur cuivre, appelé Lamberto Suave[57], de la main duquel nous avons le Christ et les douze Apôtres en treize feuilles d’une finesse de burin qui approche de la perfection. S’il avait eu un meilleur dessin, comme le travail, le soin et l’exécution sont bons chez lui, il aurait obtenu des résultats merveilleux, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par sa petite gravure de saint Paul qui écrit, et celle plus grande de la Résurrection de Lazare.

Giovambatista de Mantoue, élève de Jules Romain, a montré aussi beaucoup de talent comme graveur ; parmi ses œuvres, nous citerons la Vierge ayant la lune sous ses pieds et tenant son Fils ; quelques tètes coiffées de casques antiques, fort belles ; deux feuilles représentant un capitaine à pied et un à cheval ; Mars couvert de ses armes et assis sur un lit, pendant que Vénus regarde un Amour qu’elle allaite, planche qui a beaucoup de bon. Il y a encore de lui deux planches très originales représentant l’Incendie de Troie et faite avec une grâce, un dessin et une invention extraordinaires. Ces planches et beaucoup d’autres du même auteur sont signées de ces lettres : I. B. M.

Enea Vico[58], de Parme, ne fut inférieur à aucun des maîtres que nous venons de mentionner. Il grava sur cuivre, d’après le Rosso, l’Enlèvement d’Hélène et Vulcain dans sa forge, entouré d’Amours qui fabriquent des flèches, au milieu de Cyclopes, planche remarquable ; puis la Léda de Michel-Ange ; une Annonciation, d’après un dessin de Titien ; l’histoire de Judith, tirée des fresques de Michel-Ange à la Sixtine ; le portrait du jeune duc Cosme de Médicis armé, d’après un dessin de Bandinelli ; le portrait de Bandinelli lui-même, enfin la Dispute de Cupidon et d’Apollon, en présence des Dieux. Enca aurait encore beaucoup travaillé pour le Bandinelli, si celui-ci eût voulu le rétribuer dignement de ses peines et lui en eût été reconnaissant.

Ensuite Francesco Salviati, peintre excellent de Florence, fit graver à Enca, aidé par la libéralité du duc Cosme, cette grande planche de la Conversion de saint Paul, pleine de chevaux et de soldats, qui fut trouvée fort belle, et qui acquit grand renom à Enca. Il fit après le portrait du seigneur Jean de Médicis, père du duc Cosme, avec un encadrement plein de figures, et le portrait de l’empereur Charles-Quint, environné de trophées. Sa Majesté récompensa largement Enca qui, bientôt après, publia une autre belle estampe représentant une victoire remportée par l’empereur, sur les bords de l’Elbe. Pour le Doni, il exécuta, en forme de médaillons et avec de beaux ornements, les portraits de Henri, roi de France, du cardinal Bembo, de Messer Lodovico Ariosto, du Florentin Cello, de Messer Lodovico Domenichi, de la signora Laura Terracina, de Messer Cipriano Morosino, et du Doni lui-même.

Il grava encore, pour don Giulio Clovio, habile miniaturiste, saint Georges combattant contre le dragon ; cette gravure, qu’il faut ranger parmi ses premières, n’en est pas moins savamment burinée. Ensuite, comme il avait l’esprit élevé, et qu’il était désireux d’aborder des travaux plus importants, plus glorieux, Enca se livra à l’étude des monuments de l’antiquité, et surtout des médailles, dont il publia un livre, où l’on trouve les véritables effigies d’une foule d’empereurs et d’impératrices, avec des inscriptions et des revers de tout genre, propres à jeter une vive lumière sur l’histoire. Il mérita ainsi d’être grandement loué, et ceux qui l’ont critiqué dans les livres traitant des médailles ont eu tort. Il dessina encore une série de cinquante costumes d’hommes et de femmes, de paysans et de citadins, empruntés à l’Italie, à la France, à l’Espagne, au Portugal, à l’Angleterre, à la Flandre et à d’autres pays. On lui doit aussi un arbre de tous les empereurs, de même que l’arbre généalogique des marquis et des ducs de la maison d’Este, qu’il fit pour Alphonse II, duc de Ferrare, auprès duquel il est aujourd’hui en haute faveur. C’est pour ces travaux et bien d’autres qu’il a exécutés, et qu’il exécute encore, que j’ai voulu faire de lui cette honorable mention, parmi tant d’artistes de talent.

