Lettre à Monsieur Frédéric Masson

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Lettre à Monsieur Frédéric Masson
Drukarnia Katolickaa Sp. Akc. ; Jan Jachowski Księgarnia Uniwersytecka (p. 4-8).

Odpowiedz na powyzszy artykul.[1]


Monsieur Frédéric Masson, de l’Académie Française.

Monsieur,

J’ai tardivement pris connaissance de votre article paru dans le Gaulois du 26 Juin, sous le titre « un coup de balai s. v. p. » Il est à ce point insultant pour chaque Polonais habitant la France, qu’il ne doit pas rester sans réponse. Personne ne l’ayant fait que je sache, je me lance en volontaire.

Tout en tolérant que les Polonais soient admis à combattre aux côtés de l’Armée Française, vous affirmez que leurs compatriotes non combattants doivent être considérés comme génériquement suspects d’espionnage et traités en conséquence. Voyons les assertions et les suppositions sur lesquelles vous étayez votre thèse.

1. Vous affirmez, afin d’exonérer d’avance votre pays de toute reconnaissance, que les Polonais combattent « pour la cause des Alliés — et la leur. » Cela n’est pas. Ils combattent à 70 kilomètres de Paris. En l’état, pouvez-vous puiser non dans votre encrier, mais dans votre conscience, la certitude absolue qu’après avoir victorieusement obtenu la libération et l’indemnisation de vos départements envahis, de la Belgique que l’honneur vous force à traiter à votre égal, enfin, la restitution de l’Alsace-Lorraine, il restera à la France assez de force et de volonté pour imposer à l’Allemagne la renonciation et aux provinces polonaises récemment conquises, et à celles qu’elle détient depuis cent-cinquante ans ? Or, c’est seulement quand vous en serez là que vous pourrez honnêtement dire aux survivants de l’Armée Polonaise qu’ils versent leur sang non plus pour la France, la France symbole si l’on veut, mais pour eux-mêmes, et leur donner l’espoir que ne se répétera pas l’histoire uniforme de la politique franco-polonaise depuis un siècle et demi. Elle est lamentable.

Lors des partages de 1772, de 1792, des insurrections de 1830 et de 1863, la France « vibre » mais toujours se console à l’idée que « l’ordre règne à Varsovie ». Il y a pis. En 1795, le Directoire en guerre avec la Prusse, encourage et subventionne le soulèvement de Kościuszko, puis en pleine lutte, traite à Bâle et garantit à la Prusse, en retour d’avantages sur le Rhin, l’extension de sa part de Pologne en vue du dernier démembrement. En 1815, c’est la France qui, au Congrès de Vienne, fait échouer le projet de reconstruction totale de la Pologne sous le double sceptre d’Alexandre Ier et exige le maintien de la Posnanie sous la domination prussienne. En 1856, la France, victorieuse de la Russie, consent à ce que le nom de la Pologne ne soit pas prononcé au Congrès de Paris. Enfin, au cours de la guerre actuelle, en vertu d’arrangements secrets divulgués par les bolcheviks, entre MM. Briand et Izvolski, la France délie les mains à la Russie pour le cas où celle-ci voudrait, ainsi que l’avaient déjà annoncé Goremykine et Sturmer, escamoter la retentissante proclamation du Grand-Duc Nicolas (dépêche du 11 mars 1917).

En vérité, Monsieur, ce passé ne vous autorise pas à prendre comme vous faites des airs de bienfaiteur outragé pour reprocher à la Nation Polonaise, comme une trahison ses légions galiciennes. Vous savez bien qu’elles défendaient leur propre sol contre l’invasion du véritable Grand Chéri de la France, le « rouleau compresseur » russe, qui le roulait avec accompagnement d’horreurs dépassant tout ce que les Allemands ont fait en Belgique, au point que le Russe Maklakoff, en pleine Douma, traitait cette expédition de « scandale européen » — L’organisateur et chef de ces légions Pilsudzki est depuis plus d’un an emprisonné par les Allemands.

Quand à votre indignation contre la politique polono-autrichienne d’avant-guerre, à une époque où la négation même du mot « Pologne » était pour votre presse et vos historiens une des formes préférées de leur flagornerie tsariste, c’est de la hâblerie rétrospective.

2. Je passe à vos accusations, suppositions et insinuations à l’effet de présenter en bloc les Polonais non-combattants comme suspects d’espionnage. Elles reposent sur l’échafaudage d’hypothèses suivant : au lieu de rester jour et nuit dans leurs lits, le nez au mur, les Polonais à Paris vont et viennent, invariablement munis d’une paire d’yeux, d’oreilles et d’une langue, à travers les rues, les restaurants et dans le monde ; ils prennent même des taxis. Tout cela suppose de l’argent. S’ils en ont, c’est qu’ils en reçoivent. Ils ne peuvent le recevoir que du Boche qui ne paie que les espions.

