Lettre de M. de Mairan à Madame la marquise du Chastellet sur la question des forces vives

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LETTRE
DE
M. DE MAIRAN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
DE L’ACADÉMIE ROYALE
DES SCIENCES, &c.


À MADAME LA MARQUISE
DU CHASTELLET.
Sur la Queſ‍tion des Forces Vives, en réponſe aux Objec‍tions qu’elle lui a fait ſur ce ſujet dans ſes Inſ‍titutions de Phyſique.


MADAME,

Le Public jugera ſi votre Critique ſur la Diſſertation que je joins ici [1], eſ‍t bien ou mal fondée, & ſi l’air paradoxe de la Propoſition que vous y avez particulierement attaquée, annonce un paralogiſme, ou un raiſonnement ſolide, qui n’en devoit être que plus frappant. C’eſt pour faciliter ce jugement que j’ai conſenti à la réimpreſſion de mon Ouvrage ſous une forme plus commode, & plus propre à ſe répandre, étant détaché du corps des Mémoires de l’AcadémieAn. 1728.. Du reſte je n’y ai fait d’autre changement, que de mettre en Titre les Sommaires qui étoient à la marge dans l’in-quarto. Agréez cependant, Madame, que je vous le préſente, &, s’il eſt permis d’eſperer quelque réviſion après vos Arrêts, que je le ſoumette de nouveau à vos lumieres. Recevez-le du moins, je vous prie, comme un hommage que je vous rends. J’attendrois trop, ou plutôt j’attendrois vainement, ſi je ne voulois m’acquitter de ce devoir, que par de grands & d’excellens Livres, ou de l’importance de celui dont vous m’avez honoré. Il me ſuffit, pour oſer vous offrir celui-ci, que vous l’ayez jugé digne d’être ſacrifié ſur les Autels que vous élevez à M. Leibnits.

Je ne puis vous cacher, Madame, que je crois ma cauſe jugée avec un peu de précipitation, que je penſe même qu’il n’y avoit qu’à bien lire la Propoſition dont il s’agit, ſoit dans ſon énoncé, ſoit dans le texte qui la ſuit, & qui l’explique, pour ſe garantir du faux aſpect ſous lequel vous l’avez conſiderée. Mais je fais plus, Madame, j’oſe préſumer que ce même Ouvrage où vous l’avez lûë, un peu médité, vous fournira de quoi ſentir le foible des preuves qui vous ont paru les plus victorieuſes en faveur des Forces Vives, & qui rempliſſent le dernier Chapitre de vos Inſtitutions de Phyſique.

Ma préſomption n’eſt pas ce me ſemble ſans fondement, & je me flatte du moins, après tout ce qui s’eſt paſſé, que vous la trouverez excuſable. Car enfin, Madame, les raiſonnemens de ce Memoire, qui ne vous paroiſſent aujourd’hui que ſéduiſans, vous les jugiez admirables, & ſi lumineux que vous ſembliez être perſuadée qu’ils avoient détrompé le monde de l’erreur des Forces Vives, lorſque vous écriviez votre ſçavante p. 105.Piéce ſur la nature du Feu. Qu’eſt-il arrivé depuis qui m’ait enlevé un ſi glorieux ſuffrage ? Le voici, Madame, & la date de votre changement.

C***. le ſéjour des Sciences & des beaux Arts, depuis que vous l’habitez, devint peu de temps après les éloges que vous m’aviez ſi liberalement accordez, une École Leibnitiene, & le rendez-vous des plus illuſtres Partiſans des Forces Vives. Bientôt on y parle un autre langage, & les Forces Vives y ſont placées ſur le Trône à côté des Monades ; vous envoyez alors à Paris un Correctif des louanges que vous aviez données à mon Ouvrage, & des effets trop ſurprenans que vous lui aviez attribués : vous ſouhaitez en même temps que ce Correctif, ne pouvant être inſeré dans le Texte, ſoit mis en Errata à la ſuite de votre Piéce qu’on imprimoit actuellement. Mais à peine avoit-on exécuté ce que vous ſouhaitiez, qu’il ſurvient de votre part un Errata de l’Errata, où le ſimple Correctif ſe change en une eſpece d’Epigramme contre ce Memoire tant, & trop loué. Vous ſçavez, Madame, comment ce nouvel Errata ne fut point publié, & comment, malgré mes inſtances, l’illuſtre Academicien, ſur qui rouloit le ſoin de l’Edition, fit arrêter à l’Imprimerie Royale les Exemplaires qui en avoient été tirés pendant ſa maladie, & dont il s’étoit déja échappé un petit nombre dans le Public. Mais il n’eſt point queſtion ici du contraſte que tout cela pourroit faire avec un monde pour lequel vous êtes née, & avec la bien-veillance dont vous m’aviez honoré juſques-là. Je n’ai rappellé ce détail que pour mieux juſtifier les motifs de cette Lettre ; car voici comment je raiſonne.

Madame *** a jugé mon Memoire excellent, & les Forces Vives réfutées ſans reſſource, lorſqu’elle a lû, penſé, & médité toute ſeule ; elle n’a modifié ce jugement, & enfin elle n’a porté un jugement contraire, que depuis qu’elle a lû & penſé avec d’autres ; depuis qu’elle a adopté des ſentimens philoſophiques, qui pouvoient fort bien, à la vérité, marcher ſans que j’y fuſſe impliqué nommément, mais qu’elle a jugé à propos d’accompagner de tout ce qu’elle a cru capable d’augmenter le triomphe qu’elle a décerné, & qu’elle prépare à ſon Héros ; en un mot depuis qu’elle a adopté ſans reſerve toutes les idées de M. Leibnits. Seroit-il impoſſible, que Madame ***. ſe livrant de nouveau à ſon excellent génie, & à la ſeule évidence, ou, ſi elle veut, au ſeul principe de la raiſon ſuffiſante, & reliſant ma Diſſertation dans cet eſprit d’équilibre, s’y rappellât les traits de lumiere qui l’avoient frappée, & dont j’ai lieu de croire que l’obſcurciſſement n’eſt venu que d’une cauſe étrangere ?