La gravure au burin a été cultivée par beaucoup d’autres maîtres, qui, sans avoir atteint la perfection de ceux dont nous avons parlé plus haut, ont néanmoins puissamment contribué par leurs travaux à faire connaître les ouvrages des peintres fameux aux gens d’au delà des montagnes, et aux personnes qui ne pouvaient se transporter dans les villes où se trouvaient les originaux. Bien que beaucoup de ces estampes soient mal venues, à cause de l’avidité des imprimeurs, qui songeaient plus à l’argent qu’à l’honneur, il y en a quelques-unes cependant qui sont dignes d’éloges, comme, par exemple, le Jugement dernier de Michel-Ange Buonarroti, gravé par Giorgio de Mantoue[59] ; le Crucifiement de saint Pierre et la Conversion de saint Paul, gravés d’après les peintures de la chapelle Pauline, par Giovambatista de’Cavalieri, auquel on doit également la Méditation de saint Jean-Baptiste, la Descente de Croix de Daniele Ricciarelli de Volterra, peinte dans l’église de la Trinité de Rome, une Vierge environnée d’anges et une infinité d’autres pièces.

Plusieurs gravures ont aussi été faites d’après Michel-Ange, pour le compte de Antonio Lanferri[60], qui a employé nombre de graveurs et d’imprimeurs à cet effet, et qui a publié des livres pleins de poissons de toute sorte, le Phaéton, le Titus, le Ganymède, les Tireurs d’arc, la Bacchanale, le Songe, la Pietà et le Crucifix, d’après les originaux exécutés par Michel-Ange pour la marquise de Pescara, et de plus les quatre Prophètes de la chapelle, et une foule d’autres sujets gravées et tirés si horriblement que je juge à propos de taire les noms des graveurs et des imprimeurs. Si je nomme Antonio Lanferri et Tommaso Barlacchi, c’est qu’ils ont employé bon nombre de jeunes gens à graver des grotesques, des temples antiques, des corniches, des bases, des chapiteaux et divers fragments d’architecture avec leurs mesures. Ces pitoyables ouvrages indignèrent Sebastiano Serlio, de Bologne, qui grava alors en bois et sur cuivre deux livres d’architecture dédiés à Henri, roi de France, et où l’on remarque, entre autres choses, trente portes d’ordre rustique, et vingt plus soignées. Pareillement Antonio Labacco a publié tous les antiques de Rome avec leurs mesures finement et habilement gravées par un artiste pérugin. Jacopo Barozzi da Vignola[61], architecte, ne s’est pas moins distingué en mettant au jour un livre orné de gravures sur cuivre, où il explique clairement les principes des proportions des cinq ordres et la manière de les amplifier et de les diminuer. Ce livre, par son utilité, a mérité à son auteur la reconnaissance des artistes qui doivent payer le même tribut à Jean Cousin de Paris pour ses gravures et ses traités d’architecture.

À Rome, Niccolo Beatricetto[62], de Lorraine, a gravé au burin, avec talent, deux combats de cavalerie, divers animaux très bien faits, et, d’après le dessin du peintre Girolamo Mosciano de Brescia, le Christ ressuscitant le fils de la veuve. Beatricetto a en outre gravé une Annonciation dessinée par Michel-Ange, et la Navicella que Giotto exécuta en mosaïque, sous le portique de Saint Pierre.

