Lettre d’André Mouravieff à Alexandre Carathéodory du 1er avril 1860

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Lettre à Alexandre Carathéodory
1er avril 1860


St Péterbourg le 1. Avril 1860

Monsieur,

Ne possédant pas assez le grec pour pouvoir vous répondre en cette langue, je prends la liberté de vous écrire en français. Je commence par vous remercier du fond de mon cœur pour la lettre intéressante que vous avez bien voulu m’adresser ; je suis très sensible à cet acte de confiance de votre part et très flatté d’entrer en correspondance avec une personne aussi savante que respectable. Vous me permettrez de mon côté de m’exprimer avec la même franchise dans une cause aussi grave, me rappelant ces paroles de l’Apôtre : « là où est l’esprit de Dieu, se trouve la liberté. »

Je ne puis ne pas avouer, comme vraies et justes, toutes les accusations, que Vous me portez contre les abus d’administration de la Grande Église, qui ont nécessairement provoqué l’état de choses actuel, ainsi que le changement à faire dans ses anciennes institutions. J’avais beaucoup entendu parler de ces abus lors de mes deux voyages en Orient, et mon cœur en a été navré ; j’en ai même parlé quelquefois avec les Patriarches, en les prévenant d’une forte réaction. Mais d’un autre côté je ne pouvais assez admirer, non seulement la pureté irréprochable de la foi dans cette Église, notre Mère, au milieu de ses tribulations séculaires, mais aussi la fermeté de sa constitution hiérarchique et l’union constante des quatre Patriarches dans les conciles fréquents qui se réunissaient à chaque occasion grave, lorsqu’il fallait discuter sur quelque sujet administratif ou dogmatique. Ce n’est que cette union inaltérable, basée sur les anciens canons et coutumes, qui rendait l’Église orthodoxe invulnérable contre toutes les attaques de l’Occident, auxquelles Vous même, Monsieur, Vous avez dû faire face dans la lettre encyclique des Patriarches, rédigée par Vous avec tant d’éloquence, en réponse à la bulle papale.

La Sublime Porte de son côté tout en usant de ses droits souverains sur tous ses sujets, tant laïques qu’ecclésiastiques, frappant quelques fois de l’exil ou de la peine capitale les chefs et pasteurs de l’Église, s’arrêta cependant, avec une sage réserve, sur son seuil sacré, infranchissable par des Musulmans, et se gardait bien de pénétrer jusque dans le sanctuaire, malgré les abus extérieurs du pouvoir. Aussi Rome devait se taire devant cette grande martyre, toute rouge du sang de ses confesseurs, de nos jours, comme au tems de jadis, n’ayant rien à lui reprocher, ni sur le dogme, ni sur la discipline. Nous avions toujours espéré que cette puissante hiérarchie, malgré les abus inhérents à toute chose humaine et à une captivité aussi longue, survivrait à l’état actuel des choses ; nous avons crû que la Sublime Porte, désarmée par tant de constance dans le malheur, au moment où elle donne une liberté complète à tous les cultes dans son vaste empire, permettrait aussi à la Grande Église de se reconstituer tout aussi librement, sans l’ébranler sur sa base primitive, d’autant plus que cette Église lui a toujours été fidèle dans la personne de ses Évêques et ne lui suscitant pas des embarras quotidiens, à l’instar des cultes étrangers protégés par leurs nationalités respectives.

Mais, hélas, quel est le triste spectacle qui s’offre à nos yeux ? C’est le Gouvernement Ottoman lui-même qui prend l’initiative et il exige une réorganisation complète ! À force d’abus extérieurs et intérieurs, on est arrivé à une crise qui ébranle l’Église jusque dans ses fondements, non par suite du renvoi de quelques Gérontes, plus ou moins intéressés à conserver leur position lucrative, mais parce que l’élément laïque contrairement à tous les canons, a prédominé sur l’élément ecclésiastique et veut donner une forme quasi-presbytérienne à la Sainte et Grande Église des Conciles œcuméniques ! Nous voyons une assemblée nationale discuter les droits de l’Église, et c’est à peine si le quart de ses membres est ecclésiastique ; ils sont surveillés, sinon présidés par un délégué de la Porte, à laquelle cependant les questions du for intérieur, relatives à l’élection des Évêques, auraient dû rester étrangères. Est-ce ainsi que le Patriarche Samuel de glorieuse mémoire, avait formulé au plus fort du joug, ses institutions canoniques, qu’on a mieux aimé abolir avec éclat que modifier selon les besoins du tems !

Nous voyons surgir à côté d’un Synode de 12 Évêques, dont les membres seront renouvelés à tour de rôle, un conseil permanent dont les deux tiers sont laïques, soi-disant établi pour les questions financières ou politiques. Mais à proprement parler il constitue à lui seul tout le gouvernement ecclésiastique, dont le Patriarche ne sera qu’une ombre, étant amovible à la moindre opposition religieuse ou politique. Toutes les questions de vie et de mort seront traitées dans ce Conseil Suprême, depuis l’élection du chef de l’Église jusqu’à sa chute, motivée par trois admonitions de la part du Conseil et du Synode, immanquablement influencé par lui ; il ne s’agit plus ici de quelques canons particuliers du Patriarche Samuel, mais bien de ceux des Conciles œcuméniques. Était-ce ainsi que les causes ecclésiastiques y étaient jugées, ainsi que les personnes sacrées des Patriarches, qui ne pouvaient être condamnés que par un Concile général composé de presque tous les Évêques du patriarcat ? N’est-ce donc pas un renversement total des lois fondamentales de l’Église ? Ce sera un immense scandale pour elle d’avoir donné comme première preuve de son affranchissement par devant un Gouvernement hétérodaire, devenu plus doux à son égard, l’asservissement de son propre chef spirituel qu’elle a ravalé au dessous d’un Conseil à demi-laïque !

