Lettre des 19, 20 et 21 mai 1676 (Sévigné)

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1676
539 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy[1], mardi 19e mai.

Je commence aujourd’hui à vous écrire ; ma lettre partira quand elle pourra ; je veux causer avec vous. J’arrivai ici hier au soir. Mme de Brissac avec le chanoine[2], Mme de Saint-Hérem et deux ou trois autres me vinrent recevoir au bord de la jolie rivière d’Allier : je crois que si on y regardoit bien, on y trouveroit encore des bergers de l’Astrée[3]. M. de Saint-Hérem, M. de la Fayette, l’abbé Dorat[4], Plancy[5] et d’autres encore, suivoient dans un second carrosse, ou à cheval. Je fus reçue avec une grande joie. Mme de Brissac me mena souper chez elle ; je crois avoir déjà vu que le chanoine en a jusque-là de la duchesse : vous voyez bien où je mets la main. Je me suis reposée aujourd’hui, et demain je commencerai à boire. M. de Saint-Hérem m’est venu prendre ce matin 1676pour la messe, et pour dîner chez lui. Mme de Brissac y est venue, on a joué : pour moi, je ne saurois me fatiguer à battre des cartes. Nous nous sommes promenés ce soir dans les plus beaux endroits du monde ; et à sept heures, la poule mouillée vient manger son poulet, et causer un peu avec sa chère enfant : on vous en aime mieux quand on en voit d’autres. J’ai bien pensé à cette dévotion que l’on avoit ébauchée avec M. de la Vergne[6] ; j’ai cru voir tantôt des restes de cette fabuleuse conversion ; ce que vous m’en dîtes l’autre jour est à imprimer. Je suis fort aise de n’avoir point ici mon bien Bon ; il eût fait ici un mauvais personnage : quand on ne boit point, on s’ennuie ; c’est une billebaude[7] qui n’est point agréable, et moins pour lui que pour un autre.

On a mandé ici que Bouchain étoit pris aussi heureusement que Condé[8] ; et qu’encore que le prince d’Orange eût fait mine d’en vouloir découdre, on est fort persuadé qu’il n’en fera rien[9] : cela donne quelque repos. Notre 1676campagne commence si heureusement que je ne crois pas que nous ayons besoin de la bénédiction, c’est-à-dire de la diversion de notre saint-père le Turc[10].

La bonne Saint-Géran m’a envoyé un compliment de la Palisse. J’ai prié qu’on ne me parlât plus du peu de chemin qu’il y a d’ici à Lyon : cela me fait de la peine ; et comme je ne veux point mettre ma vertu à l’épreuve la plus dangereuse où elle puisse être, je ne veux point recevoir cette pensée, quoi que mon cœur, malgré cette résolution, me fasse sentir. J’attends ici de vos lettres avec bien de l’impatience ; et pour vous écrire, ma chère enfant, c’est mon unique plaisir, étant loin de vous[11] ; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me défendoient de vous écrire, je leur défendrois de manger et de respirer, pour voir comme ils se trouveroient de ce régime. Mandez-moi des nouvelles de ma petite, et si elle s’accoutume à son couvent ; mandez-moi bien des vôtres et de celles de M. de la Garde, et s’il ne viendra point cet hiver à Paris. Je ne puis vous dissimuler que je serois sensiblement affligée, si, par ces malheurs et ces impossibilités qui peuvent arriver, j’étois privée de vous voir. Le mot de peste, que vous nommez dans votre lettre, me fait frémir : je la craindrois fort en Provence. Je prie Dieu, ma chère enfant, qu’il détourne ce fléau d’un lieu où il vous a mise. Quelle douleur, que nous passions 1676notre vie si loin l’une de l’autre, quand notre amitié nous approche[12] si tendrement !

Mercredi 20e mai.