De Venise sont venues pareillement de nombreuses et magnifiques gravures en bois et sur cuivre ; parmi les premières nous citerons des paysages, une Nativité du Christ, un saint Jérôme et un saint François du Titien ; parmi les secondes, le Tantale, l’Adonis, et en un mot toutes les estampes exécutées par Giulio Bonasone de Bologne, d’après les dessins de Raphaël, de Jules Romain, du Parmigiano et des meilleurs maîtres, dont il a pu avoir des dessins. Battista Franco[63], Vénitien, a gravé partie au burin, partie à l’eau forte, daprès différents peintres, la Nativité du Christ, l’Adoration des Mages, la Prédication de saint Pierre et maints sujets tirés des Actes des Apôtres et de l’Ancien Testament.

La gravure est aujourd’hui tellement en vogue, que ceux qui professent cet art ont continuellement en action des dessinateurs, qui reproduisent et gravent ce qui se fait de beau. C’est ainsi que nous avons vu arriver de France tout ce qu’on avait pu trouver de la main du Rosso, comme Clélie traversant un fleuve avec les Sabines, quelques mascarons faits pour le roi François et semblables aux Parques, une Annonciation originale, une Danse de dix femmes, et le roi François Ier entrant dans le Temple de Jupiter, et laissant derrière lui l’Ignorance et les Vices. Ces estampes furent gravées sur cuivre par René Boivin[64], du vivant du Rosso. Lorsque ce maître fut mort, on reproduisit un bien plus grand nombre encore de ses ouvrages, tels que l’histoire complète d’Ulysse, et, pour ne pas citer autre chose, des vases, des candélabres, des salières et une infinité de pièces d’argenterie qui avaient été exécutées d’après ses dessins.

Luca Penni[65] a publié deux Satyres qui donnent à boire à un Bacchus, une Léda qui sort les flèches du carquois de Cupidon, une Suzanne au bain, et beaucoup d’autres estampes d’après ses propres dessins, et d’après ceux de Francesco Primaticcio, de Bologne, aujourd’hui abbé de Saint-Martin en France. Parmi les sujets que Luca Penni emprunta au Primaticcio, il y a le jugement de Paris, le Sacrifice d’Abraham, une Vierge, le Mariage mystique de sainte Catherine, Jupiter métamorphosant Calisto en ours, le Conseil des Dieux, et Pénélope travaillant avec ses femmes. Grâce à ces estampes, qui la plupart sont faites sur bois, et généralement au burin, on est arrivé à graver les plus petites figures avec une finesse qu’on ne saurait surpasser. Quel est celui qui pourrait voir sans étonnement les ouvrages de Francesco Marcolini da Forli ? Nous nous bornons à mentionner son Giardino de’ Pensieri[66] ; gravé sur bois, ce livre, qui présente au début une sphère d’astrologue et le portrait de l’auteur dessiné par Giuseppe Porta da Castelnuovo della Garfagnana, renferme des fantaisies variées, telles que la Destinée, l’Envie, la Calamité, la Timidité, la Louange, et d’autres choses semblables, qui furent très louées. On ne peut aussi qu’admirer les figures que l’imprimeur Gabriel Giolito mit dans ses éditions de L’Orlando Furioso et les onze morceaux anatomiques[67] dessinés pour Andrea Vessalio par le Flamand Jean de Calcar, et ensuite réduites à de moindres proportions et gravées sur cuivre par Valverde qui écrivit sur l’anatomie après Vessalio.

Parmi les nombreuses estampes publiées par les Flamands depuis dix ans, il y en a de fort belles, dessinées par un certain Michel[68], peintre, qui a travaillé pendant plusieurs années à Rome dans deux chapelles de l’église des Allemands. Ce sont les Israélites frappés de mort par les serpents, et trente-deux sujets de l’histoire de l’Amour et de Psyché, que l’on admire beaucoup.

