Lettre politique sur la démission du prince de Talleyrand

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LETTRE POLITIQUE.


DÉMISSION DE M. DE TALLEYRAND.

Londres, 11 janvier 1835.


Les journaux français nous apportent, avec la démission du prince de Talleyrand, la lettre si curieusement énigmatique qui l’accompagne. Cet évènement n’est point pour nous une nouveauté ; il était depuis long-temps prévu. M. de Talleyrand avait plusieurs fois communiqué à ses amis d’Angleterre sa ferme volonté de quitter sa grande ambassade ; la direction que prenaient les affaires politiques n’était plus de son goût ; il était comme dépassé par les hommes et les évènemens. Nous avions cet avantage à Londres, que M. de Talleyrand s’y montrait un peu plus dans sa vérité ; la société anglaise avec son luxe, ses habitudes, ses esprits éminens, plaisait davantage au diplomate ; il y devenait plus expansif, plus sincère dans sa causerie, à ces heures avancées de la nuit, alors que le whist aiguisait son esprit et sa verve pénétrante. Il serait impossible de vous dire tous les jugemens ingénieux, les appréciations justes, les piquantes indiscrétions qui sortaient de cette tête merveilleuse avec ses quatre-vingts ans. Aussi nous avons su bien plus de choses à Londres que vous n’en saurez jamais à Paris. Quand un salon plaît, on s’y abandonne ; il y a une sorte de laisser-aller avec les esprits qui vous comprennent et les intelligences qui vous sourient. Pourrai-je recueillir tous mes souvenirs pour vous expliquer les causes réelles de celle démission que vous comprenez à peine en France ?

Ce dont je ne puis me rendre compte d’abord, c’est que vos journaux accablent d’injures le seul homme peut-être éminent que vous ayez dans votre pays. Nous sommes plus jaloux, chez nous, de nos réputations politiques : Pitt, Fox, Canning, vivement pressés par les opinions opposées dans des temps d’ardeur et de luttes, n’ont jamais été flétris de toutes les épithètes dont vous gratifiez le prince de Talleyrand. Les raisons qu’en donnent vos journaux sont singulières : M. de Talleyrand, dites-vous, est un homme sans foi, car il a trahi tous les gouvernemens ; il a même contribué à les renverser. J’avoue que vous autres Français, vous êtes bien susceptibles ; vous, le peuple à changemens, vous qui faites des dynasties en vingt-quatre heures, vous ne supportez pas les plus prévoyantes modifications dans les opinions des hommes d’état, et encore vous n’examinez pas si ces modifications se sont opérées dans l’esprit de ces hommes ou bien dans la politique et l’attitude morale des gouvernemens qu’ils servaient ! Suivons un peu cette carrière si remplie de M. de Talleyrand et jugeons-la avec la raison froide et tout historique. Le prince est entré dans le positif des affaires sous le directoire, car je n’appelle pas affaires les discours de l’Assemblée constituante, vagues déclamations de rhéteur. La constitution de l’an iii avait établi une espèce de système de modération et de pouvoirs pondérés : deux chambres, un directoire centralisant l’administration. M. de Talleyrand se rattache à cette combinaison et la sert avec dévouement. Le directoire tombe dans le mépris, il se perd dans l’opinion par mille turpitudes, par la faiblesse surtout de ses moyens ; il est là haletant en face d’une destinée inévitable. M. de Talleyrand palpe ce cadavre qui s’agite dans les convulsions ; à ses côtés, il voit poindre glorieusement la plus belle et la plus grande réputation des temps modernes ; le général Bonaparte arrive avec des idées d’ordre et de gouvernement : M. de Talleyrand seconde les tentatives du consul au 18 brumaire, s’associe à ses magnifiques projets de pacification. L’empire est constitué ; l’ambition grandit avec la victoire ; la conquête a ses folies : alors M. de Talleyrand se sépare d’un système qui force ses ressorts. Ce n’est pas lui qui change, mais le système qui ne va plus que sur l’aile de la fortune. Après des désastres inouis, arrive la restauration avec la paix, et M. de Talleyrand lui accorde ses services. Plus tard il les lui retire ; est-ce lui qui change ? ou est-ce la restauration qui, bravant les leçons de l’expérience, se lance dans la carrière des contre-révolutions ? À qui la faute si ses conseils n’ont pas été écoutés ? C’est ainsi que nous jugeons M. de Talleyrand à Londres. Nous avons ici une appréciation plus juste, plus hautement politique, des hommes et des circonstances à travers lesquelles ils passent.