C’eſt ainſi, Madame, que je raiſonne, ou peut-être que je me fais illuſion ; mais toûjours en conſéquence de l’idée avantageuſe que j’ai conçue de votre diſcernement.

Comment pourrois-je penſer en effet, que ce ſoit dans une lecture attentive & déſintereſſée, que vous ayez découvert cette prétendue faute de calcul, ou plutôt cette bevue groſſiere que vous m’attribuez, en me faiſant direp. 432. qu’un corps avec la Force néceſſaire pour fermer ſeulement 4 efforts, en ferme 6 ? Vous avez raiſon ſans doute, après cela, d’ajouter que c’eſt comme ſi je diſois que 2 & 2 font 6, & que l’un n’eſt pas plus impoſſible que l’autre. Mais ſi, en vertu d’une viteſſe imprimée, & d’une Force capable de faire mouvoir un corps pendant deux inſtans, je diſois que le Mouvement ſuppoſé, ce corps aura la Force de fermer ou d’abbattre 4 reſſorts dans le premier inſtant, & 2 dans le ſecond, ce qui fait aſſurement 6, y auroit-il là de l’impoſſibilité, comme il y en a que 2 & 2 faſſent 6 ? Liſez, je vous ſupplie, Madame, & reliſez, vous verrez qu’il n’y a que cela. Imaginez deux mobiles M, N, qui par la Force qu’une impulſion quelconque leur a imprimée, montent perpendiculairement à l’horiſon, l’un (M) par un Mouvement retardé, comme on a coûtume de le concevoir, & l’autre (N) par un Mouvement uniforme, ou un aſſemblage de Mouvemens uniformes à chaque inſtant, tel que ſa viteſſe dans chacun de ces inſtans ſoit égale a la viteſſe du mobile M au commencement de l’inſtant correſpondant de ſon Mouvement retardé ; ne s’enſuit-il pas que tandis que le corps M parcourt par exemple 5 toiſes au premier inſtant, 3 au ſecond, & 1 au troiſiéme, N parcourra 6 toiſes au premier, 4 au ſecond & 2 au troiſiéme ? Où ſera donc l’incongruité de dire que le corps qui auroit la Force de parcourir ainſi, & par les ſuppoſitions clairement énoncées, 6 toiſes au premier inſtant, 4 au fecond, &c. & 12 toiſes en tout, auroit primitivement la Force néceſſaire pour parcourir 12 toiſes ſelon cette loi ?

p. 430.Je ne comprends rien à ce que vous dites, Madame, qu’on ne peut réduire, même par voye d’hypotheſe ou de ſuppoſition, le Mouvement retardé en uniforme ; car rien n’eſt plus ordinaire, & ſouvent plus indiſpenſable, pour entendre, ou pour expliquer la théorie du Mouvement. C’eſt là-deſſus que roule la Propoſition fondamentale de Galilée, dans ſon Dialogue De motu naturaliter accelerato ; Galilée, a été ſuivi en cela de tous les Géometres qui ont traité la même matiere après lui ; & ma ſuppoſition n’eſt que l’inverſe, ou un Corolaire de la ſienne.

Il eſt vrai que j’ai conclu de-là, que les 3 toiſes de plus parcourues par le corps N dans l’exemple précédent, & non parcourues par le corps M, ſont en raiſon de la ſomme des extinctions ou des pertes de ſa Force, occaſionnées par les retardemens qu’il a ſoufferts, & en raiſon de ſa vîteſſe primitive. Et comme la Force primitive réſultante de ſa viteſſe eſt égale à la ſomme de ces pertes ou des extinctions de ſa Force par les obſtacles qui la réduiſent enfin à zero, il eſt certain qu’il ſuit de là que la Force primitive du corps M, étoit en raiſon de ſa ſimple vîteſſe, & non du quarré de ſa viteſſe. Et c’eſt, Madame, ce que vous ne ſçauriez me paſſer, mais que vous ne refutez nullement.

Je n’inſiſterois pas davantage ſur ce qui me regarde, ſçachant que des perſonnes habiles veulent bien me faire l’honneur de prendre ma défenſe, & entrer là-deſſus dans le détail le plus inſtructif, ſi je n’avois à vous faire remarquer encore cette circonſtance aſſez ſinguliere de votre Critique. C’eſt, Madame, que vous y paroiſſez toûjours citer mes propres paroles, & que ce ne font pourtant que les vôtres, ou celles d’un autre que vous y avez citées, ou de ſimple réſumés que vous y avez tranſcris. Je vais mieux m’expliquer ; vous rapportez en lettre italique, ou vous diſtinguez par des guillemets les prétendus paſſages tirés de ma Diſſertation, & indiqués par leurs articles ou numeros ; & ce n’eſt point cela, mais tout au plus des abregés ou des extraits que je ne connois pas. On croiroit d’abord, par exemple, p. 429. que l’énoncé de la Propoſition que vous allez, dites-vous, refuter, eſt le mien, étant bien indiqué par les Nº. 38. & 40. Point du tout, c’en eſt un autre que vous me prêtez, & très-defectueux, pour ne rien dire de pis. Suit un morceau qui occupe plus de la moitié de la page 430. & que la marge annonce pour les N°. 39. & 44. on ne le trouve ni dans l’un, ni dans l’autre de ces Nº. ni dans les deux pris enſemble. Dites-moi auſſi, je vous prie, Madame, dans quel endroit de mon Nº. 33. on lit les paroles qui ſont rapportées ſous ce titre au bas de la P. 432 ? Et ainſi du reſte.

