Lettre du 6 août 1675 (Sévigné)

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424. — de madame de sévigné
au comte de bussy rabutin


Deux jours après que j’eus écrit cette lettre à Mme de Sévigné, j’en reçus une d’elle, datée du même jour que la mienne, qui étoit la réponse à celle que je lui avois écrite du 15e juillet (voyez tome III, p. 516).

À Paris, ce 6e août 1675.

Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j’y pense toujours, et que je ne puisse jamais bien m’accoutumer à vivre sans elle ; mais ce chagrin ne doit être que pour moi.

Vous me demandez où je suis, comment je me porte, et à quoi je m’amuse. Je suis à Paris, je me porte bien, et je m’amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique, je veux l’étendre. Je serois en Bretagne, où j’ai mille affaires, sans les mouvements qui la rendent peu sûre. Il y va quatre mille hommes commandés par M. de Fourbin[1]. La question est de savoir l’effet de cette punition. Je l’attends, et si le repentir prend à ces mutins, et qu’ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et j’y passerai une partie de l’hiver.

J’ai eu bien des vapeurs, et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée, comme si j’avois reçu un affront.

Pour ma vie, vous la connoissez aussi. On la passe avec cinq ou six amies[2] dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi l’on est obligé, et ce n’est pas une petite affaire ; mais ce qui me fâche, c’est qu’en ne faisant rien les jours se passent, et notre pauvre vie est composée de ces jours, et l’on vieillit, et l’on meurt[3]. Je trouve cela bien mauvais. Je trouve la vie trop courte : à peine avons-nous passé la jeunesse, que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je voudrois qu’on eût cent ans d’assurés, et le reste dans l’incertitude. Ne le voulez-vous pas aussi[4] ? Mais comment pourrions-nous faire ? Ma nièce sera de mon avis[5], selon le bonheur ou le malheur qu’elle trouvera dans son mariage. Elle nous en dira des nouvelles, ou elle ne nous en dira pas. Quoi qu’il en soit, je sais bien qu’il n’y a point de douceur, de commodité, ni d’agrément[6] que je ne lui souhaite dans ce changement de condition. J’en parle quelquefois avec ma nièce la religieuse[7] ; je la trouve très-agréable et d’une sorte d’esprit qui fait fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.

Au reste, vous êtes un très-bon almanach : vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l’Allemagne ; mais vous n’avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze[8]. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[9] ; je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n’y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il ? Il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvoit plus augmenter : il jouissoit même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyoit le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l’étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d’Harcourt[10] fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite, ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis Praslin après la bataille de Rethel, n’auroient-ils pas été plus glorieux[11] ? M. de Turenne n’a point senti la mort : comptez-vous encore cela pour rien ?

Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux. Le comte de Gramont, qui est en possession de dire toutes choses sans qu’on ose s’en fâcher[12], écrivit à Rochefort le lendemain[13] :

-- Monseigneur,
La faveur l’a pu faire autant que le mérite.
---- Monseigneur,
------ Je suis
-------- Votre très-humble serviteur,
---------------- Le Comte de Gramont.

Mon père est l’original de ce style : quand on fit maréchal de France Schomberg[14], celui qui fut surintendant des finances, il lui écrivit :

-- Monseigneur,
Qualité, barbe noire, familiarité.
---------------- Chantal[15]

Vous entendez bien qu’il vouloit lui dire qu’il avoit été fait maréchal de France, parce qu’il avoit de la qualité, la barbe noire comme Louis XIIIe, et qu’il avoit de la familiarité avec lui. Il étoit joli, mon père[16] !


Vaubrun a été tué à ce dernier combat qui comble Lorges de gloire[17]. Il en faut voir la fin ; nous sommes toujours transis de peur, jusques à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors, comme disent les soldats[18], nous serons pêle-mêle, la rivière entre-deux.

La pauvre Madelonne est dans son château de Provence. Quelle destinée ! Providence ! Providence !

