Lettre de Ninon de Lenclos à Charles de Saint-Évremond (« Quelle perte pour vous… »)

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CXIV. Lettre de Ninon de Lenclos à Saint-Évremond, 1699.


LA MÊME À SAINT-ÉVREMOND.
(1699.)

Quelle perte pour vous, monsieur ! Si on n’avoit pas à se perdre soi-même, on ne se consoleroit jamais. Je vous plains sensiblement : vous venez de perdre un commerce aimable, qui vous a soutenu dans un pays étranger. Que peut-on faire pour remplacer un tel malheur ? Ceux qui vivent longtemps sont sujets à voir mourir leurs amis. Après cela votre esprit, votre philosophie, vous serviront à vous soutenir. J’ai senti cette mort, comme si j’avois eu l’honneur de connoître Mme Mazarin. Elle a songé à moi dans mes maux : j’ai été touchée de cette bonté ; et ce qu’elle étoit pour vous, m’avoit attachée à elle. Il n’y a plus de remède, et il n’y en a nul à ce qui arrive à nos pauvres corps. Conservez le vôtre. Vos amis aiment à vous voir si sain et si sage : car je tiens pour sages ceux qui savent se rendre heureux. Je vous rends mille grâces du thé que vous m’avez envoyé. La gaieté de votre lettre m’a autant plu que votre présent. Vous allez ravoir Mme Sandwich, que nous voyons partir avec beaucoup de regret. Je voudrois que la situation de sa vie vous pût servir de quelque consolation. J’ignore les manières angloises : cette dame a été très-françoise ici. Adieu mille fois, Monsieur. Si l’on pouvoit penser comme Mme de Chevreuse, qui croyoit en mourant qu’elle alloit causer avec tous ses amis, en l’autre monde, il seroit doux de le penser.