Vous ne vous étonnerez donc pas si je m’éloigne, dans mes jugemens, de votre presse vulgaire ; vous voulez savoir les faits, et les faits n’empruntent rien à ces polémiques grossières que l’histoire secouera.

Avant la révolution de juillet, nous ne connaissions M. de Talleyrand en Angleterre que comme un souvenir ; il y avait près de dix ans que le prince s’était tout-à-fait retiré du théâtre actif de la politique ; seulement il avait conservé une correspondance d’amitié avec le comte Grey ; il cherchait également à maintenir ses rapports avec quelques vieux personnages du parti tory qu’il avait connus en 1814 et 1815, lors de son action décisive sur les destinées de la restauration. Le nom de M. de Talleyrand n’était point impopulaire à Londres ; on savait que seul il s’était opposé à la prépondérance du système russe sur les affaires de la France ; nous sommes très patriotes, et le peuple anglais a l’instinct de ses amis et de ses ennemis.

Les premières ouvertures du gouvernement de juillet à l’Angleterre ne se firent pas par l’organe de M. de Talleyrand. Vous savez qu’après l’administration éphémère et provisoire du maréchal Jourdan, M. Molé fut nommé au ministère des affaires étrangères ; il fut donc officiellement chargé d’annoncer l’avènement du roi des Français au duc de Wellington. Les échanges de notes entre les deux gouvernemens furent faciles ; l’Angleterre avait toujours présent le souvenir de la révolution de 1688 ; elle ne pouvait se refuser d’admettre comme un droit, un fait qui se reproduisait dans sa propre histoire, et d’ailleurs les journées de juillet avaient eu un retentissement si sympathique dans les masses, qu’il eût été impossible à un cabinet ultra-tory, ayant même pour chef lord Londondery et les universitaires de Cambridge, de ne pas reconnaître la royauté élue par le parlement français.

Des lettres particulières annoncèrent bientôt l’influence immense que M. de Talleyrand avait exercée sur Louis-Philippe pour l’acceptation de la lieutenance générale, puis de la couronne ; on devina que par la force des choses M. de Talleyrand serait appelé à une vaste autorité sur les destinées diplomatiques de la branche cadette des Bourbons, et je vous assure que nous fûmes très flattés lorsque le comte Grey déclara, avec quelque certitude, à ses amis politiques, que le prince serait chargé de représenter la France auprès du cabinet tory, alors vivement menacé par les whigs.

Le salon du comte Grey était, comme vous le savez, la réunion de tout ce que l’Angleterre comptait d’honorables débris des vieux systèmes Fox et Canning, deux nuances distinctes, mais qui s’étaient entendues pour arriver à la direction des affaires. La révolution de juillet avait donné une forte impulsion à l’opinion des whigs ; il paraissait inévitable qu’il n’y eût pas une modification notable dans les idées et les principes du cabinet. L’Angleterre, ne pouvant pas se jeter dans les vieilles idées de la Sainte-Alliance, devait donc se rapprocher de la France, et les tories ne pouvaient le faire avec honneur au milieu de l’ébranlement général qu’avait donné aux opinions le principe de juillet. Sans doute tous les bruits qui circulaient sur les tories n’étaient pas vrais ; jamais le duc de Wellington n’avait conseillé au prince de Polignac ses coups d’état et de folie : mais enfin, les principes de la révolution française triomphaient, et les whigs seuls étaient capables de les comprendre et de s’y associer.