J’ai donc pris des eaux ce matin, ma très-chère ; ah, qu’elles sont méchantes ! J’ai été prendre le chanoine, qui ne loge point avec Mme de Brissac. On va à six heures à la fontaine : tout le monde s’y trouve, on boit, et l’on fait une fort vilaine mine ; car imaginez-vous qu’elles sont bouillantes, et d’un goût de salpêtre fort désagréable. On tourne, on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend les eaux, on parle confidemment de la manière qu’on les rend : il n’est question que de cela jusqu’à midi. Enfin, on dîne ; après dîner, on va chez quelqu’un : c’étoit aujourd’hui chez moi. Mme de Brissac a joué à l’hombre avec Saint-Hérem et Plancy ; le chanoine et moi nous lisons l’Arioste ; elle a l’italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C’est ici où les bohémiennes poussent[13] leurs agréments ; elles font des dégognades, où les curés trouvent un peu à redire[14] ; mais enfin, à 1676cinq heures, on se va promener dans des pays délicieux ; à sept heures, on soupe légèrement, on se couche à dix. Vous en savez présentement autant que moi. Je me suis assez bien trouvée de mes eaux ; j’en ai bu douze verres : elles m’ont un peu purgée, c’est tout ce qu’on desire. Je prendrai la douche dans quelques jours. Je vous écrirai tous les soirs ; ce m’est une consolation, et ma lettre partira quand il plaira à un petit messager qui apporte les lettres, et qui veut partir un quart d’heure après : la mienne sera toujours prête. L’abbé Bayard[15] vient d’arriver de sa jolie maison, pour me voir : c’est le druide Adamas[16] de cette contrée.

Jeudi 21e mai.

Notre petit messager crotté vient d’arriver ; il ne m’a point apporté de vos lettres ; j’en ai eu de M. de Coulanges, du bon d’Hacqueville, et de la princesse[17], qui est à Bourbon. On lui a permis de faire sa cour[18] seulement un petit quart d’heure : elle avancera bien là ses affaires ; elle m’y souhaite, et moi je me trouve bien ici. Mes eaux m’ont fait encore aujourd’hui beaucoup de bien ; il n’y a 1676que la douche que je crains. Mme de Brissac avoit aujourd’hui la colique ; elle étoit au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde : je voudrois que vous eussiez vu ce qu’elle faisoit de ses douleurs et l’usage qu’elle faisoit de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînoient sur sa couverture, et les situations, et la compassion qu’elle vouloit qu’on eût : chamarrée de tendresse et d’admiration, j’admirai cette pièce et je la trouvai si belle, que mon attention a dù paroître un saisissement dont je crois qu’on me saura bon gré ; et songez que c’étoit pour l’abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu[19] et Plancy, que la scène étoit ouverte. En vérité, vous êtes une vraie pitaude[20] : quand je songe avec quelle simplicité vous êtes malade, le repos que vous donnez à votre joli visage, et enfin quelle différence, cela me paroît plaisant. Au reste, je mange mon potage de la main gauche, c’est une nouveauté. On me mande toutes les prospérités de Bouchain, et que le Roi revient incessamment : il ne sera pas seul par les chemins. Vous me parliez l’autre jour de M. Courtin[21] : il est parti pour l’Angleterre. Il me paroît qu’il 1676n’est demeuré d’autre emploi à son camarade[22] que d’adorer la belle que vous savez, sans envieux et sans rivaux. Je vous embrasse assurément de tout mon cœur 1676et souhaite fort de vos nouvelles. Bonsoir, Comte, ne me l’amènerez-vous point cet hiver ? voulez-vous que je meure sans la voir ?



