Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« À Bourbon, où sont les bains chauds… »)

La bibliothèque libre.


LVIII. Lettre à la duchesse Mazarin. — Billet à la même, 1694.


À LA MÊME.

À Bourbon, où sont les bains chauds,
De la qualité de ces eaux,
Que vous vous disposez à prendre1,
Voici ce que me fit entendre
De Lorme2, qui de ses vieux jours
À cent ans a fini le cours.

« De fruits, il faut faire abstinence,
Observer l’expresse défense
De complaire à ses appétits :
Les bons repas sont interdits ;
On y doit suspendre l’envie
Du plus doux plaisir de la vie. »

Là, madame de Montbazon,
Paroissoit à nos yeux charmante.
Quelle différente saison,
De celle où sa mort surprenante
Fit le célèbre Talapoin,
Que les rois vont voir de si loin3 !
Ne vous déplaise, la Loubere4,
Tous vos Talapoins siamois,
Sans en excepter ceux des bois,
N’ont point de règle si sévère.

Là, se vit d’honnête amitié
Le grand et le parfait mérite5,
Dont la fin digne de pitié,
Fit une sainte Carmélite.

Passons à Marion6, chef-d’œuvre de beauté,
Le plus grand, après vous, qui jamais ait été.
Je prenois mes eaux avec elle ;
Et souvent je passois le soir
À l’ouïr chanter, à la voir.
Enfin, je la trouvois si belle,
Que sans égard au médecin,
Il m’en souvenoit au matin.
D’une si dangereuse idée,
L’âme, aux eaux, doit être gardée.

Il nous vint un aventurier7,
Dont l’habit éclatant au soleil faisoit honte.
En grâce il étoit singulier ;
En tours d’amour que l’on raconte,
Passant tous ceux de son métier :
Heureux, s’il peut finir, en comte,
Comme il vivoit en chevalier !

Si vous vous trouvez en assez bon état, ne prenez ni le bain, ni les eaux : les meilleures eaux font souvent du mal à ceux qui se portent bien, rarement du bien à ceux qui se portent mal. Si vous êtes obligée de les prendre, buvez-les régulièrement.

Prenez-les, ne les prenez pas,
Ce sera ouvré par compas8.

Le régime que je vous ordonne est que vous jouiez un si petit jeu, qu’il ne vous attache, ni ne vous incommode. L’application et la perte ne conviennent pas à ceux qui prennent les eaux. Faites boire les eaux fortes à M. Milon ; il est assez affectionné, pour vous sauver le préjudice qu’elles vous apporteroient. Dieu vous conserve avant toutes choses ! Faites chanter M. Déri, et prêcher M. Milon. Revenez le plus tôt qu’il vous sera possible : voilà mon souhait9.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. La duchesse se disposoit, en juillet 1794, à repasser en France, pour prendre les eaux de Bourbon-l’Archambaud, alors fort en vogue.

2. De Lorme étoit médecin des eaux de Bourbon. Il jouit d’une certaine célébrité, et Bayle lui a consacré un article, dans son Dictionnaire.

3. L’abbé de Rancé, dont on a déjà parlé. Le Roi Jacques alloit, de temps en temps, à la Trappe, se mettre en retraite auprès de lui.

4. M. de la Loubere a fait une Relation du royaume de Siam, où il parle de différents ordres deTalapoins, qui sont les religieux de ce pays-là. (Des Maizeaux.)

5. Mlle d’Épernon et le chevalier de Fiesque.

6. Marion de Lorme.

7. Le célèbre chevalier, ensuite comte de Grammont, dont Hamilton a écrit les Memoires.

8. Voy. Rabelais, Pantagruel, liv. III, chap. xxi.

9. La duchesse ne fit point le voyage de Bourbon. Elle ne put obtenir la sûreté pour sa personne, qu’elle avoit demandée à la cour de Versailles, contre les entreprises du duc de Mazarin.

BILLET À LA MÊME.
(1694.)

Je vous supplie, Madame, de témoigner à Mme de Bouillon, qu’on ne peut pas être plus sensible que je suis à l’honneur qu’elle me fait de se souvenir de moi. Je ne plains pas beaucoup La Fontaine de l’état où il est1, craignant qu’on ait à me plaindre de celui où je suis. À son âge et au mien, on ne doit pas s’étonner qu’on perde la raison, mais qu’on la conserve. Sa conservation n’est pas un grand avantage : c’est un obstacle au repos des vieilles gens, une opposition au plaisir des jeunes personnes. La Fontaine ne se trouve point dans l’embarras qu’elle sait donner, et peut-être en est-il plus heureux. Le mal n’est pas d’être fou, c’est d’avoir si peu de temps à l’être2.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy., sur le déclin du talent du fabuliste, la Vie de la Fontaine, par M. Walckenaer, p. 574 et suiv., de l’édit. de 1824 ; on y dissimule le déclin de la raison. Voy. inf., p. 352.

2. La Fontaine ne vécut pas longtemps dans cet état. Il est mort le 13 mars 1695.