Sur ces entrefaites, M. de Talleyrand arriva à Londres ; il n’avait reçu ses instructions que du roi, et le roi avait-il eu d’autre pensée que celle de M. de Talleyrand ? Celui-ci avait eu pour la forme une conférence avec M. Molé, ministre des affaires étrangères, et c’était dans cette conférence que l’on avait posé, comme base de toutes relations diplomatiques, l’alliance avec l’Angleterre. M. de Talleyrand y exposa avec netteté toutes les espérances qu’il avait d’amener aux affaires un ministère whig, et la facilité qu’une telle modification de cabinet entraînerait dans les relations des deux puissances ; il ajouta : « Je pense, monsieur Molé, que vous partagez mes convictions sur la colonie d’Alger ; c’est de la gloriole et non point une affaire ; elle nous coûte cher, et nous pourrions en faire bon parti pour nous assurer l’alliance indéfinie de la Grande-Bretagne. » M. Molé ayant fait quelques sérieuses objections, M. de Talleyrand répondit avec quelque humeur : « Nous en recauserons plus tard ; l’affaire n’est pas mûre encore. » Là se bornèrent tous les rapports de l’ambassadeur et du ministre des affaires étrangères ; il n’en était pas besoin d’autres ; les instructions de M. de Talleyrand venaient de plus haut. C’est à cette conférence qu’on peut également reporter les différends qui s’élevèrent entre ces deux hommes politiques, qui, plus tard, ont tant influé sur les affaires générales.

Je crois donc pouvoir dire qu’à son arrivée à Londres, M. de Talleyrand n’avait de principes arrêtés qu’avec le roi Louis-Philippe ; tous deux étaient d’intelligence parfaite sur la question de notre alliance, et je dirai presque qu’ils s’entendaient sur l’abandon d’Alger. Louis-Philippe avait d’ailleurs envoyé à Londres plusieurs émissaires porteurs de lettres à ses vieux amis les whigs, qu’il avait tant connus pendant ses deux émigrations, et particulièrement en 1816 ; il savait que ceux-ci salueraient son avènement avec enthousiasme : il avait même été question en 1815 d’un changement de dynastie en France au profit de la branche d’Orléans.

Je vous assure que, dans le premier mois du séjour de M. de Talleyrand à Londres, je n’ai jamais vu un homme travailler avec plus d’assiduité au but qu’il se proposait, le renversement du ministère tory ; c’est à la prodigieuse activité du nouvel ambassadeur de France qu’on dut en partie l’avènement des whigs au pouvoir. Aussi l’intimité devint si grande entre le comte Grey et M. de Talleyrand, qu’on peut dire que rien ne se fit que de concert et d’après une délibération commune.

Je ne parle pas seulement des affaires extérieures ; mais toutes les questions intérieures étaient l’objet de causeries intimes entre les deux vieillards qui dirigeaient les destinées des deux peuples. L’air candide de cette belle tête chauve et blanchie du comte Grey contrastait avec l’impassibilité fine et pénétrante du prince de Talleyrand ; ils se servaient l’un l’autre avec une commune bonne foi, parce que leur intérêt était identique, et leurs sympathies politiques les mêmes. Selon son habitude, M. de Talleyrand recevait beaucoup ; ses fêtes étaient splendides, ses réunions offraient surtout cette expression de bon goût et de compagnie distinguée que l’Angleterre recherche tant. Je ne dirai rien de trop quand j’avancerai ici que la volonté de M. de Talleyrand influa sur certains votes dans la chambre des communes ; jamais ambassadeur ne jouit d’autant de crédit.

