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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Piero della FRANCESCA

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Piero della FRANCESCA
Peintre de Borgo a San Sepolcro, né en 1416 (?) mort en 1492

Piero della Francesca[1], de Borgo a San Sepolcro, qui passa maître dans la mise en perspective des corps réguliers, dans l’arithmétique et la géométrie, ne put, à cause de la cécité qui le frappa dans sa vieillesse et de la mort qui la suivit longtemps après, mettre en lumière le résultat de ses travaux et les nombreux écrits que l’on conserve de lui, à Borgo a San Sepolcro, sa patrie. Un homme qui aurait dû s’efforcer d’augmenter la gloire et la renommée du savant vieillard, comme ayant appris de lui tout ce qu’il savait, je veux parler de Fra Lucca[2] dal Borgo, élève de Piero, eut la méchanceté impie de s’emparer de ses œuvres et de les publier sous son propre nom.

Piero naquit à Borgo a San Sepolcro [qui n’était pas alors une ville comme maintenant] et fut appelé della Francesca du nom de sa mère qui resta grosse de lui, après la mort de son père[3] et parce qu’il fut élevé par elle, de manière à le faire parvenir au rang que sa bonne fortune lui réservait.

Dans sa jeunesse, il s’adonna aux mathématiques et bien qu’à l’âge de quinze ans il se fût tourné vers la peinture, il ne les négligea jamais. Faisant des progrès merveilleux dans cette science et dans cet art, il fut employé par Guidobaldo Feltro[4], l’ancien duc d’Urbin, pour lequel il fit quantité de tableaux très beaux, remplis de petites figures, dont la plupart ont péri au milieu des guerres qui ont désolé cet État. On y conserve, cependant, plusieurs de ses écrits concernant la géométrie et la perspective, dans lesquelles il ne fut inférieur à aucun de ses contemporains et peut-être à personne de quelque temps que ce soit, comme le prouvent ses ouvrages qui renferment une foule de perspectives, notamment un vase. Il est traité en surfaces carrées, de manière que l’on voit de derrière, de devant et de chaque côté, le fond et les bords ; ce qui est assurément merveilleux, d’autant plus que les moindres détails sont exactement représentés et que les lignes des contours se raccourcissent avec beaucoup de grâce. Ayant acquis, dans la cour d’Urbin, crédit et réputation, il voulut se faire connaître ailleurs ; étant allé à Pesaro[5] et à Ancóne[6], pendant qu’il y travaillait, il fut appelé à Ferrare par le duc Borso, dans le palais[7] duquel il peignit plusieurs chambres qui furent détruites par le duc Ercole, pour reconstruire le palais à la moderne, de manière que, dans cette ville, il ne reste de la main de Piero qu’une chapelle, peinte à fresque, dans l’église Sant’Agostino et qui, d’ailleurs, est endommagée par l’humidité[8].

S’étant ensuite rendu à Rome à la requête du pape Nicolas V, il peignit dans le palais, communément avec Bramante de Milan[9], deux sujets dans les chambres supérieures, qui furent pareillement détruites par Jules II, afin que Raphaël y peignît, à la place, la Prison de Saint-Pierre et la Messe de Bolsène.

Piero retourna ensuite au Borgo, où sa mère venait de mourir, et, dans l’église paroissiale[10], il peignit à fresque, à l’intérieur de la porte du milieu, deux saints que l’on admire beaucoup[11]. Dans le couvend des moines de Saint-Augustin, il peignit le tableau du maître-autel[12], qui lui valut de nombreux éloges. Pour une Compagnie, ou comme on dit pour une Confrérie, il fit à fresque une Notre-Dame de Miséricorde[13] et, dans le palais des Conservateurs, une Résurrection du Christ[14], qui passe pour la plus belle de ses œuvres et pour le meilleur ouvrage que possède la ville. À Santa Maria di Loreto, il commença, en compagnie de Domenico de Venise, la peinture des voûtes de la sacristie ; mais la crainte de la peste[15] leur fit abandonner ce travail qui fut achevé, comme nous le dirons en son lieu, par Luca da Cortona[16], élève de Piero. De Loreto s’étant rendu à Arezzo, il peignit pour Luigi Bacci, citoyen arétin, dans l’égUse San Francesco, la chapelle du maître-autel[17] (8), dont la voûte[18] avait été commencée par Lorenzo di Bicci. Il y représenta l’Histoire de la Croix, depuis le moment où les fils d’Adam, pendant son ensevelissement, placèrent sous sa langue la graine de l’arbre dont fut tiré, plus tard, le bois[19], jusqu’à celui de l’Exaltation de la Croix par l’empereur Héracfius, qui entra à Jérusalem les pieds nus et la portant sur son épaule[20].