Il y a deux gros trous dans ce raisonnement. Il y a encore des gens, même Polonais qui ont de l’argent sans en recevoir de personne. Et il y a des Polonais qui en reçoivent, mais pas du Boche ! En réalité, les gens qui offusquent vos cinquante ans d’asphalte appartiennent à deux catégories.

Il y a des Polonais (et des Russes) qui vont dans le monde parce qu’ils en étaient avant la guerre et en sont. C’est par dérision, je pense, que vous demandez sévèrement « quel métier ils font, quel gouvernement ils servent, à quelles organisations suspectes il faut les rattacher ». C’est justement le propre des gens du monde (à moins que vous ne pensiez à celui de Bolo et consorts) de ne pas faire de métier, généralement de ne servir personne, et de se rattacher plutôt à un grand club de Varsovie, Petrograd ou même Paris, qu’à une C. G. T. ou une « Panthère des Batignolles ». Ces gens peuvent ne pas se vendre parce que ce qu’ils ont sauvé de leur opulence notoire et le crédit qu’elle leur vaut leur permettent encore de vivre et parfois de fréter un taxi.

Et il y a un petit nombre de Polonais (et de Tchéco-Slovaques d’Autriche) qui effectivement font une dépense supérieure à leurs ressources personnelles, à peu près nulles ; ils jouissent pour aller en Suisse, en Angleterre, en Amérique, pour pénétrer dans les ministères, les hôpitaux, même au front, de facilités refusées à leurs compatriotes sus-énoncés. Comme ils dépensent de l’argent sans en avoir à eux, il est évident ici qu’ils en reçoivent. Mais de qui ? C’est ici, Monsieur Masson, que pour un homme qui a gagné honneur et profit à subodorer les flirts de Joséphine, vous manifestez peu de flair. Sachez donc que votre gouvernement, et l’Anglais son allié, ayant enfin appris que lorsqu’on est en guerre, il faut créer des difficultés intérieures à ses ennemis, ayant d’autre part besoin d’effectifs supplémentaires, ont par là même besoin d’agents de propagande et de recrutement. Ne pouvant « marcher » en vivant de l’air du temps, ils sont défrayés, largement. On a dû bien rire au Quai d’Orsay, devenu « une organisation suspecte ».

Je me demande, Monsieur, quelle mouche vous a piqué et quel but vous poursuivez ? Vous n’avez pas cru sincèrement que vos vagues ragots aient ouvert à la police de votre pays une piste utile. Ce n’est pas ainsi que procède Léon Daudet, un convaincu, qui recherche les poutres et non les pailles. Vous savez que si les innombrables affaires d’attentats contre votre Patrie jugées ou en cours ont déjà fourni une liste de noms aussi gaulois que le vôtre, capable de remplir des colonnes de journal, ni en France, ni en Italie, ni en Angleterre, ni en Amérique (où il y a quatre millions de mes compatriotes) on n’a vu apparaître un seul nom Polonais : quelques S k y d’emprunt appartiennent tous à des Juifs, grands favoris dans vos propres « organisations ».

En tout cas, je sais ce que vous avez fait. En suspectant, en dénigrant les Polonais, leur aide à la France, en déclarant à ces enthousiastes qui depuis quatre générations rêvent l’unité de leur Patrie, que cette Pologne unie que leur a promise, au nom de la France, le Chef de l’État, n’est qu’une « Pologne de fantaisie » vous avez condensé en un seul article plus de cafard polonais que « Monsieur Badin » du Bonnet-Rouge ne délayait de cafard français dans dix numéros de son journal. Car l’idée mère de cet article tient en deux lignes : les Sénégalais blancs, comme les noirs, sont faits pour se battre au front et non pour circuler dans Paris. « Bon nègre doit défendre blanc, pas entrer dans case Sidi. »

Le million palpé par Duval pour ses décoctions de cafard me ferait la partie belle pour vous rétorquer, au sujet des mobiles qui vous ont fait agir, vos soupçons infamants. Je ne suis pas un cuistre pour, n’y croyant pas, les insinuer. En revanche, je ne puis pas ne pas songer à la mentalité du gagne-petit qui a passé cinquante ans à amasser des sous pour sa vieillesse, les voit affreusement compromis par « la danse des milliards », voudrait coûte que coûte arrêter les frais, et s’en va maugréant « ces cochons d’Anglais (ou d’Américains) nous empêchent de faire la paix ». En moins grand, les Polonais et Slaves d’Autriche font la même chose, et allongent les buts de guerre.

Il serait assez dans l’esprit de votre article que vous réclamiez pour crime de « rouspétance » l’expulsion, compliquée d’internement de son argent, d’un irrespectueux des suprématies raciales. Mais telle est ma répugnance pour toute apparence de pusillanimité que néanmoins je signe, Monsieur,

Votre serviteur
H Korwin — Milewski.
7 juillet 1918.
Saint Brieuc, Hôtel d’Angleterre.
  1. Traduction : Réponse à l’article ci-dessus.