Je conviens qu’il eſt permis d’abreger & de réſumer ce qu’un Auteur a écrit plus au long, ou répandu en divers endroits de ſon Ouvrage ; mais je ſuis fort trompé, s’il eſt permis de donner ces reſumés pour ſon texte. Il me ſemble que cela ne doit pas être permis, ſurtout, quand on prétend réfuter cet Auteur, & encore moins, quand il s’agit de Mathematique, & de Sciences exactes. Mais que ſera-ce lorſque l’on y déguiſe, ou que l’on y ſupprime ce qu’il avoit dit de plus important pour la Queſtion, & qu’on procede ainſi ſans que le Lecteur en ſoit averti, ou puiſſe s’en appercevoir à aucun ſigne ? Par exemple, après les mots d’espaces non parcourus, vous ſupprimez ces paroles, & qui l’auroient été par un Mouvement uniforme dans chaque inſtant, qui les ſuivent, Nº. 38. à la tête de la Propoſition ; & celles-ci qui diſent la même choſe, N°. 40. & qui l’auroient été ſi la Force Motrice ſe fût toûjours ſoutenue, & n’eût point ſouffert de diminution. Vous venez de voir cependant, Madame, qu’elles étoient ſi eſſentielles, ces paroles, qu’on peut raiſonnablement douter que vous euſſiez jamais voulu attaquer cette théorie, ſi elles n’avoient pas été retranchées de ſon énoncé, & ſi vous les aviez eues ſous les yeux quand vous en avez entrepris la refutation. Mais elles ne ſe trouvent ni là, ni ailleurs, c’eſt-à-dire, ni dans aucun des morceaux que vous m’attribuez, ni dans les remarques de votre part qui les accompagnent ; quoiqu’aſſurément une reſtriction ſi néceſſaire n’ait pas été oubliée chez moi, & ſe trouve dans ma Propoſition même, dans ſa Demonſtration, & dans ſes Corollaires. Mais traitons ſi vous le voulez, Madame tout cela de bagatelle ; tout au moins me ſera-t’il permis d’en conclure, & d’en réſumer à mon tour, que c’eſt ſans beaucoup d’exactitude, & un peu cavalierement que vous avez prétendu me refuter.

Pour juſtifier après cela l’autre partie de ce que j’ai avancé dans cette Lettre, ſouffrez, s’il vous plaît, que je vous diſe mon ſentiment ſur les preuves que vous avez données, ou adoptées en faveur des Forces Vives. Je me contenterai d’en choiſir une ou deux de celles dont Vous m’avez paru faire le plus de cas, & j’ajouterai enſuite quelques réflexions ſur cette matiere en général. C’eſt tout ce que je puis faire dans une Lettre comme celle-ci, où l’on ne doit s’attendre ni à un Traité complet, ni à une Refutation dans les formes.

p. 435. Un de ces Argumens qui ne laiſſe lieu à aucun ſubterfuge…… qui ne laiſſe aucun p. 436.lieu aux prétextes que l’on allegue contre la plupart des autres expériences qui prouvent les Forces Vives, un exemple admirable, & que l’on doit à feu M. Herman, eſt celui-ci. Le corps A, de 1 de maſſe & 2 de vîteſſe, vient frapper le corps élaſtique B, en repos & de 3 de maſſe, il lui communique 1 de vîteſſe, & il retourne lui-même en arriere avec 1 de vîteſſe, en cet état il rencontre C, autre corps à reſſort & en repos, de même maſſe que A, il lui communique le degré de vîteſſe qu’il avoit & qu’il perd, & il demeure en repos. Or ſi l’on multiplie la maſſe de B, qui eſt 3, par 1 de vîteſſe, ſa Force ſera 3, de l’aveu même de ceux qui refuſent d’admettre les Forces Vives, & pareillement ſi l’on multiplie la maſſe de C, qui eſt 1, par 1 de vîteſſe, on aura 1 de Force ; ce qui fait en tout 4 de Force ; d’où il ſuit, ſelon les principes mêmes des Adverſaires, & ſelon leur maniere d’évaluer les Forces Motrices, que 2 degrés de vîteſſe & 1 de maſſe dans le corps A, qui ne font que 2 de Force, ſelon eux, ont produit 4 de Force dans la nature après le choc. Mais ces 4 degrés de Force n’ont été produits ou communiqués par le corps A, que parce qu’il les avoit ; donc, concluez-vous, la Force du corps A qui avoit 2 de viteſſe & 1 de maſſe, étoit 4, c’est- à-dire, comme le quarré de cette viteſſe multiplié par ſa maſſe. Voici donc ce qu’on appelle un Argument ad hominem, qui nous réduit au ſilence, ne nous laiſſant pas même la reſſource d’un ſubterfuge plauſible.

Mais que diroit-on d’un homme, qui étant dans la fauſſe perſuaſion que le double de tout nombre entier, ou rompu, eſt égal à ſon quarré, nous en donneroit pour preuve l’exemple du nombre 2, parce que 2 & 2 font 4, de même que 2 multiplié par 2 fait 4 auſſi ? Ne lui repondroit-on point ſur le champ, que 3 & 3 font 6, & que le quarré de 3 eſt pourtant 9 ; que le double de 1 ½ eſt 3, & ſon quarré n’eſt que ¼ ; qu’un exemple particulier, fortuit, & équivoque, ne prouve pas une théorie générale ; ou plutôt ſe donneroit-on la peine de lui repondre ?

