Lettre du 20 et 21 juin 1676 (Sévigné)

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550. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Pomé, samedi 20e juin.

Vous me parlez encore de la rigueur que j’ai eue de ne vous avoir pas voulue à Vichy : croyez, ma fille, que j’en ai plus souffert que vous ; mais Dieu ne l’a pas voulu : la Providence n’avoit pas rangé les choses pour me donner cette parfaite joie. J’ai eu peur de la peine que vous donneroit ce voyage, qui est long et dangereux ; et par le chaud c’étoit une affaire. J’avois peur que ce mouvement n’en empêchât un autre ; j’avois peur de vous quitter, j’avois peur de vous suivre ; enfin, ma fille, je craignois tout de ma tendresse et de ma foiblesse, et je ne pouvois qu’en votre absence préférer mon oncle l’abbé à vous. Je n’ai été que trop occupée de notre voisinage : il m’a 1676fait[1] pour le moins autant de mal qu’à vous, et quelquefois jusqu’aux larmes. Ne vous moquez point de moi, je vous en conjure, et contez à Montgobert mes tristes raisons, afin qu’elle les comprenne, qu’elle me plaigne, et qu’elle ne me gronde plus. Voilà ce que je voulois encore vous dire pour faire honneur à la vérité : faites-en, ma chère fille, à l’amitié que vous avez pour moi, en me venant voir : l’envie que j’en ai passe tout ce que je puis vous en dire ; mais parlons d’autre chose.

Je suis ici de jeudi, comme je vous l’ai mandé ; je m’en vais demain à Moulins, d’où je ferai partir cette lettre, et en partirai moi-même pour Nevers et Paris. Toute la sainteté du monde est ici ; cette maison est agréable ; la chapelle est ornée. Mes pauvres mains, si elles me faisoient quelque jour retourner à Vichy, je vous assure que je ne me ferois pas des cruautés comme cette fois. Corbinelli me trouve un peu enrôlée dans la sacrée paresse[2] ; mais je ne sais si ma santé ne me rendra point ma rustauderie : je vous le manderai, afin que vous ne m’aimiez pas plus que je ne le mérite.

Je vous loue extrêmement de l’envie que vous avez d’établir le pauvre baron[3]. Quand je serai à Paris, nous tâcherons de seconder vos bons commencements. Ne sommes-nous pas trop heureux[4] que la campagne jusqu’ici soit si gracieuse ? Je crains bien un détachement pour l’Allemagne. Vous n’êtes pas présentement dans l’ignorance de la mort de Ruyter, ni de la prison du 1676pauvre Penautier[5]. J’arriverai assez tôt pour vous instruire de toutes ces tragiques histoires. Je souhaite, ma fille, que votre petite rivière[6] puisse vous fournir de l’eau pour vous baigner fraîchement, car il y a d’étranges manières de se baigner à Vichy.

À Moulins, dimanche au soir 21e juin.

Quel bonheur, ma très-chère, de recevoir votre lettre du 17e, en arrivant de Pomé, où j’ai laissé les deux saintes[7]. J’ai amené Mlle Foucquet, qui me fait les honneurs de chez sa mère ; elle s’en retournera demain matin, quand je partirai pour aller coucher à Nevers. Je crois que, quelque joie que l’on puisse avoir en recevant vos 1676lettres, et quelque estime qu’on puisse avoir pour elles, rien n’approche de ce qu’elles me sont.

Vous jugez très-juste du moi des Essais de morale. Il est vrai qu’il y a, comme disoit le vieux Chapelain, teinture de ridiculité dans cette expression : le reste est trop grave pour cette bigarrure, mais nous en faisons un très-bon usage. Vous me peignez Grignan d’une beauté surprenante ; eh bien ! ai-je tort quand je dis que M. de Grignan, avec sa douceur, fait toujours précisément tout ce qu’il veut ? Nous avons eu beau crier misère : les meubles, les peintures, les cheminées de marbre n’ont-elles[8] pas été leur train ? Je ne doute point que tout cela ne soit parfaitement bien ; ce n’étoit pas là notre difficulté ; mais où a-t-il tant d’argent, ma fille ? c’est la magie noire.

