Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« J’ai reçu la lettre… »)

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XLVI. Lettre à la duchesse Mazarin, 1688.


À LA MÊME.
(1688.)

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, où j’ai trouvé fort peu de douceur, pour me servir de termes plus doux que les vôtres. Je ne m’étonne point, Madame, qu’un vieux visage tout défiguré m’attire du mépris, et vous inspire du chagrin, quand il se présente : mais qu’une affection à votre service, aussi pure que la mienne, me fasse recevoir un traitement semblable, quand vous ne me voyez pas ; c’est ce que je ne comprends point.

Je ne disputerai point de capacité avec M. de Bonrepaux : qu’il ne dispute pas aussi de zèle et de soin avec moi, sur ce qui vous regarde. Vous me reprochez comme un crime ma dissipation ; j’ai vu deux ou trois fois Mme de la Perrine, encore étoit-ce ailleurs que chez elle : mais elle chante bien. Je vois Baillon ; il joue bien du clavecin : je vois bien des réfugiés qui savent beaucoup ; je joue avec mylord Cassel aux échecs ; je le gagne. À mon âge on ne peut être nulle part si désavantageusement que chez soi-même. Il faut nous faire des amusements, qui nous dérobent, pour ainsi dire, à nos tristes imaginations.

Au reste, Madame, ma discrétion est toujours la même, avec un attachement inviolable au gouvernement présent des pays où je vis. Je suis si peu de chose, qu’il n’importe à personne de savoir mes sentiments. Vous m’obligez à parler de moi : je ne saurois parler de vous que je ne vous loue, et dans l’humeur où vous êtes contre moi, vous seriez peut-être offensée de mes louanges. Le sérieux dure trop, l’enjouement vous déplairoit.

Je dînai hier à Parson-Green avec M. Villiers. Sa maison se pourroit dire une maison enchantée, n’étoit qu’on y boit et qu’on y mange fort bien, mylord Montaigu a besoin d’embellir encore ses logements de White-Hall, s’il veut pousser à bout la résolution qu’il a faite, de faire crever M. Villiers. Je connoissois autrefois une autre manière de crever, qui venoit réglément au mois de septembre. Les figues, les melons, les pêches, les muscats, les cailles, les perdreaux devenoient les maîtres du goût ; et le goût, de la sobriété ; en sorte que le mois de septembre arrivant, on disoit : voici le temps où il faut crever. Prenez garde de vous crever d’eaux, Madame : de toutes les manières de crever, c’est la plus mauvaise. Votre maison de Saint-James, vulgairement nommée par vos courtisans, le petit Palais, sera une merveille : il n’y a rien de si propre. Vous aurez bientôt Mme Fitzharding et Mlle de Beverweert : quand Mme la duchesse Mazarin et ses deux amies seront ensemble, je défie les trois royaumes de trouver rien de pareil. S’il vient un petit tailleur1, et que l’argent ne manque pas, le plaisir des anges de Mme de Choisi n’étoit rien au prix du vôtre.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Un tailleur de bassette.