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Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/peint1

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De la peinture : chapitre Ier


Chapitre Premier. — Ce que c’est que le dessin. Comment on fait les bonnes peintures ; comment et d’après quoi on les reconnaît. De l’invention des sujets.



L e dessin, père de nos trois Arts, Architecture, Sculpture et Peinture, émanant de l’intelligence, extrait de beaucoup de choses un jugement universel, semblable à une forme ou ci une idée de toutes les œuvres de la nature, laquelle est absolument unique dans ses mesures. Non seulement, dans les corps des hommes et des animaux, mais encore dans les plantes, ainsi que dans les édifices, les sculptures et les peintures, il y a à discerner les proportions que le tout a par rapport aux parties, et que réciproquement les parties ont entre elles et avec le tout. Comme cette connaissance donne naissance à une certaine conception et à un jugement, qu’il se forme dans l’esprit un je ne sais quoi, qui ensuite rendu par les mains s’appelle le dessin, on peut en conclure que ce dessin n’est autre chose qu’une expression tangible ou une réalisation de la conception qu’a formée l’esprit, et de tout ce qui a été imaginé dans la pensée et créé dans l’idée. De là naquit peut-être le proverbe qui avait cours chez les Grecs : — d’après la griffe un lion, — suivant lequel un homme de talent, voyant rien qu’une griffe de lion sculptée sur un bloc, on aurait déduit par la pensée les proportions et les formes de toutes les parties de cet animal et ensuite le corps entier comme s’il l’avait eu présent et devant les yeux. Certains croient que le père du dessin et des Arts fut le hasard, que la pratique et l’expérience lui servirent de nourrice et de pédagogue, et l’élevèrent avec l’aide de la connaissance et du langage. Mais je crois qu’on peut dire, avec plus de vérité, que le hasard a donné l’occasion, plutôt que d’avoir donné naissance au dessin. Quoiqu’il en soit, quand le dessin extrait du jugement l’invention d’un sujet, il a besoin que la main soit experte, grâce à l’étude et à une pratique de plusieurs années, apte à reproduire et à bien exprimer tout ce que la nature a créé, que ce soit avec la plume, le poinçon, le charbon, le crayon ou toute autre chose. Quand l’intelligence émet ses conceptions châtiées et sensées, ces mains, qui ont pratiqué le dessin pendant de longues années, font connaître la perfection et l’excellence des Arts, en même temps que le savoir de l’artiste. Toutefois, comme plusieurs sculpteurs n’ont pas une grande pratique dans le tracé des lignes et des contours, comme par suite ils ne savent pas dessiner sur le papier, ils font, à la place, avec de belles proportions et de justes mesures, des hommes, des animaux, et d’autres choses en relief de terre ou de cire, et ils arrivent au même résultat que celui qui dessine parfaitement sur le papier, ou sur d’autres surfaces planes. Les personnes qui pratiquent ces arts ont désigné ou plutôt distingué le dessin d’après les différentes formes et les qualités qu’il offre. Les dessins qui sont à peine touchés et légèrement tracés, avec la plume ou autrement, s’appellent des esquisses ; on en parlera plus tard. Ceux dont les premières lignes sont plus accusées s’appellent des profils, des contours ou des traits. Tous, d’ailleurs, qu’on les appelle profils ou autrement, servent à l’architecture et à la sculpture, aussi bien qu’à la peinture, mais plus particulièrement à l’architecture, parce que ces dessins ne se composent que de lignes. Ce n’est d’ailleurs, pour l’architecture, que le commencement et la fin de cet art, parce que le reste n’est autre chose que l’œuvre des tailleurs de pierres et des maçons employant des modèles en bois, dont le principe est extrait des lignes susdites. Dans la sculpture, le dessin de tous les contours est employé par l’artiste pour les différents points de vue de sa statue, ou quand il cherche l’attitude qui lui convient le mieux, que cette statue soit en cire, en terre ou en marbre, en bois, ou en toute autre matière.