  1. Lettre 539 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — On montre à Vichy, comme ayant servi d’habitation à Mme de Sévigné, un pavillon situé à l’une des extrémités du vieux Vichy, non loin de la source des Célestins. On voit des fenêtres le cours de l’Allier et plus loin de petites montagnes.
  2. Mme de Longueval, chanoinesse.
  3. Du fameux roman pastoral d’Honoré d’Urfé, qui commença à paraître en 1610, et dont les personnages sont, comme l’on sait, les bergers du Lignon.
  4. Serait-ce Jean-Jacques Dorat, docteur de Sorbonne, abbé de Saint-Germain et curé de Massy, qui mourut en 1677 ?
  5. Henri de Guénégaud, marquis de Plancy, troisième fils de Mme du Plessis Guénégaud, alors le seul survivant avec Emmanuel de Guénégaud, chevalier de Malte, qui devint maréchal de camp, fut dangereusement blessé à Hochstedt et mourut en 1706. Quant à Henri, né en 1647, il mourut en 1722, « après avoir servi, et fort ennuyé le monde, » dit Saint-Simon (tome XIX, p. 324). Il épousa en 1707 Anne-Marie-Françoise, comtesse de Mérode, morte en 1723 dans sa quarante-troisième année.
  6. Voyez la fin de la lettre du 6 mai précédent, p. 439.
  7. C’est-à-dire une confusion, un désordre. Notre manuscrit donne habitude, au lieu de billebaude. Le copiste a sans doute mal lu ce mot, qu’il ne connaissait peut-être pas.
  8. Bouchain, investi le 2 mai, avait capitulé le 11, après cinq jours de tranchée. — « Le gouverneur (de Bouchain) pressé de tous côtés, n’espérant plus de secours du prince d’Orange, craignant les suites d’un assaut, connoissant la vigueur des troupes, et n’attendant aucune défense d’une garnison effrayée et affoiblie, demanda à capituler. Son Altesse Royale (Monsieur, frère du Roi) envoya le comte de Clermont-Tonnerre donner cette nouvelle au Roi, et le lendemain 12, le gouverneur avec la garnison furent conduits à Saint-Omer avec armes, bagage, et une pièce de canon que Monsieur lui accorda pour le disculper. » (Gazette, numéro extraordinaire du 21 mai.)
  9. « Le prince d’Orange marcha à la délivrance de cette place avec quarante mille hommes, et l’on s’attendait à une bataille où l’avantage paraissait assuré aux Français ; mais Louis, qui craignait d’exposer sa gloire à un revers, se contenta de prendre la ville et s’en retourna à Versailles, laissant le commandement à Schomberg. » (Histoire
    des Français, de M. Lavallée, tome III, p. 273.) — Sur le camp d’Heurtebise, où la bataille fut en effet sur le point de s’engager, et sur le conseil de guerre que « M. de Louvois fit tenir au Roi, le cul sur la selle, » voyez l’Histoire de M. Rousset. tome II, p. 220 et suivantes, et Saint-Simon, tome IV, p. 43 et suivante.
  10. Voyez la note 9 de la lettre du 29 avril précédent, p. 425. — Cette phrase est tirée du manuscrit. Perrin l’avait omise dans ses deux éditions.
  11. « Quand je suis loin de vous. » (Édition de 1754.)
  12. Au lieu de nous approche, il y a nous en approche dans l’édition de 1754.
  13. Le manuscrit donne puisent, au lieu de poussent.
  14. Voici un passage de Fléchier très-curieux à rapprocher de la lettre de Mme de Sévigné : « On ne laissa pas de danser encore quelques bourrées et quelques goignades. Ce sont deux danses qui sont d’une même cadence, et qui ne sont différentes qu’en figures. La bourrée d’Auvergne est une danse gaie, figurée, agréable, où les départs, les rencontres et les mouvements font un très-bel effet et divertissent fort les spectateurs. Mais la goignade, sur le fond de gaieté de la bourrée, ajoute une broderie d’impudence, et l’on peut dire que c’est la danse du monde la plus dissolue. Elle se soutient par des pas qui paroissent fort déréglés et qui ne laissent pas d’être mesurés
    et justes, et par des figures qui sont très-hardies et qui font une agitation universelle de tout le corps. Vous voyez partir la dame et le cavalier avec un mouvement de tête qui accompagne celui des pieds et qui est suivi de celui des épaules et de toutes les autres parties du corps.… Je ne doute point que ce ne soit une imitation des Bacchantes dont on parle tant dans les livres des anciens. M. l’évêque d’Aleth excommunie dans son diocèse ceux qui dansent de cette façon. L’usage en est pourtant si commun en Auvergne, etc. » (Mémoires de Fléchier sur les Grands-Jours d’Auvergne en 1665. Paris, Hachette, 1862, p. 257 et 258, in-12.) — Voyez la lettre du 26 mai suivant, p. 465.