Ces fresques renferment des compositions et des attitudes dignes d’éloges, telles que les costumes de femmes de la reine de Saba[21], exécutés dans une manière douce et nouvelle ; de nombreux portraits d’après nature, anciens et très vivants ; une colonnade d’ordre corinthien divinement mesurée ; un paysan qui, les mains appuyées sur une bêche, écoute attentivement sainte Hélène, tandis que l’on déterre les trois croix[22]. Il eût été impossible de mieux rendre le mort qui ressuscite au toucher de la croix, la joie qu’éprouve sainte Hélène et l’étonnement des spectateurs qui s’agenouillent pour l’adorer. Mais ce qui dépasse toute autre considération, c’est la manière dont il représenta la nuit et un ange en raccourci qui apporte, en volant de haut en bas, le signe de la victoire à Constantin, endormi[23] sous une tente gardée par un valet et quelques soldats, obscurcis par les ténèbres de la nuit ; la lumière qui émane de l’ange éclaire vivement mais sans exagération, la tente, les armures et tous les contours. Dans une autre fresque[24] représentant une bataille, il exprima puissamment l’effroi, l’intrépidité, l’adresse, la vigueur des combattants et les divers sentiments qui peuvent les agiter au milieu d’un carnage effroyable ; Piero mérite de grandes louanges pour avoir rendu par la fresque le brillant des armes dans cette histoire.

Sur l’autre mur[25] est représentée la fuite et la mort de Maxence ; dans cette scène, on remarque un groupe de chevaux en raccourci si merveilleux, qu’ils sont trop beaux et trop parfaits pour l’époque à laquelle ils ont été peints. On y voit, également, un guerrier à demi-nu et à demi-vêtu à la mauresque, monté sur un cheval maigre, remarquable par son anatomie, si peu connue dans ces temps-là.

Piero fut largement récompensé de ce travail par Luigi Bacci, dont il avait introduit le portrait, ainsi que ceux de ses frères et de plusieurs littérateurs arétins, dans une des fresques représentant la décollation d’un roi[26]. Du reste, il fut toujours aimé et révéré à Arezzo, qu’il avait tant illustré par ses ouvrages. Il fit encore, dans l’Evéché[27], une sainte Marie-Madeleine, à fresque, près de la porte de la sacristie, et dans la Compagnia della Nunziata, la bannière que l’on porte dans les processions[28]. À Santa Maria delle Grazie, hors de la ville, il peignit, au commencement d’un cloître, un saint Dominique, entouré d’enfants[29] et assis sur un trône tiré en perspective ; à San Bernardo, couvent des moines de Monte Oliveto, dans une niche placée haut, un saint Vincent qui est très estimé par les hommes de l’art. À Sargiano, couvent des Franciscains, hors d’Arezzo, il peignit, dans une chapelle, un Christ, très beau, qui prie la nuit dans le jardin des Oliviers[30]. Il exécuta encore, à Pérouse, plusieurs ouvrages, qu’on voit encore maintenant, comme le tableau en détrempe[31] de l’église des religieuses de saint Antoine de Padoue, qui représente la Vierge tenant l’enfant Jésus, entre quatre saints ; à savoir, saint François, sainte Elisabeth, saint Jean-Baptiste, et saint Antoine de Padoue ; au-dessus, on voit une Annonciation, avec un ange vraiment céleste et une riche colonnade en perspective, et sur la prédelle, saint Antoine ressuscitant un enfant, sainte Élisabeth sauvant ùn enfant tombé dans un puits et saint François recevant les stigmates. Dans l’église San Ciriaco d’Ancone, il fit, à l’autel de saint Joseph, une admirable peinture représentant le mariage de la Vierge[32].