Dans la peinture, le dessin des traits sert de plusieurs façons, mais plus particulièrement à faire le contour des figures. Quand ces contours sont bien dessinés, que leurs proportions sont justes, les ombres et les lumières qu’on y ajoute ensuite sont causes que les contours de la figure que l’on exécute ont un extrême relief, et que l’ensemble est rempli de bonté et de perfection. Il en résulte que celui qui comprend bien, et exécute de même ces figures, sera un maître excellent dans chacun de ces arts, moyennant la pratique et le jugement. Par conséquent, celui qui veut bien apprendre à exprimer par le dessin les conceptions de l’esprit et toute autre chose, devra de toute nécessité, après qu’il aura habitué quelque temps sa main, et s’il veut devenir plus capable dans les arts, s’exercer à dessiner des figures en relief de marbre, de pierre, ou encore des moulages faits soit sur l’original vivant, soit sur quelque belle statue antique ; ou bien encore des modèles en relief faits en terre, soit nus, soit couverts de chiffons glaisés qui représenteront les draperies et les vêtements. Tous ces objets, étant immobiles, et privés de sentiment, offrent grande facilité à celui qui dessine, à cause de leur fixité, ce qui n’arrive pas avec des objets vivants qui sont en continuel mouvement. Après qu’on aura, en dessinant de pareilles choses, acquis une bonne pratique, et qu’on aura assuré sa main, il faudra commencer à reproduire des choses de la nature, et s’efforcer par un travail assidu d’acquérir les mêmes qualités. En effet, les choses qui tiennent de la nature sont vraiment celles qui font honneur à celui qui a peiné à les reproduire, car elles ont en elles, outre une certaine grâce et vivacité, cette simplicité, cette facilité, cette douceur qui est le propre de la nature, qui s’apprend parfaitement par son étude, et ne s’acquiert jamais à un degré suffisant, si l’on se borne à l’étude des choses de l’art. Que l’on soit assuré que la pratique, que l’on obtient par des études de dessin prolongées pendant de longues années, est la vraie lumière du dessin, et ce qui fait les maîtres excellents. À présent, ayant suffisamment discouru de cela, nous en arrivons à examiner ce que c’est que la peinture.