  15. Voyez tome III, p. 194, note 1.
  16. Personnage de l’Astrée. Voyez tome III, p. 142, note 7.
  17. De Tarente.
  18. À Mme de Montespan.
  19. Gaspard Jeannin de Castille, marquis de Montjeu (voyez tome III, p. 151, note i), conseiller au parlement de Metz. Il épousa en 1678 Louise-Diane Dauvet, fille du comte des Marets, le grand fauconnier ; de ce mariage naquit une fille unique qui épousa en 1705 le prince d’Harcourt (duc de Guise. en 1718) et fut mère. des duchesses de Bouillon et de Richelieu. Jeannin de Castille mourut le 3 mars iH88, et sa femme en 1717.
  20. « Pitaud, pitaude, terme injurieux, qu’on dit aux gens rustres, grossiers et incivils, qui ont des manières de paysans. Autrefois il se disoit des soldats, qui étoient en effet des paysans qu’on levoit pour mener à la guerre, et qu’on appeloit aussi pitaux. » (Dictionnaire de Furetière.)
  21. Antoine de Courtin, conseiller au parlement de Normandie et conseiller d’État, né à Riom en 1622, était fils d’Antoine Courtin, greffier en chef au bureau des finances de la généralité d’Auvergne, et plus tard conseiller d’État. Il passa en Suède en 1645, avec l’ambassadeur Chanu. Dans l’été de 1646, il accompagna la duchesse de
    Longueville à Munster ; puis il retourna en Suède et s’attacha à la reine Christine, qui le fit noble suédois. Après l’abdication de Christine, il fut ambassadeur du roi Charles-Gustave, son successeur. Enfin Louis XIV le nomma son résident général vers les princes et États du Nord. Ami de Louvois, il fut envoyé au congrès de Cologne avec Barrillon et le duc de Chaulnes, et en ce moment (1676) il allait en Angleterre pour gagner le Parlement (voyez l’Histoire de M. Rousset, tome II, p. 278 et suivantes). Il avait épousé Marie-Salomé de Bauvers, dont il n’eut point d’enfants, et mourut en 1703. On a de lui des traités de la Civilité, du Point d’honneur, de la Paresse, de la Jalousie, et une traduction du traité de la Guerre et de la Paix de Grotius. « C’étoit, dit Saint-Simon, un très-petit homme, qui paroissoit avoir eu le visage agréable et qui avoit été fort galant. Il avoit beaucoup d’esprit, de grâces et de tour, mais rien de guindé, extrêmement l’air et les manières du grand monde, avec lequel il avoit passé sa vie dans les meilleures compagnies, sans aucune fatuité ni sortir jamais de son état. Poli, sage, ouvert quoique en effet réservé, modeste et respectueux, surtout les mains fort nettes et fort homme d’honneur. Il brilla de bonne heure au conseil et devint intendant de Picardie. M. de Chaulnes, qui y avoit toutes ses terres, et qui étoit fort de ses amis, les lui recommanda beaucoup ; et Courtin se fit un grand plaisir de les soulager. L’année suivante, faisant sa tournée, il vit que, pour faire plaisir au duc de Chaulnes, il avoit surchargé d’autres paroisses. La peine qu’il en eut lui fit examiner le tort qu’il leur avoit fait, et il trouva qu’il alloit à quarante mille livres. Il n’en fit point à deux fois, il les paya et les répartit de son argent, puis demanda à être rappelé. Il signa les traités de Heilbronn, de Breda, et plusieurs autres, et fut longtemps et utilement ambassadeur en Angleterre, où, par Mme de Portsmouth, il faisoit faire au roi Charles II tout ce qu’il vouloit…. Courtin avoit gagné à ses ambassades la liberté de paroître devant le Roi, et partout, sans manteau, avec une canne et son rabat…. Jamais il ne paroissoit au souper du Roi, une ou deux fois la semaine, que le Roi ne l’attaquât aussitôt de conversation qui d’ordinaire duroit le reste du souper. » Voyez Saint-Simon, tomes I, p. 392 et suivante ; II, p. 298 IV, p. 217 et suivantes.
  22. S’agit-il de Colbert, marquis de Croissy, ou de Barrillon, qui avait été à Cologne avec Courtin et le duc de Chaulnes ?