Jérôme Cock, autre Flamand, a gravé, d’après un dessin de l’invention de Martin Hemskerk, une grande planche qui représente Dalila coupant les cheveux de Samson, non loin duquel on aperçoit les Philistins écrasés sous les décombres de leur temple. Il a fait, en trois feuilles plus petites, la Création d’Adam et d’Ève, leur Désobéissance et leur Expulsion du Paradis ; puis, en quatre feuilles de la même grandeur, le Démon peignant dans le cœur de l’homme l’Avarice, l’Ambition et les passions qui suivent celles-ci. On voit encore, de la main du même, vingt-sept sujets de la même grandeur, tirés de l’Ancien Testament, à commencer de l’Expulsion d’Adam du Paradis terrestre, dessinés par Martin avec une hardiesse et une vigueur remarquables, et ressemblant beaucoup à la manière italienne. Jérôme grava ensuite l’Histoire de Suzanne en six médaillons, et vingt-trois sujets de l’Ancien Testament : six de ces sujets appartiennent à l’histoire de David, huit à celle de Salomon, quatre à celle de Balaam, et cinq à celle» de Judith et de Suzanne. Il publia aussi vingt-neuf sujets du Nouveau Testament, qui partent de l’Annonciation de la Vierge, et comprennent toute la Passion et la Mort du Christ. Jérôme Cock fit en outre, d’après Martin Hemskerk, les sept œuvres de Miséricorde, l’Histoire de Lazare riche et de Lazare pauvre, la Parabole du Samaritain en quatre feuilles, et également en quatre feuilles celles des Talents, telle qu’elle est décrite dans saint Mathieu, chapitre dix-huit.

Lic Frynck[69] exécuta dix morceaux de la Vie et de la Mort de saint Jean-Baptiste[70], en concurrence de Jérôme Cock ; mais, pendant ce temps, celui-ci grava les douze Tribus en autant de feuilles, où il figure Ruben avec un pourceau, pour désigner la luxure ; Siméon avec une épée, pour rappeler l’homicide, et enfin les chefs de toutes les tribus avec les symboles de leurs caractères.

Jérôme Cock grava ensuite plus finement, en dix feuilles, l’Histoire de David, depuis son sacre par Samuel jusqu’à son entrevue avec Saül, et en six feuilles, Amon s’éprenant de sa sœur Thamar, l’inceste et la mort d’Amon. Peu après, il publia, dans la même grandeur, dix sujets de l’histoire de Job, et tira des treize chapitres des Proverbes de Salomon cinq feuilles de la même sorte. Il fit encore l’Histoire des Mages, la Parabole de la robe nuptiale en six feuilles, d’après saint Mathieu, chapitre douze, et en six feuilles de la même grandeur quelques sujets des Actes des Apôtres ; puis hait feuilles semblables contenant huit femmes de parfaite bonté de l’Ancien Testament : Jaël, Ruth, Abigaïl, Judith, Esther et Suzanne ; et deux du Nouveau Testament : la Vierge Marie, mère du Christ, et Marie-Madeleine.

