Lettre du 26 juin 1676 (Sévigné)

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552. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Nemours, vendredi 26e juin.

JE défie votre Provence d’être plus embrasée que ce pays : nous avons de plus la désolation de ne point espérer de bise. Ma chère fille, nous marchons quasi toute la nuit, et nous suons le jour. Mes chevaux témoignèrent hier qu’ils seroient bien aises de se reposer à Montargis : nous y fûmes le reste du jour. Nous y étions arrivées à huit heures[1] ; c’est un plaisir de voir lever l’aurore, et de dire dévotement les sonnets qui la représentent[2]. Nous passâmes le soir voir Mme de Fiennes[3], qui est gouvernante de la ville et de son mari, qu’on appelle pourtant Monsieur le gouverneur : elle me vint prendre à mon 1676hôtellerie, et se souvient fort du temps qu’elle vous honoroit de ses approbations : vous connoissez son air et son ton décisif. Elle est divinement bien logée. Cet établissement est fort joli ; elle y règne trois ou quatre mois et puis se va traîner aux pieds de toutes les grandeurs, comme vous savez. Elle me dit qu’elle attendoit Mlle de Fiennes[4] et qu’on lui mandoit que la Brinvilliers mettoit bien du monde en jeu et nommoit le chevalier de B*** Mmes de Cl*** et de G***[5] pour avoir empoisonné Madame, pas davantage. Je crois que cela est très-faux ; mais il est fâcheux d’avoir à se justifier de pareille chose. Cette diablesse accuse vivement Penautier, qui est en prison par avance : cette affaire occupe tout Paris, au préjudice des affaires de la guerre. Quand je serai arrivée, ma très-chère, vous croyez bien que je ne vous laisserai rien ignorer d’une chose si extraordinaire. Nous allons ce soir coucher à la capitainerie[6] de Fontainebleau ; car je hais le Lion d’or, depuis que je vous ai quittée : j’espère me raccommoder avec lui en vous y allant reprendre. J’ai rêvé sur votre retour ; je vous proposerai mon avis, que je serois ravie que vous voulussiez suivre : nous avons du temps, nous en parlerons. Ce chaud terrible me fait bien aise de vous avoir laissée[7] en paix dans mon cabinet à Grignan ; vous seriez morte d’avoir repris votre route du midi par le temps qu’il fait. Si Saint-Hérem[8] est à sa capitainerie, je vous écrirai peut-être encore ce soir, au cas qu’il me dise quelque nouvelle ; mais dans l’incertitude, je vous écris d’ici, afin de n’avoir plus qu’à me coucher en arrivant ; car il sera tard, et vous voulez que je me porte bien.




  1. LETTRE 552. — « Nous y étions arrivées le matin à huit heures. » (Édition de 1754.)
  2. Le sonnet de la belle matineuse de Malleville était alors très-admiré (voyez le Recueil des plus belles pièces des poëtes françois, Amsterdam, 1692, tome III, p. 62). Beaucoup de poëtes avaient traité le même sujet. Nous avons vu et cité au tome II, p. 283, et note 4, la fin du sonnet de Voiture.
  3. Le mari de Mme de Fiennes s’appelait Henri Garnier, comte des Chapelles ; il était écuyer ordinaire de la duchesse d’Orléans. « Mme de Fiennes.… s’appeloit autrefois Mlle de Fruges, qui avoit été nourrie fort petite à la cour, où étant devenue vieille fille, elle épousa par amour le fils de la nourrice de la reine d’Angleterre, nommé des Chapelles, sur la réputation qu’il avoit d’être pourvu de plus grandes vertus corporelles que de spirituelles, desquelles elle avoit déjà connoissance. Après son mariage, elle ne voulut pas prendre le nom de son mari, et prit celui de Fiennes, qui étoit celui de sa maison. Elle avoit toujours aimé l’intrigue, se mêlant de tout et se fourrant partout. Monsieur (frère de Louis XIV) avoit grande croyance en elle, et l’entretenoit fort tous les jours. » (Mémoires de Monglas, tome LI, p. 57, année 1658.) — Voyez encore les Mémoires de Mademoiselle, tome III, p. 262-266, et la Correspondance de Madame de Bavière, tome II, p. 201 et 202.
  4. Voyez tome II, p. 96, note 8.
  5. La première de ces initiales désigne probablement le chevalier de Beuvron (voyez tome II, p. 502, note 10), et la dernière Mme de Gourdon (voyez tome III, p. 181, note 12). Toutefois nous devons dire que dans l’édition de 1734 les initiales ne sont pas toutes les mêmes on y lit : « le chevalier de B***, Mmes de C***, la C*** et G***. » Notre texte est celui de 1754.
  6. C’est le nom d’une partie du château destinée à l’habitation du capitaine des chasses.
  7. « Je suis bien aise, à cause de cette chaleur excessive, de vous avoir laissée, etc. » (Édition de 1754.)
  8. Gouverneur de Fontainebleau et capitaine des chasses. Voyez tome II, p. 110, note 3.