Lettre du 8 juin 1676 (Sévigné)

La bibliothèque libre.


546. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy, lundi 8e juin.

Hélas ! n’en doutez pas, ma fille, que je ne sois touchée très-sensiblement de préférer quelque chose à vous qui m’êtes si chère et que j’aime si parfaitement : toute ma consolation, c’est que vous ne sauriez douter de mes sentiments, et que vous verrez un beau sujet de faire votre réflexion de l’autre jour sur la préférence du devoir sur l’inclination : en voici un bel exemple ; et je vous conjure, et M. de Grignan, de vouloir bien me consoler de cette violence[1] qui coûte si cher à mon cœur. Voilà donc ce qui s’appelle la vertu et la reconnoissance : je ne m’étonne pas si l’on trouve si peu de presse dans l’exercice de ces belles vertus. Je n’ose, en vérité, appuyer sur ces pensées ; elles troublent entièrement la tranquillité qu’on ordonne en ce pays. Je vous conjure donc une bonne fois de vous tenir pour toute rangée chez moi, comme vous y étiez, et de croire encore que voilà précisément la chose que je souhaite le plus fortement. Vous êtes en peine de ma douche, ma très-chère ; je l’ai prise huit matins, comme je vous l’ai mandé ; elle m’a fait suer abondamment ; c’est tout ce qu’on en souhaite, et bien loin de m’en 1676trouver plus foible, je m’en trouve plus forte. Il est vrai que vous m’auriez été d’une grande consolation ; mais je doute que j’eusse voulu vous souffrir dans cette fumée : pour ma sueur, elle vous auroit un peu fait pitié ; mais enfin, je suis le prodige de Vichy, pour avoir soutenu la douche courageusement. Mes jarrets en sont guéris ; si je fermois les mains, il n’y paroîtroit plus. Pour les eaux, j’en prendrai jusqu’à samedi : c’est mon seizième jour ; elles me purgent et me font beaucoup de bien.

Tout mon déplaisir, c’est que vous ne voyez point danser les bourrées de ce pays ; c’est la plus surprenante chose du monde : des paysans, des paysannes, une oreille plus juste que vous, une légèreté, une disposition[2], enfin j’en suis folle. Je donne tous les soirs un violon avec un tambour de basque qui me coûte quatre sous[3] ; et dans ces prés et ces jolis bocages, c’est une joie d’y voir danser les restes des bergers et des bergères de Lignon[4]. Il m’est impossible, toute sage que vous êtes, de ne vous pas souhaiter à ces sortes de folies.

Nous avons la Sibylle Cumée[5] toute parée, toute habillée en jeune personne ; elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce seroit une chose possible, si c’étoit ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous dites sur la liberté que prend la mort d’interrompre la fortune est incomparable : c’est ce qui devroit consoler de n’être pas au nombre de ses favoris ; nous en trouverons la mort moins amère.

1676Vous me demandez si je suis dévote ; ma bonne, hélas ! non, dont je suis très-fâchée ; mais il me semble que je me détache un peu de ce qui s’appelle le monde. La vieillesse et un peu de maladie donnent le temps de faire de grandes réflexions ; mais ce que j’épargne sur le public, il me semble que je vous le redonne : ainsi je n’avance guère dans le pays du détachement ; et vous savez que le droit du jeu seroit de commencer par effacer un peu Sichée[6]  : vous savez la fable.

Mme de Montespan partit jeudi de Moulins dans un bateau peint et doré, et meublé de damas rouge par dedans, que lui avoit fait préparer Monsieur l’Intendant, avec mille chiffres, mille banderoles de France et de Navarre : jamais il n’y eut rien de plus galant ; cette dépense va à plus de mille écus ; mais il en fut payé bien comptant par la lettre que la belle écrivit au Roi dans le même temps, qui n’étoit pleine, à ce qu’elle lui dit, que de cette magnificence. Elle ne voulut point se montrer aux femmes ; mais les hommes la virent à l’ombre de M. Morant, l’intendant. Elle s’est embarquée sur l’Allier, pour trouver la Loire à Nevers, qui la doit mener à Tours, et puis à Fontevrault[7], où elle attendra le retour du Roi, qui est différé par le plaisir qu’il prend au métier de la guerre. Je ne sais si on aime cette préférence. Je me consolerai facilement de la mort de Ruyter[8], par la facilité qu’il me paroît qu’elle donne à votre voyage. N’est-il pas vrai, vous me priez de vous aimer tous deux ? que fais-je autre chose ? Hélas ! soyez-en bien persuadés, et 1676vous, que je vous parle toujours sincèrement, et que dans les arrangements de ma pauvre petite maison, rien ne me peut incommoder que le refus que vous m’en feriez.

Vous êtes bien digne d’être instruite des manières de la duchesse[9] ; cela passe encore tout ce que je vous en ai dit. Bayard m’est venu rendre compte du séjour qu’elle a fait chez lui ; enfin elle le mit au point qu’il crut qu’il ne pouvoit se dispenser honnêtement de ce qui s’appelle la tourmenter dans son lit, et voyez la belle opinion qu’on a de sa vertu : il fut persuadé de tout ce qu’on dit des marécages par la défense qu’elle fit[10].

Vous avez vu comme je suis instruite de Guenani[11] dans le temps que vous m’en parlez. Je viens de prendre et de rendre mes eaux à moitié : il est mardi, à dix heures du matin. Comme je suis bien assurée que, pour vous plaire, il faut que je quitte la plume, je le fais, ma très-chère, vous embrassant de toute ma tendresse.



  1. LETTRE 546 (revue presque entièrement sur une ancienne copie). — C’est le texte du manuscrit ; dans les deux éditions de Perrin, on lit : « me consoler cet hiver de cette violence, etc. »
  2. Disposition, qualité de qui est dispos, agile.
  3. Perrin a remplacé : « qui me coûte quatre sous, » par : « à très-petits frais. »
  4. Petite rivière, mais fameuse par le roman de l’Astrée. (Note de Perrin.) — Voyez plus haut, p. 453, note 2.
  5. Mme de Péquigny. (Note du même.) — Voyez la lettre précédente, p. 476.
  6. Voyez dans Virgile le commencement du quatrième livre de l’Énéide.
  7. Fontevrault n’est qu’à une lieue de la Loire. (Note de Perrin.)
  8. Il était mort le 29 avril, sur son bord, dans la baie de Syracuse, des blessures qu’il avait reçues dans le combat naval du 22. Son corps fut porté à Amsterdam.
  9. De Brissac.
  10. À cet alinéa Perrin a substitué ce qui suit : « Vous ai-je mandé ce que dit notre petite Coulanges de la guérison de la duchesse, qui consiste à ne point rendre les eaux de Vichy ? Cela est plaisant. » — C’est la répétition de ce qui a été dit dans la lettre du 4 juin, P. 479.
  11. Voyez tome II, p. 140, note 4.