Lettre des deux secrétaires/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 137-139).
LETTRE

DU SECRÉTAIRE DE M. DE VOLTAIRE

AU SECRÉTAIRE DE M. LEFRANC DE POMPIGNAN[1].

(1763)



Monsieur,

Vous avez écrit trois lettres à M. de Voltaire, signées Ladouz[2], à l’hôtel des Asturies, rue du Sépulcre. Vous lui dites dans ces trois lettres que vous avez été le secrétaire du célèbre M. Lefranc de Pompignan ; que vous n’avez plus le bonheur d’être chez lui, et qu’il vous a renvoyé parce qu’il vous soupçonnait d’avoir fourni à M. de Voltaire des mémoires contre lui.

Vous demandiez à M. de Voltaire une attestation qui détruisît cette calomnie. Il vous répondit qu’il ne vous connaissait pas, que vous ne le connaissiez pas, et qu’on ne lui avait jamais envoyé d’autres mémoires contre M. Lefranc de Pompignan que ses propres ouvrages. Il me charge, étant vieux, malade, et presque aveugle, de vous répéter la même chose de sa part.

Voici tout ce qu’il connaît de M. Lefranc de Pompignan :

1° D’assez mauvais vers ;

2° Son Discours à l’Académie[3] dans lequel il insulte tous les gens de lettres ;

3° Un Mémoire au roi[4], dans lequel il dit à Sa Majesté qu’il a une belle bibliothèque à Pompignan-lez-Montauban ;

4° La description d’une belle fête[5] qu’il donna dans Pompignan, de la procession dans laquelle il marchait derrière un jeune jésuite, accompagné des bourdons du pays, et d’un grand repas de vingt-six couverts, dont il a été parlé dans toute la province ;

5° Un beau sermon de sa composition[6], dans lequel il dit qu’il est avec les étoiles dans le firmament, tandis que les prédicateurs de Paris et tous les gens de lettres sont à ses pieds dans la fange[7].

Mon maître a appris aussi que M. Lefranc de Pompignan (quoi qu’il soit noyé) se comparait à Moïse[8], et que monsieur son frère l’évêque était Aaron ; il leur en fait ses compliments.

Il a entendu parler aussi d’une pastorale de monsieur l’évêque, adressée aux habitants du Puy en Velay, par Monseigneur : Cortiat, secrétaire[9]. On lui a mandé que dans cette pastorale il est question d’Aristophane, de Diagoras, du Dictionnaire encyclopédique, de Fontenelle, de Lamotte, de Perrault, de Terrasson, de Boindin, du chancelier Bacon, de Descartes, de Malebranche, de Locke, de Newton, de Leibnitz, de Montesquieu, etc.

Nous félicitons messieurs du Puy en Velay d’avoir lu les ouvrages de tous ces messieurs : tel pasteur, telles brebis. Mais mon maître n’entre dans aucune de ces querelles scientifiques ; il cultive la terre avec bien de la peine, et laisse les grands hommes éclairer leur siècle.

Vous lui mandez que monsieur l’évêque d’Alais veut vous prendre pour secrétaire, en cas que vous ayez une attestation en bonne forme que vous n’avez point trahi les secrets de M. Lefranc de Pompignan : il vous envoie cette attestation, et il se flatte que quand vous serez à monsieur d’Alais vous ne ressemblerez pas à M. Cortiat, secrétaire.

P. S. Je vous demande pardon, monsieur ; j’oubliais, dans les ouvrages de M. Lefranc de Pompignan, la Prière du déiste, qu’il a traduite de l’anglais[10].


FIN DE LA LETTRE.
  1. Cette Lettre est de la fin de 1763 ou des premiers jours de 1764. Voltaire en parle dans sa lettre à d’Alembert, du 8 janvier 1764. Le secrétaire de Voltaire était, depuis 1754, J. -L. Wagnière, mort vers 1807, et qui, dans ses Mémoires, etc., publiés en 1826, se donne (tome I, pages 216-217) pour l’auteur de la Lettre au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan. C’est la conséquence de ce qu’il avait dit dans son Certificat, qui fait partie de l’Appel au public, qu’on trouvera ci-après. La Lettre du secrétaire de M. de Voltaire au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan fait partie du volume intitulé Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, avec des notes historiques et critiques (par Robinet), 1766, in-8o, page 127, avec deux passages de plus que je donne en variantes. (B.)
  2. Je ne sais si ce Ladouz ou Ladouze, comme Wagnière l’appelle dans le Certificat mentionné ci-dessus, est la même personne que Voltaire recommande au duc de Richelieu, dans sa lettre du 24 janvier 1764. (B.)
  3. Voyez tome XXIV, page 111.
  4. Beuchot en a parlé dans une note, tome XXIV, page 131 ; mais ce n’est pas dans ce Mémoire, c’est dans la Lettre qui est à la suite du Discours de Reyrac (voyez tome XXIV, page 459), qu’il est question de la bibliothèque de Pompignan.
  5. Voyez tome XXIV, page 457.
  6. C’est le Discours de Reyrac ; voyez tome XXIV, page 457.
  7. Dans les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, il y a de plus l’alinéa que voici :

    « 6° Une jolie femme très-riche, très-dévote, très-aimable, qui pleure le soir et le matin d’avoir perdu ses chers amis, ses chers affidés ignaciens ; qui a donné un fils au seigneur de Pompignan, son digne époux, et qui se repent d’avoir cru épouser un Apollon, etc., etc. »

    Mme de Pompignan était née Caulaincourt ; voyez tome XXIV, page 459.

  8. C’est Dupré de Saint-Maur qui, répondant au discours de réception de Lefranc, parlait ainsi des deux frères Pompignan : « Tout nous retrace en vous l’image de ces deux frères qui furent consacrés, l’un comme juge, l’autre comme pontife, pour opérer des miracles dans Israël. »
  9. Voyez la note 2 de la page 5.
  10. Dans l’impression qui fait partie des Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, le P.-S. se terminait ainsi :

    « … qu’il a traduite très-éloquemment de l’anglais en beau français de Cahors, et dans un beau style à la moderne. » (B.)