Reprenons maintenant l’exemple des trois boules A, B, C, & voyons s’il eſt plus concluant que celui auquel je viens de le comparer. Mais pour ôter l’équivoque que cauſe ici le nombre 2, & enſuite l’unité, donnons à la boule A, 3 de vîteſſe par exemple, ou 4, pour éviter la fraction de la moitié de l’impair ; remettons la Formule du choc des corps à reſſorts ſous nos yeux ; & calculons ſur le même pied la Force qui ſe doit trouver dans la nature après le choc. Il eſt clair que B ira en avant avec 2 degrés de vîteſſe ; c’eſt-à-dire, avec la moitié de celle qu’avoit le corps A avant le choc, comme dans l’exemple ci-deſſus. Mais 2 de vîteſſe par 3 de maſſe donnent 6 de Force ; & parce que A rejaillit en ſens contraire à ſa premiere direction, avec la même vîteſſe qu’il a communiquée à B, comme dans le premier exemple, & qu’il communique de même toute ſa vîteſſe & toute ſa Force à C, ſçavoir ---2 ; il ſuit, de l’aveu même de ceux qui rejettent les Forces, à la maniere de compter deſquels vous voulez bien vous prêter ici pour les tirer d’erreur, en ajoutant néanmoins les Forces qui agiſſent en ſens contraire ; il ſuit, dis-je, qu’il y aura après le choc 8 de Force, au lieu de 4 qu’ils en comptoient avant le choc. Mais prenez garde, Madame, qu’il y en devroit avoir 16 ſelon vous, exprimés par la maſſe de A, qui eſt 1, multipliée par le quarré 16 de ſa vîteſſe 4. Ils ſe trompent donc, vi vous voulez, mais vous vous trompez auſſi, & au lieu de dire que la Force Vive eſt comme la maſſe multipliée par le quarré de ſa viteſſe, il faudra vous réduire déſormais à ne faire cette Force que comme la ſomme des maſſes multipliée par le double de la vîteſſe. Et il eſt évident que dans l’exemple même allegué, 2 de vîteſſe ne donne le nombre 4 qu’en tant que double de ſa premiere puiſſance & non comme la ſeconde ou ſon quarré.

Voulez-vous conſiderer la choſe ſous un autre aſpect, & tout le reſte demeurant égal, d’eſt-à-dire, conſervant à la boule A les deux degrés de viteſſe que vous lui avez d’abord donnez avant le choc, aſſigner ſucceſſivement à B, différentes maſſes au-deſſus, ou au-deſſous de 3 ? Vous allez voir par le même procedé qu’il y aura dans la nature tantôt plus, & tantôt moins de Force après le choc, qu’il n’en réſulte de la maſſe multipliée par le quarré de la vîteſſe avant le choc ; & cela entre deux Limites, dont l’une donne la maſſe multipliée par la ſimple vîteffe avant le choc, ce qu’il eſt inutile de ſpécifier ici plus particulierement. Ceux qui rejettent les Forces Vives, & dont vous avez cru obtenir l’aveu, vous diront donc, Madame, d’après tous ces cas, qu’il eſt vrai que la ſomme des Forces de pluſieurs mobiles ainſi meſurée après le choc, peut être plus grande que celle qu’il y avoit dans la nature avant le choc, mais qu’il en réſulte qu’elle eſt plus grande, ou plus petite que la Force Vive meſurée par les quarrés des vîteſſes ; & ils ajouteront qu’il y a pour cela à parier l’infini ou deux infinis contre le fini, puiſqu’il y a une infinité de cas au-deſſus, ou au-deſſous, contre un ſeul de ceux qui vous ſont favorables.

Or voyez, je vous prie, Madame, à quoi ſe réduit cet exemple formidable qui devoit les accabler.

J’avoue que j’aurois eu plus de tort qu’un autre d’en être allarmé, après avoir demêlé dans ma Diſſertation pluſieurs de ces cas, comme par exemple, de 4 boules égales entre elles & à une cinquiéme qui vient les choquer ſucceſſivement ſous des angles donnés, avec 2 degrés de viteſſe primitive, & qui leur communique à chacune par le choc 1 de vîteſſe, ce qui fait 4 de Force après le choc, &c.