Adieu[19], mon cher Comte ; adieu, ma très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à Mme de Toulongeon : je l’aime, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d’heure à Monthelon[20], que nous étions comme si nous nous fussions connues toute notre vie : c’est qu’elle a de la facilité dans l’esprit, et que nous n’avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré dans l’armée de Flandre ; il n’ira point en Allemagne. J’ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci ; adieu.


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  1. LETTRE 424. — 1. « … sans les désordres qui rendent cette province peu sûre. Il y va six mille hommes commandés par le chevalier de Fourbin. » (Manuscrit de l’Institut.)
  2. « Chez cinq ou six amies. » (Ibidem.)
  3. « Et l’on vieillit, et l’on trouve la mort. » (Manuscrit de l’Institut.)
  4. Tel est le texte de nos deux manuscrits ni l’un ni l’autre n’a voulez-vous.
  5. « Ma nièce de Bussy sera de notre avis. » (Manuscr. de l’Institut.)
  6. « Quoi qu’il en soit, il n’y a point de douceurs, de commodités ni d’agréments. » (Ibidem.)
  7. « Avec sa sœur de Sainte-Marie, » (Ibidem.)
  8. « Entre douze ou quinze. » (Ibidem.)
  9. Voyez tome III, p. 535.
  10. Henri de Lorraine, comte d’Harcourt, frère cadet du duc d’Elbeuf, était l’un des plus grands généraux de Louis XIII. En 1637 il reprit sur les Espagnols les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, et en avril 1640 il fit lever le siège de Casal, et s’empara de Turin. Après la mort du Roi, il s’attacha au parti du cardinal Mazarin, et il accepta le commandement de l’escorte qui conduisit les princes à la citadelle du Havre. Le public ne le lui pardonna jamais, et toute la gloire que le Comte s’était acquise ne put le sauver du ridicule. On fit des caricatures où il était représenté armé de toutes pièces comme un ancien paladin, conduisant Condé prisonnier ; le prince, chemin faisant, fit ce couplet qu’il fredonnait dans son carrosse, assez haut pour être entendu du Comte
    Cet homme gros et court,
    Si connu dans l’histoire,
    Ce grand comte d’Harcourt
    Tout couronné de gloire,
    Qui secourut Casal, et qui reprit Turin,
    Est maintenant recors de Jules Mazarin.
    (Note de 1818.)
  11. « Et le maréchal du Plessis après, etc., n’auroient-ils pas été plus glorieux qu’ils n’ont été à leur mort ? M. de Turenne n’a point senti la sienne : ne comptez-vous, etc. » (Manuscrit de l’Institut.) Le maréchal du Plessis Praslin se porta en 1650 au-devant de Turenne qui marchait sur Vincennes pour délivrer les princes, l’atteignit auprès de Rethel, et le battit, quoique son armée fût moins nombreuse.
  12. Ce membre de phrase « qui est en possession, etc., » a été omis dans le manuscrit de l’Institut.
  13. « Le lendemain de sa promotion. » (Manuscrit de l’Institut.) Voyez tome III, p. 539 et suivante.
  14. Henri de Schomberg, comte de Nanteuil, reçut le bâton de maréchal de France au mois de juin 1625. Son fils obtint le même honneur en octobre 1637. (Note de 1818.)
  15. Voyez la Notice, p. II.
  16. Le billet de Chantal, et tout ce qui y est relatif, manque dans le manuscrit de l’Institut.
  17. Voyez la note II de la lettre suivante, p. 17.
  18. « Jusques à ce que nous sachions que nos troupes aient repassé le Rhin. Alors, comme disent les goujats, etc. » (Manuscrit de l’Institut.)
  19. De tout le reste de la lettre, le manuscrit de l’Institut n’a que la dernière phrase : « J’ai pensé à vous, etc. »
  20. Petit village tout près d’Autun. « Le château, aujourd’hui transformé en papeterie, fut longtemps la résidence de sainte… Chantal (son mari était seigneur de Monthelon). Saint François de Sales l’y vint souvent visiter. » (M. Joanne, Itinéraire de Paris à Lyon, p. 176.)