Lettre du 11 mars 1676 (Sévigné)

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1676
513. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 11e mars.

Je fais des lavages à mes mains, de l’ordonnance du vieux de l’Orme[1], qui au moins me donnent de l’espérance : c’est tout, et je ne plains Lauzun que de n’avoir plus le plaisir de creuser sa pierre. Enfin, ma très-chère enfant, je puis dire que je me porte bien. J’ai dans l’esprit de sauver mes jambes, et c’est ma vie, car je suis tout le jour dans ces bois où il fait l’été[2] ; mais à cinq heures, la poule mouillée se retire, dont elle pleureroit fort bien : c’est une humiliation où je ne puis m’accoutumer. Je crois toujours partir la semaine qui vient ; mais savez-vous bien que si je n’avois le courage d’aller, le bon abbé partiroit fort bien sans moi ? Mon fils ne me mande encore rien de ses affaires ; il n’a été occupé jusqu’ici qu’à parler au bonhomme de l’Orme de ma santé : cela n’est-il pas d’un bon petit compère ? J’attends vendredi de vos lettres, 1676ma fille, et la réponse à la princesse. C’est un extrême plaisir pour moi que de savoir de vos nouvelles ; mais il me semble que je n’en sais jamais assez : vous coupez court sur votre chapitre, et ce n’est point ainsi qu’il faut faire avec ceux que l’on aime beaucoup. Mandez-moi si la petite est à Sainte-Marie[3] : encore que mon amour maternel soit demeuré au premier degré, je ne laisse pas d’avoir de l’attention pour les pichons. On m’écrit cent fagots de nouvelles de Paris, une prophétie de Nostradamus qui est étrange, et un combat d’oiseaux en l’air, dont après un long combat il en demeure vingt-deux mille sur la place : voilà bien des alouettes prises. Nous avons l’esprit dans ce pays de n’en rien croire.

Adieu, ma très-chère fille : croyez que de tous ces cœurs où vous régnez, il n’y en a aucun où votre empire soit si bien établi que dans le mien ; je n’en excepte personne. J’embrasse le Comte après l’avoir offensé.



  1. LETTRE 513. — Charles de l’Orme, fils de Jean de l’Orme, premier médecin de Marie de Médicis, né à Moulins en 1584, prit ses degrés à Montpellier, et mourut à Paris le 24 juillet 1678. Il fut chargé plusieurs fois de négociations importantes. « Les eaux de Bourbon, qu’il a mises en réputation, l’y ont mis aussi lui-même. On dit qu’il prétendoit que ceux de Bourbon lui érigeassent une statue sur leurs puits ; il se fit faire intendant des eaux, et puis vendit cette charge. On l’accuse d’avoir pris pension des habitants pour y faire aller bien du monde. » (Tallemant des Réaux, tome IV, p. 235 et suivante.) — L’abbé Michel de Saint-Martin a écrit un livre intitulé Moyens faciles et éprouvés dont M. de l’Orme, premier médecin et ordinaire de trois de nos rois, s’est servi pour vivre près de cent ans, Caen, 1683. On peut voir aussi un article curieux et détaillé de l’abbé Joly dans ses Remarques sur le Dictionnaire de Bayle. Voyez encore sur de l’Orme et sur sa poudre une lettre de Mme de Motteville, citée par M. P. Paris au tome IX de son édition de Tallemant des Réaux, p. 457.
  2. L’édition de 1754 porte : « dans ces bois où je trouve l’été. »
  3. Blanche d’Adhémar, fille aînée de Mme de Grignan, née le 15 novembre 1670, n’avait alors que cinq ans et quatre mois. Elle fut élevée dans le couvent des filles de la Visitation d’Aix, où elle prit l’habit.