Auſſi, Madame, je me contenterai de vous dire ſommairement, que tous les corps dont il s’agit ici, ſont ſuppoſés, ou le doivent être, ſe mouvoir d’un Mouvement uniforme avant & après le choc, & par conſéquent les Forces Vives ne ſçauroient y avoir lieu : qu’il n’y a véritablement dans tous ces exemples, que 2 degrés de Force après le choc, comme avant le choc, en ôtant la quantité négative qui s’y trouve pour le corps A, ou C, de la poſitive qui appartient au corps B, & en ne conſiderant que le tranſport de matiere ou du centre commun de gravité des maſſes de même part : qu’il eſt contre toutes les regles du calcul dans l’addition ou la ſomme qu’on fait des grandeurs dont les unes ſont affectées du ſigne plus, & les autres du ſigne moins, comme elles le ſont ici après le choc, d’ajouter celle qui a le ſigne moins, à celle qui a le ſigne plus, comme vous faites, au lieu de l’en ſouſtraire, ce qui ne vous donneroit jamais qu’une ſomme de Forces en raiſon des maſſes multipliées par les ſimples vîteſſes : que le reſſort eſt une vraie machine dans la nature, dont les eſſets doivent être évalués comme ceux des machines ordinaires, par leur action totale vers le côté du plus fort : que ces effets conſiſtent à doubler celui qu’auroit produit le ſimple choc en des matieres non élaſtiques : que ſi l’on veut conſiderer ſéparément tous les effets du choc des corps à reſſort, en ſommant comme poſitif ce qu’ils donnent dans les deux ſens contraires, il ne faut nullement attribuer la nouvelle Force qui ſemble en réſulter dans la nature, & qui ſe manifeſte par le choc, à l’énergie du corps choquant, comme s’il ne faiſoit que la tranſmettre au choqué, mais à un principe étranger de Force, où la produite en apparence étoit déja, & d’où elle part ; en un mot, à la cauſe Phyſique quelconque du reſſort, dont le choc n’a fait que déployer l’activité, & abbattre, pour ainſi dire, la détente, &c. Il ſeroit inutile de s’étendre davantage ſur des Remarques dont les principes ont été ſuffiſamment indiqués dans ma Diſſertation ; & je veux autant qu’il eſt poſſible, ne me pas écarter de votre point de vûë.

Mais ce qui ſurprend ici, & à quoi l’on n’auroit pas cru devoir s’attendre, c’eſt que cet Argument tranchant, qui dans le §. 577. ne laiſſoit aucun lieu aux ſubterfuges, en va éprouver un au §. 579. & c’eſt vous, Madame, qui le fourniſſez à vos AdverſairesP 437.. Cependant, ajoutez-vous, la difficulté du temps (ſi c’en eſt une) reſte toûjours dans cette expérience, puiſque la boule A n’a communiqué ſa Force aux boules B, & C, que ſucceſſivement.

Et qui croiroit encore que c’eſt ſans néceſſité que vous vous relâchez ainſi en faveur du parti ennemi ? Rien n’eſt plus vrai cependant, & j’aurois mauvaiſe grace de me prévaloir là-deſſus de votre aveu. Non, Madame, on ne peut vous rien objecter de pareil. Tout et fait ici dès que le corps A a choqué le corps B ; il y a dès-lors dans la nature, de l’aveu des Adverſaires, & de la façon dont vous le calculez, 4 degrés de Force, qui réſultent de ce choc ; ils réſident en B, & en A, pris enſemble avec des directions contraires, & le corps C que vous faites trouver ſur le chemin de ce dernier, n’eſt, ſi je l’oſe dire, qu’un intrus dont on n’a que faire pour l’objet principal, qui eſt, que 2 degrés de vîteſſe ſur 1 de maſſe, ont en eux de quoi produire 4 de Force par le choc ; & par conſéquent que le corps où réſidoit cette vîteſſe les avoit, ainſi que vous le voulez croire, ou que ſa Force étoit comme le quarré de ſa vîteſſe. Et vous me permettrez d’ajouter que rien n’empêchoit enſuite que vous ne fiſſiez remarquer, qu’en mettant un corps C, de même maſſe que le corps A, ſur ſon chemin, &c. on y pouvoit obſerver ce rapport p 436. admirable qui ſe trouve entre la façon dont le corps A prend ſa Force dans cette expérience, & celle dont un corps qui remonte par la Force acquiſe en deſcendant, perd la ſienne, &c. Car le nouveau corps C, n’apporte aucun changement, rien de plus ni de moins, à la Force qui s’eſt déja manifeſtée par le choc, non plus qu’à la preuve tirée de l’exemple ; preuve qui en cette occaſion vaut autant qu’un autre, ſi un cas fortuit, & équivoque peut former une preuve. Ce n’eſt pas que le temps n’entre ici à d’autres égards, mais ce n’eſt nullement de la façon que vous avez cru devoir craindre.

Quoi qu’il en ſoit, Madame, vous avez jugé à propos de prevenir une objection qu’on ne devoit pas vous faire, par un aveu dont vous pouviez vous diſpenſer ; & c’eſt ce qui vous oblige de recourir à un nouveau cas, où vous comptez bien ſürement pour le coup, que les Adverſaires des Forces Vives n’auront rien à vous repliquer.

Ce cas qu’on a enfin trouvé, & qu’ils croyoient introuvable, eſt celui d’une boule qui va choquer en même temps, & avec 2 degrés de vîteſſe, deux autres boules dont la maſſe eſt double de la ſienne, & la ſomme quadruple, & qui va les choquer obliquement ſous un angle donné, ſçavoir de 60 degrés, & tel, qu’il leur eſt communiqué 1 degré de vîteſſe à chacune, & par conſéquent 2 de Force ; ce qui fait 4, ou le quarré de la vîteſſe de la premiere, & qui fait tomber entierement l’objection tirée de la conſideration du temps, dont les ennemis des Forces Vives ont fait juſqu’à préſent tant de bruit.

Mais oſerai-je vous le dire, Madame, cet exemple ne prouve pas mieux que le précédent, & il eſt à pluſieurs égards beaucoup plus défectueux.

Car 1°. le double choc n’y eſt pas plus ſimultané que l’étoit le choc unique dans l’autre, comme j’ai eu l’honneur de vous le faire remarquer.

