Lettre aux auteurs des Étrennes de la Saint-Jean/Édition Garnier

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LETTRE
À MM. LES AUTEURS DES ÉTRENNES DE LA SAINT-JEAN
ET AUTRES BEAUX OUVRAGES[1].


J’aime votre style, messieurs : il est bien bas, je l’avoue ; mais, au moins, il est naturel. Vous ne vous piquez jamais d’apprétier des sentiments, et d’assortir les vertus d’un monarque avec ses intérêts ; de mesurer une douleur au poids d’une infortune ; de prendre la nature sur le fait[2] ; de comparer Phryné, jolie conquérante, à Alexandre, grand conquérant[3]. On ne voit point vos héros impudents vis-à-vis le sénat, et imbéciles vis-à-vis le public[4]. Chez vous une femme n’apporte point de la coquetterie dans son équipage en venant au monde ; chez vous une femme ne ressemble pas à son visage[5]. En un mot, j’aime encore mieux, si j’ose le dire, votre popularité, messieurs, que l’impertinent jargon d’aujourd’hui. Moi qui suis fort neuf, comme vous, je vais vous faire part d’une conversation, ou plutôt d’une querelle intéressante entre Mlle de La Motte, de la Comédie[6], Mlle Formé, sa rôtisseuse, qui ne manque pas d’esprit, et M. Rigou, avocat de MM. les Comédiens pour leurs affaires contentieuses.

Mme Formé était extrêmement en colère, et voulait être payée de ses fournitures. « Comment voulez-vous que je vous donne de l’argent ? dit Mlle de La Motte. Vous savez que c’est moi-même à présent qui paye. Voilà notre maudit auteur de l’École de la jeunesse[7] qui nous ruine. Sa détestable pièce est déjà tombée deux fois dans les règles dès la cinquième représentation ; et le bourreau veut encore qu’on la joue. Ses comédies seront pour nous le vrai genre larmoyant : elles nous mettent à l’aumône. Sa Paméla[8], que nous eûmes tant de peine à apprendre, et que le public eut si peu à oublier : sa Paméla, qui mourut le jour de sa naissance, fut sur le point de nous faire mourir de faim tout un hiver. Attendez, ma chère madame Formé, que nous ayons quelques autres mauvaises pièces qui réussissent, si vous voulez que je vous paye vos poulets.

— Je prends bien de la part à votre peine, dit Mme Formé, et je suis tout ébaubie ; car je vous avais fait crédit sur la parole d’un académicien de l’Académie, et d’un des plus illustres piliers du café de Procope. Ces deux illustres sont fort mes amis, ils mangent beaucoup de mes poulardes : non pas que je leur en fournisse, je ne suis pas si sotte ; mais c’est qu’ils dînent fort souvent chez un fermier qui me paye bien, et chez un marquis qui me paye mal. En vérité, ce sont des gens de beaucoup d’esprit. Je n’entends pas un mot de ce qu’ils disent ; mais ils parlent si haut et si longtemps qu’ils ont toujours raison. Ils me disaient donc, ma chère mademoiselle La Motte, que le temps était passé où on pleurait à la tragédie, et où on riait à la comédie. « Règle générale, disaient-ils (car je me souviens bien de cette phrase), règle générale : pour bien faire des comédies, ne soyez ni gracieux, ni plaisant ; et, pour bien faire des tragédies, ne remuez jamais le cœur. Ayez un style fade pour le comique, boursouflé et inintelligible pour le tragique, et allez votre train. » La preuve est au bout, continuaient-ils : on riait comme des fous à Catilina[9], et deux femmes de qualité, dont il y en a une du beau monde, disent qu’elles ont pleuré à Mélanide[10]. Or çà, mademoiselle de La Motte, quand me donnerez-vous de l’argent ?

— Eh ! ne parlons point d’argent, dit alors M. l’avocat ; il n’est jamais question de cela dans l’ordre.

— Dans quel ordre ? dit Mme Formé.

— Dans l’ordre[11], dit M. Rigou. Mais il y a, continua-t-il, une étrange destinée dans ce monde. J’ai résumé toute l’économie de Paméla et de l’École de la jeunesse, et j’ai droit de conclure que cela n’est pas plus mauvais que la Gouvernante, Amour pour amour, l’École des amis[12], et autres ouvrages dudit auteur ; et, puisqu’il faut parler selon la saine raison, je dirai avec confiance que toutes ces pièces, si ennuyeuses à la lecture, sont cependant aussi bien, ou, si vous voulez, aussi mal conduites que le Préjugé à la mode[13], qui produisit à nos seigneurs une très-grosse recette. Car enfin, mesdames, y a-t-il rien de plus impertinent qu’un homme qui est le maître dans son château, qui n’a pour compagnie que deux misérables petits-maîtres les plus sots de tous les hommes, qui aime éperdument sa femme et n’ose pas lui en dire un mot de crainte d’être plaisanté par ces deux faquins ? Ce fondement seul de la pièce n’est-il pas extravagant ? Je vais le prouver par plusieurs raisons…

— Ah ! monsieur l’avocat, s’écria Mme Formé, prouvez qu’il me faut payer mon rôti !