Je vous conjure de ne me pas manquer cet hiver ; je ne puis avoir nulle sorte d’incommodité que celle de ne vous avoir pas. Voilà où mon courage m’abandonneroit. Ma chère enfant, ne laissez pas finir ma vie sans me donner la joie de vous embrasser tendrement. Pour mes mains, elles ne me font point de mal ; elles sont infermables encore ; mais je mange, et je m’en sers assez pour n’être quasi plus incommodée : je n’ai plus l’air malade, je suis votre bellissima : vous ne le voulez pas croire.

Vous ne gagnez que des victoires sur votre mer : je suis assurée que d’Hacqueville vous renverra votre relation ; car je ne crois pas qu’il puisse souffrir qu’il soit dit qu’un autre lui ait appris quelque chose. On ne peut rien de plus plaisant que ce que vous dites sur le maréchal de Vivonne, et la prévision qui lui a fait avoir cette dignité[9]. Voilà Corbinelli bien ravi de ces heureux succès.

1676Je reçois une lettre du bon abbé qui se moque de vous, et dit que vous pensiez qu’il logeoit dans votre appartement : vous aviez là une belle pensée ! Non, ma fille, il n’y a que vous qui puissiez me plaire dans un tel voisinage ; aussi n’est-il fait que pour vous, et vous seule y pouvez être souhaitée comme vous l’êtes. J’ai encore ici l’abbé Bayard, qui ne me quitte que le plus tard qu’il peut. Il est bien épris de votre mérite ; c’est un ami de grande conséquence ; il vous baise les mains mille fois. Mmes Foucquet m’ont chargée de leurs saints compliments. Adieu, belle et aimable, je vous quitte pour entretenir ma compagnie. Je vous écrirai des chemins. Je vous aime, en vérité, de tout ce que mon cœur est capable d’aimer.



  1. LETTRE 550. — Dans l’édition de 1754 : « cette pensée m’a fait. »
  2. Voyez l’apostille de Corbinelli, à la suite de la lettre du 17 avril précédent, p. 413.
  3. Charles de Sévigné.
  4. Dans l’édition de 1754, on lit : heureuses, pour heureux, et à la ligne suivante : douce, au lieu de gracieuse.
  5. Pierre-Louis de Reich, seigneur de Penautier (terre située au bord de l’Aude, près de Carcassonne), receveur général du clergé (1669) et trésorier de la bourse des états de Languedoc : cette dernière charge était dans sa famille depuis 1650Texte validé ; il l’exerça environ soixante ans, s’en démit en janvier 1711, et mourut au mois d’août de la même année. « Penautier, dit Saint-Simon (tome LX, p. 418), mourut fort vieux en Languedoc. De petit caissier, il étoit devenu trésorier du clergé, et trésorier des états de Languedoc, et prodigieusement riche. C’étoit un grand homme, très-bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très-obligeant ; il avoit beaucoup d’esprit et il étoit fort mêlé dans le monde ; il le fut aussi dans l’affaire de la Brinvilliers et des poisons, qui a fait tant de bruit, et mis en prison avec grand danger de sa vie. Il est incroyable combien de gens, et des plus considérables, se remuèrent pour lui, le cardinal Bonzi à la tête, fort en faveur alors, qui le tirèrent d’affaire. Il conserva longtemps depuis ses emplois et ses amis ; et quoique sa réputation eût fort souffert de son affaire, il demeura dans le monde comme s’il n’en avoit point eu. » — Voyez le chapitre XVI du tome XIII de l’Histoire de France de M. Michelet.
  6. Le coteau de Grignan domine une plaine arrosée par les petites rivières de Berre et de Lez. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 48.
  7. La mère et la femme de Foucquet : la première, Marie de Maupeou, veuve de François Foucquet, vicomte de Vaux, mourut en 1681, à quatre-vingt-onze ans ; la seconde, Marie-Madeleine de Castille, mourut en 1716, à quatre-vingt-trois ans.
  8. Il y a elles, et non ils, dans les deux éditions de Perrin, les seules qui nous aient conservé cette lettre.
  9. Le maréchal de Vivonne, vice-roi de Sicile, ayant l’amiral Duquesne sous ses ordres, avait remporté le 2 juin une victoire