2°. Il eſt encore plus particulier, & plus fortuit, en ce que l’effet demandé y dépend d’un plus grand nombre d’élemens ou de donnés ; ſçavoir, de la raiſon des deux boules choquées à la choquante, conjointement avec la vîteſſe requiſe de celle-ci, & de plus avec un angle conſtant, ou une obliquité déterminée. De maniere qu’en aſſignant d’autres grandeurs, ou d’autres rapports aux élemens qui entrent dans la formule de ces ſortes de chocs, vous aurez d’autant plus de cas, c’eſt-à-dire, une infinité d’autant plus grande de cas, où la Force réſultante du choc différera du quarré de la vîteſſe multipliée par la maſſe. Et ainſi l’induction que la Force des corps n’eſt pas comme leur maſſe multipliée par le quarré de leur vîteſſe, devra d’autant & infiniment plus l’emporter ſur celle que vous tirez du cas particulier, où la Force ſe trouve être fortuitement, & par d’autres circonſtances, comme la maſſe multipliée par le quarré de la vîteſſe.

3°. Le temps y entre encore, auſſi-bien que dans l’exemple précedent, en raiſon des vîteſſes, pendant la contraction, & la reſtitution des reſſorts, comme dans l’expérience de l’argile pendant ſes enfoncemens ; & de plus en ce que le tranſport des maſſes doubles, triples, quadruples, &c. de même part que la direction du corps choquant, ne ſe fait qu’en un temps double, triple, quadruple, &c. comme je l’ai expliqué dans ma Diſſertation ſur un exemple tout pareil, pour ne pas dire le même.

4°. Enfin les effets, & l’induction que vous voulez tirer de cet exemple, ſont ſi viſiblement dûs à la décompoſition des Forces en général, & concluent ſi peu en faveur des Forces Vives, que la même choſe a lieu, toutes conditions égales, pour les ſimples tendances, & pour ce que vous appellez les Forces Mortes. Car un nœud tiré par trois puiſſances, ou par quatre, ou par cent puiſſances qui ſe tiennent réciproquement en équilibre, nous donne en vertu de leurs directions obliques, & de la décompoſition réciproque qui en réſulte, tout ce qu’on prétend nous faire voir en preuve pour les Forces Vives, dans les chocs de même obliquité, ſoit ſimultanés, ſoit ſucceſſifs ; comme je l’ai encore dit & redit dans cette Diſſertation que vous ne voulez jamais me faire l’honneur de conſulter, quoique vous ayez bien voulu me faire celui de la critiquer. Ainſi il n’y a rien de plus étonnant à voir produire dans ces circonſtances, en des maſſes differentes, quatre degrés de Force, par le choc d’un corps qui n’en a que deux ; qu’à voir une puiſſance en équilibre, ou une Force Morte de telle valeur qu’on voudra, en ſoutenir trois, quatre, cinq, & cent mille autres de même eſpece, & de même valeur qu’elle.

C’eſt là cependant, Madame, tout ce que vous avez trouvé de plus fort pour réduire au ſilence les ennemis des Forces Vives, & ſurtout M. Jurin, l’un des plus redoutables, qui s’étoit engagé, comme vous le rapportez, de ſe convertir aux Forces Vives, lui & les ſiens, ſi l’on pouvoit lui citer un ſeul cas où elles euſſent lieu, ſans que le temps y entrât pour quelque choſe. Le voilà ſommé de ſa parole.

Mais penſez-vous, Madame, qu’un homme auſſi habile, & auſſi clairvoyant que l’eſt M. Jurin, ne s’appercevra pas de tout ce que je viens d’obſerver ci-deſſus, & peut-être de bien d’autres incompetences. Croyez donc qu’il n’eſt pas prêt à ſe rendre, j’oſe vous en répondre. La difficulté du temps demeure dans ſon entier, elle entre & entrera éternellement dans tous les effets dont vous voudriez bien la chaſſer, cette difficulté, qui vous fait ajouter la parantheſe, ſi c’en eſt une ; oüi, Madame, c’en eſt une bien diſtinctement, & dont on ne ſe tirera jamais. Le temps n’eſt rien, dit-on, & la vîteſſe eſt tout ce dont on a ici beſoin. Souffrez que je vous diſe au contraire, que le temps eſt tout, & que la vîteſſe n’eſt rien, ou que ce n’eſt autre choſe qu’une dénomination abregée de l’eſpace parcouru diviſé par le temps employé à le parcourir.

Ce temps eſt en effet embarraſſant, & il eſt cauſe qu’on procede ici par une méthode bien oppoſée à celle que la bonne Philiſophie & la ſaine raiſon ont dictée dans tous les ſiécles ; qui eſt de ne point paſſer aux cas difficiles, & compliqués de circonſtances étrangeres, avant que d’avoir ſçu à quoi s’en tenir ſur les cas les plus ſimples.

Je vois, & je ne puis, Madame, vous le diſſimuler, c’eſt la méthode des exemples compoſés, que vous vous êtes perſuadée la réalité des Forces Vives. C’eſt du moins par celle-là que vous tâchez d’en convaincre vos Lecteurs, & de refuter ceux qui les rejettent. Pourquoi ne pas devoiler leur erreur par l’endroit qui peut les y avoir conduit ? Par cet effet ſi ſimple, ſi degagé de toute autre circonſtance, d’un corps qui monte ou qui deſcend, & dont le mouvement n’eſt retardé ou accéleré que par les impulſions de la Peſanteur ? Ce cas ſur lequel j’ai tant inſiſté, & auquel je prétends que tous les autres peuvent être ramenés ? Ce cas enfin dans lequel M. Leibnits, Auteur des Forces Vives, a vu les Forces Vives, & a voulu les faire voir aux autres ? Elles s’y montrent donc, elles y ſont donc, & y doivent être, ou bien elles ne ſont nulle part ?