— Et morbleu ! reprit Mlle La Motte, allez-vous-en, mademoiselle…, chez l’auteur ; et qu’il vous paye.

— Ah, juste ciel ! dit Mme Formé, quelle proposition ! Jamais auteur a-t-il payé des parties de rôtisseurs ?

— Vous vous moquez, insista Mlle La Motte ; cet auteur-là est très-modeste et très-poli ; il ne serait[14] supérieur qu’à Molière, et vous en serez fort contente.

— Et qu’a de commun sa modestie avec de l’argent comptant ? dit Mme Formé ; quelles raisons sont-ce là ? quel persiflage !

— Persiflage ! dit Mlle La Motte ; voilà un grand mot : en savez-vous la force ? »

Monsieur l’avocat prononça alors que ce nouveau mot ne donnait pas beaucoup de choses à entendre, mais beaucoup de choses à n’entendre pas. « Il faut consulter sur cela, dit-il, l’auteur de Catilina, de Xerxès, Pyrrhus[15], et beaucoup d’illustres modernes.

— Revenez après Pâques, dit Mlle La Motte à Mme Formé ; nous avons des pièces nouvelles, et vous serez bien payée.

— Oh ! je vous avertis, répondit Mme Formé, que si vous avez des pièces de cet auteur modeste de l’École des mères[16], je vous fais assigner.

— Faites, madame Formé.

— Je le ferai », répondit la dame.

Voilà, messieurs, ce dont je fus témoin ; et je vous ai tracé ces lignes pour vous prier de me faire le petit plaisir d’insérer cela dans vos œuvres, qui vont à l’immortalité. Je suis avec respect, etc.

FIN DE LA LETTRE AUX AUTEURS, ETC.
  1. Les Étrennes de la Saint-Jean, 1742, 1750, 1751, 1757, un volume in-12, sont un recueil de pièces de divers auteurs, le comte de Maurepas, Montesquieu, le comte de Caylus, La Chaussée, etc. C’est contre ce dernier qu’est la Lettre à messieurs les auteurs, qui doit être postérieure au 21 décembre 1748, date de la représentation de Catilina, mais antérieure au 14 mars 1754, date de la mort de La Chaussée. M. Clogenson est le premier qui ait admis, en 1825, dans les Œuvres de Voltaire, ce morceau, qui avait paru en 1769, dans le tome second des Choses utiles et agréables. Je le classe en 1751, date de la troisième édition des Étrennes de la Saint-Jean. (B.)
  2. Mot de Fontenelle ; voyez tome XXI, page 115.
  3. Fontenelle. (Dialogues des morts. Alexandre et Phryné.)
  4. Fréron a employé ainsi le mot vis-à-vis ; voyez, tome IV du Théâtre, page 4, note 3, sur la Requête à messieurs les Parisiens (en tête de l’Écossaise).
  5. Phrases de Marivaux. (Note de Voltaire.)
  6. La Motte (Marie-Hélène Desmottes, connue au théâtre sous le nom de mademoiselle), née à Colmar, en 1704, débuta, en 1722, dans les rôles tragiques au Théâtre-Français, prit ensuite les rôles comiques, se retira en 1759, et mourut dix ans après.
  7. Comédie de La Chaussée jouée en 1717.
  8. Comédie du même auteur, jouée en 1743.
  9. Catilina, tragédie de Crébillon, jouée le 21 décembre 1748.
  10. Mélanide, comédie de La Chaussée, jouée en 1741.
  11. Voyez, tome XVI, page 73, et, ci-après, la Conversation de l’intendant des menus.
  12. La Gouvernante est de 1717 ; Amour pour amour, de 1742 ; l’École des amis, de 1737. Ces trois pièces sont de La Chaussée.
  13. Comédie de La Chaussée, jouée en 1733 ; voyez ce qui en est dit tome V du Théâtre, page 393 ; et tome XVII, page 420.
  14. On lit serait dans le texte qui fait partie des Choses utiles et agréables ; M. Clogenson a suivi aussi ce texte. Mais peut-être faudrait-il se croit ? (B.)
  15. Xerxès ; joué en 1714 ; Pyrrhus, joué en 1726, sont de Crébillon.
  16. Comédie de La Chaussée, jouée en 1744. Marivaux avait, en 1726, donné une pièce sous le même titre.