Il grava ensuite, en six feuilles, les Triomphes de la Patience, avec diverses fantaisies. Le premier représente la Patience montée sur un char et tenant un étendard sur lequel est une rose entourée d’épines. Dans le deuxième, on voit, sur une enclume, un cœur ardent frappé par trois marteaux : le char est traîné par le Désir, dont les épaules sont garnies d’ailes, et par l’Espérance, qui porte une ancre ; derrière le char marche, captive, la Fortune avec sa roue brisée. Le troisième Triomphe montre le Christ armé de l’étendard de la croix et de sa Passion ; sur les côtés sont les Évangélistes personnifiés par des animaux : ce char est tiré par deux agneaux et, derrière lui, marchent quatre prisonniers, savoir : le Démon, le Monde ou la Chair, le Péché et la Mort. Isaac nu, monté sur un chameau, et tenant une bannière couverte de chaînes de prisonniers, tel est le sujet du quatrième Triomphe ; derrière Isaac, on aperçoit l’autel avec le bélier, le couteau du sacrifice et le feu. Dans le cinquième Triomphe, Joseph, monté sur un bœuf couronné d’épis et de fruits, tient un étendard orné d’une ruche d’abeilles ; il est suivi de la Colère et de l’Envie, occupées à dévorer un cœur. Dans le sixième Triomphe, on reconnaît David monté sur un lion et tenant une harpe et un étendard où est figuré un frein ; derrière David s’avancent Saul et Semei, avec la langue hors de la bouche. Le septième Triomphe est celui de Tobie, dont la monture est un âne ; sur son étendard est une fontaine et, derrière lui, la Pauvreté et la Cécité sont enchaînées, comme des prisonniers. Dans le dernier Triomphe, saint Etienne, protomartyr, est porté par un éléphant ; sur son étendard est représentée la Charité, et les captifs qui le suivent sont ses persécuteurs. Toutes ces ingénieuses fantaisies ont été gravées par Jérôme Cock, dont la main est aussi ferme que hardie. Il grava encore avec talent la Fraude et l’Avarice, une belle Bacchanale avec des enfants qui dansent, et Moïse passant la mer Rouge, comme l’avait peint le Florentin Agnolo Bronzino[71], dans la chapelle supérieure du palais du duc de Florence. En concurrence de lui, Giorgio de Mantoue exécuta une très belle Nativité du Christ, d’après le dessin du Bronzino. À peu de temps de là, Jérôme Cock grava, pour celui qui les avait composées, douze planches contenant des victoires, des batailles et des faits d’armes de l’empereur Charles-Quint. Il publia ensuite vingt feuilles de divers édifices pour le Verese[72], peintre et perspectiviste habile ; pour Jérôme Bosch, un saint Martin avec une barque pleine de démons fantastiques, et l’Histoire d’un alchimiste qui, ayant jeté tout son avoir au vent, est réduit à aller à l’hôpital avec sa femme et ses enfants. Cette dernière composition lui fut dessinée par un peintre qui lui fit graver les sept Péchés mortels, sous la forme de démons grotesques, le Jugement dernier, un vieillard tenant une lanterne et cherchant en vain le repos parmi les choses du monde, un grand poisson dévorant du fretin, un Carnaval godaillant avec ses amis et chassant le Carême, le Carnaval chassé à son tour par le Carême, et enfin une foule de capricieuses inventions dont l’énumération serait trop longue.

Beaucoup d’autres Flamands ont imité la manière d’Albert Dürer avec un soin extraordinaire, comme on le voit dans leurs estampes, et particulièrement dans celles d’Albert Aldegrever[73], auteur de la Création d’Adam en quatre feuilles, des quatre de l’Histoire d’Abraham et de Loth, des quatre autres de Suzanne, qui sont fort belles. Pareillement, G. P.[74] a gravé, en sept petits médaillons, les sept Œuvres de miséricorde, et, de plus, huit sujets empruntés au Livre des Rois, le supplice de Régulus mis dans un tonneau plein de clous, qui est une gravure admirable. I. B.[75] a fait quatre Évangélistes si petits qu’ils étaient presque impossibles à exécuter. On lui doit en outre cinq planches, dont la première représente une vierge conduite toute jeune par la Mort à la fosse, la seconde Adam, la troisième un paysan, la quatrième un évêque et la cinquième un cardinal : chacun de ces personnages est conduit au tombeau par la Mort[76]. I. B. a publié encore plusieurs estampes dont les unes renferment quelques Satyres et les autres des Allemands se divertissant avec leurs femmes. Mentionnons aussi quatre Évangélistes gravés avec soin par ***[77], non moins beaux que les douze sujets de l’Histoire de l’Enfant prodigue, burinés par M.[78].