J’aurois cru, Madame, que c’étoit à cette occaſion, que vous faiſiez une remarque qui précéde les deux exemples que je viens d’examiner ; les ennemis des Forces Vives, trouvent, p 434. dites-vous, le moyen d’éluder la plûpart des expériences qui les prouvent, parce qu’ils ne peuvent les nier ; ils rejettent, par exemple, toutes celles que l’on fait ſur les enfoncements des corps dans des matieres molles, & il eſt vrai qu’il ſe méle toujours inévitablement dans ces expériences, & dans les exemples que l’on tire des créatures animales, des circonſtances étrangeres qui éterniſent les diſputes.

J’ignore qui ſont ceux aujourd’hui qui rejettent les expériences ſur les enfoncemens des corps dans des matieres molles, & je ſcais ſeulement, qu’aprés avoir loué l’eſprit & l’induſtrie de ceux qui les ont faites, je les ai adoptées dans mon Memoire, en preuve de mon ſentiment. Mais ce que vous ajoûtez des circonſtances étrangeres qui s’y mélent inévitablemement, de méme que dans les exemples qu’on tire des créatures animales, & qui éterniſent les diſputes, eſt trés-judicieuſement remarqué. C’eſt cependant de cette maniere, Madame, qu’on diroit que vous voulez éterniſer celle-ci. Car les vertus élaſtiques ou les effets du reſſort, les compoſitions & les décompoſitions de Forces & de Mouvemens, ne compliquent pas moins la queſtion, & ne la chargent pas moins de circonſtances étrangeres, que les enfoncemens faits dans l’argile, ou dans la cire, & les exemples tirés des créatures animales. Je n’ai garde de croire que ce ſoit là votre intention ; & j’en reviens toûjours à penſer ſeulement que vous ne vous êtes pas aſſez fiée à vos propres lumieres dans cette Recherche. Tranſigez donc, je vous ſupplie, Madame, avec vous-même, ou avec moi ſi vous voulez m’honorer juſqu’a ce point, ſur l’exemple clair & univoque du Mouvement retardé par les ſeules impulſions de la Peſanteur ; convenons ou que les Forces Vives s’y trouvent, ou quelles ne s’y trouvent pas, ou, ce qui reviendroit aſſez au même, qu’on ne peut les y trouver ; & après cela nous paſſerons à tout ce qu’il vous plaira de plus compoſé. Car je ne cherche qu’a abréger, & à proceder par ordre.

Mais en attendant, Madame, pour qui croyez-vous que ſeroit la préſomption favorable dans cette diſpute ? Pour le parti qui entaſſe ſans fin ce qu’il y a de plus compliqué, ou pour celui qui ne cherche qu’à ramener la queſtion à ſes moindres termes, qui ſonde la nature dans ce qu’il y peut trouver de plus ſimple, & où elle doit ſe montrer le plus à découvert, & par ſes plus grands côtés ?

Je parle de préſomptions dans une Recherche qui eſt du reſſort des Mathématiques, & j’ai raiſon d’en parler ; parce qu’il n’y a plus, ſelon moi, que les préſomptions, les préjugés, & l’autorité mal évaluée de part ou d’autre, qui entretiennent ici la diſcorde entre les Géometres, au grand ſcandale de la Geometric. Tout eſt dit aujourd’hui ſur ce ſujet, ou le doit être, après tant d’habiles gens qui y ont mis la main ; & en effet vous ne voyez pas du nouveau en ce genre, du moins pour le fonds des preuves ; vous nous l’auriez donné dans votre Livre ; s’il y en avoit. Il a été un temps cependant où il regnoit de l’obſcurité dans cette diſpute, comme il arrive toûjours au commencement de toutes les diſputes : mais la lumiere s’eſt montrée aſſurément de part ou d’autre depuis pluſieurs années, ou elle ne ſe montrera jamais, vu la nature de la queſtion, & les connoiſſances dont elle dépend. Car ce qui s’y mêle de Phyſique, ou de Metaphyſique, s’évanouit par l’abſtraction Mathematique, & par l’idée préciſe & diſtincte des quantités purement calculables qu’on y conſidere, & que l’on n’y reçoit qu’entant que ſuſceptibles de plus & de moins. Ce ſont donc les preſomptions, le préjugé de l’autorité, & les engagemens antérieurs qui ſont aujourd’hui le plus grand obſtacle à la réunion des Eſprits ; & je ſuis fort trompé, ſi un bon Livre de Préjugés légitimes, comme celui qui parut dans le ſiécle dernier, ſur un Schiſme de toute autre conſéquence, ne ſeroit pas ce qu’il reſte de plus utile à faire ſur les Forces Vives.

Tout au moins faudroit-il qu’on ne ſe remplît pas tant du mérite & de la réputation de ce Sçavant, ou de cet autre, qui défend l’opinion Leibnitiene avec ardeur, ou qui s’obſtine à la rejetter. Car ſans toucher à des ſources d’illuſion plus délicates, je vois que l’autorité mal entenduë, & qui ſe gliſſe ici mal à propos, y jouë un furieux role. Où eſt-elle cependant cette autorité, & de quel côté ferons-nous pancher la balance ? M. Leibnits étoit un grand homme ; oüi, ſans doute. Mais M. Newton lui cede-t’il ? Et dans un Examen tout Mathematique ou Phyſico-mathematique, avoit-il une moins forte tête pour bien juger ? L’Allemagne eſt une Nation féconde en grands Sujets. Refuſerons-nous la même prérogative à l’Angleterre ? Quant au reſte de Europe, je crois que ce ne ſera pas faire tort aux Forces Vives, de dire que les ſentimens y ſont partagés à cet égard. Mais leur adjugerons-nous ſans reſtriction toute l’Allemagne ? Je ſuis pourtant bien informé, que cette ſçavante Nation nourrit actuellement dans ſon ſein plus d’un Géometre habile, & reconnu pour tel, qui a totalement abandonné les Forces Vives, apres y avoir été attaché ſur la foi de ſes premiers Maîtres, & qui oſe maintenant les combattre de front. Je n’en citerai pour preuve parmi bien d’autres, que l’excellente Diſſertation de M. Hauſen, Profeſſeur de Mathematiques & de Philoſophie à Lipſik, de Viribus Motricibus, &c. en forme de Theſes ſoutenuës publiquement, & imprimées dans cette Ville depuis quelques années.