C’est une surface plane, couverte de plaques de couleurs, que ce soit un panneau de bois, un mur ou une toile, et suivant les contours dont nous avons parlé plus haut, lesquels, grâce à un bon dessin de lignes tracées, circonscrivent les figures. Une pareille surface plane, exécutée par le peintre avec un jugement droit, est éclairée dans son milieu, obscure aux extrémités et dans le fond, et couverte dans les parties intermédiaires d’une couleur moyenne entre le clair et l’obscur. Ces trois champs étant fondus ensemble, il en résulte que tout ce qui est renfermé entre un trait et l’autre se relève et apparaît modelé et détaché du tableau. Il est vrai que ces trois champs ne peuvent suffire à détailler toute chose, parce qu’il est nécessaire de diviser chacun au moins en deux espèces, faisant deux gradations de couleur éclairée, et dans l’obscur deux plus claires, et divisant ensuite ces gradations encore en deux autres qui tirent l’une sur le plus clair et l’autre sur le plus foncé. Quand les teintes d’une seule couleur, quelles qu’elles soient, seront délayées, on verra peu à peu apparaître le clair, l’un peu moins clair, puis l’un peu plus obscur, de manière que peu à peu nous arriverons au noir franc. Ayant donc mélangé ces couleurs, que l’on veuille peindre à l’huile, à la détrempe ou à fresque, on couvre les traits tracés, en mettant à leurs places les clairs, les foncés et les couleurs intermédiaires, ainsi que les reflets que l’on obtient par des mélanges des trois couleurs indiquées avec des lumières. La place de toutes ces couleurs est déduite du carton, qui est un autre dessin fait auparavant pour servir de guide. Il est nécessaire que ce carton soit exécuté avec une bonne disposition et un sûr dessin, autant qu’avec du jugement et de l’invention. La disposition n’est autre chose en peinture que le fait d’avoir réparti l’espace autour de la figure que l’on exécute, de manière que les intervalles soient tels que les veut le jugement de l’œil, et ne soient pas disproportionnés, que le fond soit occupé dans un endroit et vide dans un autre. Cette propriété provient du dessin, et d’avoir reproduit soit des figures vivantes, soit des modèles de figures appropriées à ce que l’on veut faire. Ce dessin ne peut pas avoir une bonne origine si l’on ne s’est pas astreint continuellement à dessiner des objets de la nature, à étudier les peintures d’excellents maîtres, ou des statues antiques, comme nous l’avons déjà dit tant de fois. Mais ce qui est supérieur à tout, c’est la reproduction du corps nu d’hommes ou de femmes en vie, et d’avoir gravé dans sa mémoire, par l’application continuelle, les muscles du torse, du dos, des jambes, des bras, des genoux et le squelette qu’ils recouvrent. Si l’on a acquis une sûreté suffisante, à force de longues études, il est possible, sans avoir le modèle devant les yeux, d’imaginer des attitudes diverses. Mais il faut avoir vu des hommes écorchés, pour savoir la place exacte des os, des muscles et des nerfs, en un mot, connaître l’anatomie, pour pouvoir, avec plus de sûreté et d’exactitude, placer les membres du corps et les muscles des personnages. Ceux qui ont acquis cette connaissance font parfaitement, de toute nécessité, les contours des figures qui, si elles sont dessinées comme elles doivent l’être, ont bonne grâce et belle manière. Celui qui étudie les belles peintures et sculptures qui remplissent ces conditions, s’il entend parfaitement le nu, peut être assuré qu’il aura un bon style dans l’art. De là provient l’invention qui fait grouper dans un sujet quatre, six, dix, vingt figures, en sorte qu’on arrive à représenter les batailles et les autres grands sujets de l’art. Cette invention demande une certaine convenance formée de concordance et de réciprocité. Si une figure fait le geste d’en saluer une autre, il ne faut pas que cette deuxième figure soit tournée en sens inverse, puisqu’elle doit correspondre à la première, et ainsi de suite pour le reste.

Que le tableau soit plein d’objets, variés et différents les uns des autres, mais toujours en correspondance avec le sujet que l’artiste exécute peu à peu. Il doit différencier les gestes et les attitudes, donnant aux femmes un air doux et agréable, ainsi qu’aux jeunes gens ; un aspect grave aux vieillards, et particulièrement aux prêtres et aux hommes de condition. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toute chose soit traitée comme faisant partie d’un tout. De manière que, lorsqu’on regarde la peinture, on y reconnaisse une concordance de toutes les parties, qui cause de la terreur dans les furies, de la douceur dans les sujets agréables, et représente, d’un seul coup, l’intention du peintre, et non pas des choses auxquelles il ne pensait pas. II convient donc que les figures qui doivent être fières reflètent la vivacité et la vigueur, que les figures qui sont loin de celles situées sur le premier plan fuient, avec des ombres et des couleurs s’éteignant peu à peu, de manière que l’art soit toujours accompagné d’une gracieuse facilité et d’un charme exquis de couleurs. Il faut que l’œuvre soit amenée à perfection, non avec énergie d’une violente passion, pour éviter que les personnes qui la regardent n’éprouvent pas le contre-coup de ce qu’ils voient avoir été ressenti par l’artiste. L’œuvre doit au contraire les amener à prendre du plaisir en constatant la félicité de l’artiste d’avoir obtenu du ciel une pareille habileté de main qui lui permette de parfaire son œuvre, à la suite d’études et d’un travail assidus, mais sans effort. Il ne faut pas que, les œuvres paraissent mortes, là où elles sont exposées, mais au contraire qu’elles semblent vraies et vivantes à celui qui les considère. Que les peintres se gardent bien des crudités ; qu’ils s’efforcent continuellement de produire des œuvres qui ne fassent pas l’effet de peinture, mais qui se montrent vivantes et pleines de relief. Voilà le vrai et sûr dessin, voilà la vraie invention, que l’on peut reconnaître dans les peintures qui passent, et à juste titre, pour de belles œuvres.