Il avait coutume de faire des maquettes en terre et de les recouvrir de draperies souples en faisant une infinité de plis qu’il copiait et dont il se servait dans ses peintures. Les ouvrages qu’il laissa inachevés, à sa mort, furent conduits à fin par son élève, Lorentino d’Angelo, qui imita sa manière et fit une foule de tableaux à Arezzo, sa patrie. Deux autres de ses disciples furent Luca Signorelli da Cartona, qui lui fit plus d’honneur que tous les autres, et Piero da Castel della Pieve.

Piero Borghése[33], dont les œuvres datent de 1458 environ, devint aveugle à l’âge de 60 ans à la suite d’un catarrhe et vécut encore 26 ans. Il laissa de nombreux biens, dans le Borgo, et quelques maisons, qu’il avait construites pour lui, et qui furent ou brûlées ou détruites en 1536, pendant les troubles. Il fut enterré dans la grande église, qui appartenait, autrefois, à l’ordre des Camaldules et qui est aujourd’hui l’évêché. La plupart de ses livres sont actuellement dans la bibliothèque de Frédéric II, duc d’Urbin ; ils ont justement valu à leur auteur la réputation du meilleur géomètre de son temps.

  1. Piero Borghese, fils de Benedetto, marchand de laine. En 1416, celui-ci avait pour femme une certaine Romana di Perino ; Francesca fut peut-être sa deuxième femme.
  2. Paccioli : les reproches de Vasari ne sont pas fondés.
  3. Erreur ; son père vivait encore en 1465.
  4. Né en 1472, quand Piero était déjà vieux. Vasari l’a peut-être confondu avec Guidantonio di Montefeltro qui mourut en 1445, ou avec son fils Federigo, dont le portrait peint par Piero est aux Offices, avec celui de Battista Sforza, sa femme, il reste de Piero, à Urbin, un tableau dans le Dôme, qui représente la Flagellation du Christ, signé : OPVS PETRI DE BVRGO SANCTI SEPVLCHRI.
  5. Il n’y reste rien de lui.
  6. Ibid. À Rimini, une fresque, dans le temple des Malatesti, représente Sigismond Pandolfo Malatesta, à genoux devant Sigismond, roi de Bourgogne, et signée : PETRI DE BURGO OPUS. MCCCCLI.
  7. Palais Schifanoja. Borso régna de 1460 à 1471.
  8. L’église Sant’Agostino n’existe plus.
  9. Qu’on appelle généralement Bramantino.
  10. Actuellement Sant’Agostino.
  11. Existent encore.
  12. Une Assomption, qui existe encore ; commandée le 4 octobre 1454 pour 320 florins.
  13. Cette fresque est perdue. Il y a un tableau de Piero, qui offre le même sujet, dans l’église de l’Hôpital ; peint en 1445 pour 150 florins.
  14. La Résurrection existe encore.
  15. Qui régna entre 1447 et 1452.
  16. Luca Signorelli, ou plutôt ses élèves.
  17. Ces fresques existent encore.
  18. Ou plus exactement l’arc de la chapelle. Les saints de Lorenzo existent encore.
  19. Lunette du mur de droite.
  20. Lunette du mur de gauche.
  21. Mur de droite.
  22. Mur de gauche.
  23. Mur de fond.
  24. Mur de gauche.
  25. Celui de droite.
  26. Cosroès, roi de Perse.
  27. Aujourd’hui le Dôme ; cette fresque existe encore.
  28. N’existe plus ; commandée le 20 décembre 1466 pour 32 florins d’or.
  29. N’existe plus.
  30. N’existe plus.
  31. Actuellement à la Pinacothèque. Mais Vasari fait erreur : la prédelle ne porte que les demi-figures de sainte Agathe et de sainte Rose.
  32. N’existe plus.
  33. Dans son testament de 1487, il se dit essendo sanus mente, intellectu et corpore. On lit dans le Livre des Morts de Borgo San Sepulcro : Maestro Pietro di Benedetto de Franceschi, pittore famoso a di 12 ottobre 1492, sepolto in Badia [aujourd’hui la Cathédrale]. Il mourut à 76 ans.