Dernièrement, Franck Floris[79], peintre très réputé dans son pays, a fait quantité de dessins et de peintures dont Jérôme Cock a gravé la plus grande partie, comme les Travaux d’Hercule en dix feuilles ; puis séparément, sur de grandes feuilles, toutes les actions de la Vie humaine, le Combat des Horaces et des Curiaces, le Jugement de Salomon, le Combat livré par les Pygmées à Hercule, Abel tué par Caïn et pleuré par ses parents, le Sacrifice d’Abraham et quantité d’autres que nous passons sous silence, car on ne peut vraiment se défendre d’un profond étonnement lorsqu’un songe à tout ce qui a été fait sur cuivre et sur bois. Enfin, qu’il nous suffise de citer les portraits de notre livre, dessinés par Giorgio Vasari et ses élèves, et gravés par Maestro Cristofano Coriolano[80], lequel ne cesse de produire, à Venise, des ouvrages dignes de mémoire.

Si, grâce aux estampes, les gens d’au delà des montagnes ont connu les peintures de l’Italie, et si les Italiens ont connu celles des pays étrangers, ils en sont redevables principalement à Marc Antonio, qui, comme nous l’avons déjà dit, a grandement aidé aux progrès de la gravure, et n’a encore été surpassé par personne, bien que certains artistes, peu nombreux d’ailleurs, l’aient égalé en quelques points.

Marc Antonio mourut à Bologne[81], peu de temps après son départ de Rome. Il a été introduit, étant encore jeune, par Raphaël, dans sa fresque d’Héliodore, sous la figure d’un des estafiers qui portent le pape Jules II.

En terminant cette notice relative à Marc Antonio de Bologne et à d’autres graveurs, je dirai que j’ai voulu faire ce récit, long, mais nécessaire, afin de satisfaire non seulement ceux qui étudient nos arts, mais encore tous ceux qui en sont amateurs.