Ne Vous aveuglez pas là-dessus. Tant que la personne du Patriarche ne sera pas respectée, ni son rang inamovible, il n’y aura pas de calme pour l’Église, ce ne seront qu’intrigues de tout genre pour le destituer au gré du caprice des Archontes, comme jadis selon les velléités de la Porte. Il faut être bien difficile pour le choix du Patriarche, mais une fois élu, il doit être à vie sur son siége comme ses trois autres confrères, dont les Églises sont mieux gouvernées par la raison de leur inamovibilité. La Russie avait toujours voulu obtenir cette concession de la Porte, et nos Ministres s’étaient constamment opposés, autant qu’ils le pouvaient, à la déchéance des Patriarches. Ce n’est donc pas de la dignité d’une assemblée nationale de s’élever ainsi contre les droits canoniques de son chef spirituel et même national, puisqu’elle l’avoue pour tel.

Les nouveaux règlemens relatifs au choix et à l’examen des Évêques, si toutefois la dîme, qui leur doit être payée, ne passe pas par les mains du Gouvernement, l’institution des écoles diocésaines, et les autres mesures de ce genre sont excellentes sans aucun doute ; mais je ne puis dire la même chose relativement à l’administration des biens de l’Église, toute confiée à ce nouveau Conseil où l’élément laïque prédominera ; on dirait que l’état laïque peut servir de gage au désintéressement et que les mêmes abus, la même cupidité, ne pourrait se cacher sous l’habit mondain, comme sous le froc ! Je ne veux pas Vous citer les canons que s’opposent là cette intrusion laïque dans l’administration des biens ecclésiastiques, parce que tous les canons Vous sont bien connus. Il me semble cependant que la protestation de sept évêques contre ces nouveaux actes, peux servir de preuve palpable de leur illégalité, quoique quelques-uns de ces évêques étaient en dehors de l’assemblée délibérative. Ce n’est pas en vain que le nom solennel de Nicée, la ville des conciles œcuméniques, figure au nombre de ces protestations. Et comme dernière clause : quelle est donc l’autorité suprême laquelle viendra confirmer les nouveaux règlemens organiques de cette assemblée nationale, qui parle et décide au nom de la Grande Église ? Ce sera la Sublime Porte !!!

Ce n’est donc pas sans raison que le vénérable Patriarche Grégoire, cette colonne de la foi, et que ses deux dignes confrères, celui d’Antioche et de Jérusalem, ont refusé d’assister à ce conseil, et que les Évêques qui se sentaient livrés à la merci des laïques, en ont appelé à l’autorité des Patriarches pour la validité d’une réorganisation ecclésiastique ! Il y a donc schisme dès le premier abord ! Si le vénérable Callinique d’Alexandrie se trouve être d’accord avec ce nouvel ordre de choses dans l’Église, il était cependant un des premiers à s’y opposer. Le bruit court comme si le siége œcuménique allait de nouveau être vacant et que les trois fatales admonitions qui renversent un chef spirituel de son trône, sont prêtes à éclater ! Ce serait cependant un exemple bien pernicieux pour l’avenir que la déchéance subite du chef suprême qui a présidé à tous ces actes de la nouvelle organisation de l’Église ; seraient-ce là les gages de leur validité et de leur durée ?

Si les trois Patriarches résidant à Constantinople, n’ont pas voulu prendre part aux discussions de l’assemblée nationale sur les institutions organiques de l’Église, puisque de telles délibérations étaient plutôt du ressort d’un concile, l’Église de Russie s’est aussi tue, d’autant plus qu’on ne lui avait pas demandé directement son avis sur ces graves questions. Quelques remarques vous sont parvenues cependant de la part de nos Métropolitains, comme preuve de l’intérêt sincère que le St Synode porte à la Grande Église patriarcale, et il ne cessera de lui être attaché par le lien sacré de l’orthodoxie. J’ose vous assurer que nous ne sommes pas aussi mal informés sur tout ce qui Vous advient, comme vous le présumez, ni que les lamentations des Gérontes aient pu servir de règle à notre conduite à l’égard de l’Orient. Nous considérons ces événements d’un point de vu[e] bien plus élevé et nous en avons le cœur navré : c’est qu’en voulant réprimer les abus, on a touché d’une main profane à l’arche sainte, et peut-être y a t-il plus de danger dans cet acte, que dans les abus eux-mêmes !

Pardon encore une fois pour cette franchise, qui a dépassé peut-être les bornes de Votre patience, mais je me suis laissé entraîner par un sujet qui me tient à cœur, étant dévoré par le zèle de la maison de Dieu.

J’aurais bien désiré visiter maintenant encore une fois cet Orient, objet des vœux de ma plus tendre jeunesse, pour voir de mes propres yeux où en sont venues les choses, et pour en rapporter, s’il est possible encore quelques consolations à l’Église de mon pays, et c’est de Vous, le premier, que je les aurais réclamées.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.

Andre Mouravieff