Au préjugé de l’autorité pour les Forces Vives, j’en ai vu quelquefois ſuccéder un autre, qui n’eſt pas mieux fondé, & qui eſt auſſi commode. On ſe perſuade, ou l’on veut ſe perſuader, qu’une queſtion qui a pu faire naître un tel partage parmi les plus habiles Géometres de l’Europe, ne peut être qu’une pure queſtion de nom ; comme ſi dans une diſpute qui eſt devenue preſque nationale, & qui intereſſe deux auſſi grands Partis, les vérités les plus évidentes ne pouvoient pas étre long-tems obſcurcies par de mauvaiſes raiſons ſoutennüs des noms fameux d’un Parti. Vous êtes trop éclairée, Madame, pour convenir jamais que de donner 100 degrés de Force à un mobile qui doit produire un certain effet déterminé, ou de ne lui aſſigner que 10 degrés de Force pour la production pleine & entiere de ce méme effet, ne ſoit qu’une feule & méme choſe. Mais ſi ceux qui ſe retirent dans cet aſyle ont été eux-mêmes auparavant du nombre des Défenſeurs des Forces Vives, comme je l’ai vu arriver plus d’une fois, je les prierois de me dire pourquoi ils ont marqué tant de zele, & fait tant de bruit pour une queſtion de nom ; pour une nouvelle maniere d’exprimer ce qu’on ſçavoit déja ? Pourquoi nous donner une ſimple explication ſur les Forces Motrices des corps pour la plus grande découverte qui ait jamais été faite ſur le Mouvement ? Pourquoi traiter, comme a fait M. Leibnits, l’opinion ou l’expreſſion recue juſqu’alors, d’erreur indigne. Brevis demonſtratio erroris memorabilis Carteſii, & aliorum[2] &c. Car voilà de quel ton les Forces Vives furent annoncées au monde. Seroit-ce donc une choſe ſi memorable que de voir quelques Sçavans ne pas entendre eux-mêmes ce qu’ils nous diſent, & refuſer d’admettre ſous un nom ce qu’ils voudront bien accorder ſous un autre ?

S’il y a eu ici du mal entendu, c’eſt véritablement lorſque les Partiſans des Forces Vives ſe ſont perſuadé que leurs expériences étoient en oppoſition avec la théorie de leurs Adverſaires ; lorſqu’ils ont cru que des enfoncemens ou des emplacemens de matiere faits dans l’argille, par la chûte des corps, ou une ſuite de reſſorts bandés, leur fourniſſoient quelque choſe de plus que l’exemple allegué par M. Leibnits, d’un corps qui monte perpendiculairement a l’horiſon, & dont le Mouvement eſt retardé, & enfin éteint par les impulſions redoublées de la Peſanteur ; & lorſque leurs Adverſaires, au lieu de vérifier ces expériences, au lieu de mettre eux-mêmes la main à l’œuvre, d’y réflechir du moins, pour voir ce qu’il en devoit réſulter en les ſuppoſant exactes, & de s’appercevoir que ce n’étoit jamais que le méme effet déguiſé, & plus compliqué ſeulement, n’ont cherché qu’a les invalider par la difficulté de l’execution, & autres pareilles défaites. Mais ce mal entendu ne ſubſiſte plus, je crois du moins qu’on ne m’accuſera pas d’avoir travaillé à l’entretenir. La matiere eſt ſuffiſamment éclaircie, & il y a certainement ici quelqu’un qui a tort, qui s’abuſe par les préjugés de l’autorité, ou de l’amour propre, & dont les raiſonnemens applaudis aujourd’hui par un nombre de Sçavans, fourniront à la race future un exemple de plus de la foibleſſe de l’eſprit humain.

Je me flate, Madame, que vous regarderez toutes ces réflexions comme une preuve du cas que je fais de vos lumieres, & de ce bon eſprit qui ne ſçauroit vous permettre de reſiſter au vrai, quand il ſe préſentera à vous ſans nuage.


Je ſuis avec un profond repect, &c.


À Paris, ce 18.
Fevrier 1741.




MEssieurs de Reaumur & Caſſini ayant été nommés pour examiner une Lettre de M. de Mairan, ſur les Forces Vives, en réponſe aux Objections qui lui ont été faites à ce ſujet, dans un Livre qui a pour titre, Inſtitutions de Phyſique, & en ayant fait leur rapport, la Compagnie a jugé que cette Lettre étoit digne de l’impreſſion.

En foi de quoi j’ai ſigné le préſent Certificat, au lieu du Secretaire.


À Paris, ce 4. Mars 1741.


Signé, Nicole, Directeur

de l’Academie Royale des

Sciences.
  1. M. de Mairan en envoïant cette Lettre à Madame la Marquiſe du Chaſtellet, y joignit un exemplaire d’un Mémoire ſur les Forces Vives, qu’il avoit donné à l’Académie en 1728, & qui eſt le ſujet de la préſente diſpute.
  2. Titre de l’Ouvrage de M. Leibnits : Act. Erud. Lipſ. 1686. p. 161.