  1. Dans cette vie, les noms propres, qui étaient pour la plupart mal rapportés par Vasari, ont été rectifiés.
  2. Né en 1426, mort le 24 août 1464 et enterré à Ognissanti ; plusieurs de ses œuvres sont au Musée National de Florence.
  3. Né en 1436, mort après 1480.
  4. Ce sont les illustrations de l’Enfer de Dante, publiées en 1481.
  5. Martin Schœn, né à Ulm vers 1420, mort à Colmar en 1488.
  6. Erreur de Vasari. Ce monogramme est celui de Martin Van Cleef ; celui de Schœngauer était le suivant : M. a. S. ; on connaît 120 gravures de lui.
  7. De Nuremberg, 1471-1528.
  8. Ou plutôt de son monogramme ; on connaît 104 numéros de lui.
  9. Gravure appelée la Jalousie.
  10. Gravure appelée l’Oisiveté.
  11. Datés de 1521.
  12. La série de L’Apocalypse, gravée sur bois, fut publiée en 1498.
  13. Datée 1511.
  14. Gravure inconnue.
  15. Datée 1511, elle fut copiée par Marc Antoine.
  16. Série de douze numéros, dite la Grande Passion [l’édition avec texte en 1511].
  17. Tableau perdu.
  18. Publiée d’abord sans texte, ensuite avec texte en 1511 ; Marc Antonio en copia dix-sept numéros.
  19. Cette série est de 1498 ; c’est une de ses premières œuvres. 16 feuilles : édition allemande 1498, latine 1511.
  20. Datée 1514.
  21. Série dite la Petite Passion, 37 feuilles, 1511, copiée par Marc Antoine ; il y a une autre série de 16 feuilles.
  22. Raimondi, de son nom de famille.
  23. Inexact. Son chiffre était
  24. Cette histoire paraît inventée. Dürer n’alla qu’une seule fois à Venise, en 1506.
  25. Appelé généralement Lucas de Leyde, 1494-1533. On connaît de lui cent soixante-quatorze estampes.
  26. Cette série de 1509 comprend neuf médaillons. Ce ne sont pas de ses premières œuvres.
  27. Le David et le saint Pierre n’existe pas.
  28. Publiée en 1525.
  29. Planche dite le Cavalier avec la Mort et le Diable, 1513.
  30. Quatorze feuilles datées 1521.
  31. L’histoire de cette rivalité a été inventée par Vasari.
  32. Ces deux planches sont appelées la Grande et la Petite Fortune.
  33. Gravure dite le saint Hubert.
  34. En 1514.
  35. Cette série est inconnue. Il y a cinq gravures représentant des Apôtres ; c’est peut-être celles dont Vasari veut parler.
  36. Gravure sur bois.
  37. Cette date n’est pas exacte. La Suzanne est de 1508, le Mardochée de 1515, l’Histoire de Joseph, de 1512, Loth et ses filles, de 1530.
  38. Daté 1510 ; grande planche contenant plus décent personnages.
  39. Ou M, M A, A M F. La plus grande partie ne sont pas signées. On connaît trois cent quatre-vingt-trois numéros gravés parlai.
  40. Cette planche représente Noé.
  41. Gravé et signé par Agostino de Venise, 1517.
  42. Gravé par Agostino, 1534.
  43. Marco Dente da Ravenna, tué pendant le sac de Rome, en 1527.
  44. Agostino de Musis ; ses estampes sont datées de 1509 à 1536.
  45. Histoire de Lycaon et de Jupiter.
  46. Gravé par Caraglio.
  47. Ces planches ont été détruites ; on n’en connaît aucun exemplaire.
  48. Ce tableau existe encore, à Saint-Pierre, sacristie des Beneficiati ; signé : per Ugo Carpi, intaiatore, fato senza penelo.
  49. Dit Parmigianino ou le Parmesan.
  50. Gravé par Ugo da Carpi.
  51. De son vrai nom Giuseppe Vincentino.
  52. Giambattista Pittoni, né en 1520 ; signé : B. P. V. F.
  53. Battista d’Agnolo, gendre et disciple de Torbido, dit Il Moro.
  54. Né et mort à Anvers. Né en 1510 (?), mort en 1570.
  55. On connaît de lui soixante-quatre numéros signés du nom ou IA. V. Sa vie est inconnue.
  56. Métamorphose inexacte. Rhée ayant surpris la nymphe Philyre et Saturne, celui-ci se transforma en cheval pour s’enfuir plus vite.
  57. De son vrai nom Lambert Sutermans.
  58. Ses gravures sont datées 1541 à 1560 ; mort le 17 août 1567.
  59. Giorgio Ghisi, né vers 1520, mort en 1582 ; soixante et onze numéros.
  60. Antoine Lafrery, né en Franche-Comté, vers 1512 ; marchand d’estampes comme Barlacchi.
  61. Grand architecte, 1507-1573.
  62. Nicolas Beautrizet, né à Lunéville vers 1507 ; 108 numéros datés de 1540 à 1562.
  63. Giambattista Franco, né à Udine en 1498 ; 107 numéros datés de 1561 à 1580.
  64. Né à Angers vers 1530, mort à Rome en 1598.
  65. Frère de Gianfrancesco Penni, dit Il Fattore, disciple de Raphaël.
  66. Publié en 1540.
  67. Anatomie de Vésale, première édition, Bâle 1543 ; Jean, né Kalkar 1500, mort à Naples en 1546.
  68. Coxcie, né à Malines en 1497, mort à Anvers en 1592.
  69. De Leyde.
  70. Sur les dessins de Frans Floris ; il vivait à Anvers entre 1540 et 1580.
  71. Cette peinture existe encore dans le Palais de la Seigneurie.
  72. Nom altéré ; peintre inconnu. Peut-être est-ce Jan Cornelius Vermeyen ?
  73. De Soest, né en 1502, mort vers 1562. Près de trois cents numéros. Disciple de Durer.
  74. Georges Pencz, de Nuremberg, cent vingt numéros.
  75. Jean Sebalt Beham, de Nuremberg, né en 1500, mort en 1550 ; trois cents numéros.
  76. Gravures inconnues ; peut-être celles de Holbein ?
  77. Auteur inconnu.
  78. Martin Treu, qui travaillait de 1540 à 1545 ; quarante-deux numéros.
  79. Franz de Vriendt, né à Anvers en 1520.
  80. On manque de renseignements sur son compte.
  81. À une date inconnue.