Cependant le comte Grey voyait venir l’orage. Le difficile, dans sa position politique, n’était pas d’avoir renversé le ministère tory : c’était là une victoire simple, naturelle ; le mouvement des choses et des esprits jetait le duc de Wellington en dehors des affaires. Mais ce qu’il y avait de dangereux dans la position du comte Grey, c’était au contraire l’action inévitable et forte du mouvement whig qui devait pousser aux extrêmes, car lorsqu’une nation met la main sur ses institutions vieillies, un changement en entraîne un autre : après avoir réformé l’état, donné une plus grande latitude à l’élection, ne fallait-il pas réformer l’église, vieille et encroûtée ? La situation de l’Irlande n’appelait-elle pas une modification ? Les dissenters faisaient valoir de justes griefs ; c’était folie, en face d’un parlement réformé, de vouloir poser une barrière, et dire à la nation : Tu t’arrêteras là. L’impatience gagnait le parlement, tandis que des scrupules religieux naissaient dans la conscience du comte Grey, dans l’ancien parti Canning, représenté par M. Stanley, et surtout dans la royale pensée de Guillaume iv.

M. de Talleyrand aperçut le péril comme le comte Grey lui-même ; il savait toute la puissance des opinions jeunes et vivaces ; il était impossible d’arrêter le mouvement parlementaire. Le dégoût s’empara tout à coup de la vieillesse du comte Grey ; il ne voulut pas porter une main sacrilége sur l’église, il offrit sa démission ; et vous vous souvenez de ces explications touchantes données en plein parlement sur sa propre conduite ministérielle. La retraite du comte Grey signala de plus en plus le danger à M. de Talleyrand. Dès la nomination de lord Melbourne, prévoyant l’invincible tendance des affaires, le triomphe des ultra-whigs, et peut-être de lord Durham, l’ambassadeur de France songea à sa retraite, car il n’avait plus à Londres ce premier rôle qu’il a toujours ambitionné.

Une autre circonstance vint encore se joindre à celle-ci. Dans la révolution que venait de subir le ministère whig lui-même, lord Palmerston avait conservé le Foreign Office : ses opinions étaient d’un whigisme plus avancé que celles du comte Grey ; déjà il y avait eu entre M. de Talleyrand et lord Palmerston, caractère difficile, quelques dissidences sérieuses. Dès l’origine de leur ministère, les whigs avaient senti qu’il fallait relever leur considération à l’extérieur ; ils n’ignoraient pas que la nation anglaise, qui les préférait pour leurs opinions populaires et leurs sentimens patriotiques, n’avait pas une grande confiance dans leur habitude des affaires et leur intelligence de la situation de l’Europe. Lord Palmerston croyait inévitable une certaine démonstration armée dans la question de l’Orient, après le traité du 8 juillet, qui assurait de si grands avantages à la Russie ; il avait donc fait à M. de Talleyrand des propositions pour réunir deux escadres communes, qui vogueraient sous les deux pavillons dans la mer Noire.

M. de Talleyrand, qui comprenait tout l’intérêt que les whigs avaient à cette démonstration armée, sentait également qu’elle était trop hardie dans la situation où le trône de juillet se trouvait placé. Puissance continentale, la France pouvait bien appeler l’alliance de l’Angleterre, et la seconder de toutes ses forces ; mais elle avait sur ses flancs toute la Sainte-Alliance. Cette hostilité pouvait entraîner une guerre véritable ; dans la pensée de l’ambassadeur français, il fallait fortifier l’alliance morale, poser une barrière pour résister aux envahissemens de la Russie ; mais c’était un pas immense qu’une attaque directe contre le pavillon russe dans la mer Noire. M. de Talleyrand recula donc devant les propositions de lord Palmerston ; il exposa qu’au lieu d’une démonstration armée, chanceuse, inutile peut-être, il fallait préparer un de ces actes significatifs pour l’avenir de la politique ; il fit comprendre à lord Palmerston qu’un traité de quadruple alliance, qui unirait le Midi contre le Nord, devait aboutir à de grands résultats, même à travers les chances diverses et passagères d’une guerre de parti. C’est à cette pensée qu’est dû le traité conclu entre la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, conception chérie de M. de Talleyrand, surtout s’il eût pu joindre à ce premier résultat l’adhésion de l’Autriche, rêve de son esprit, et qu’il caresse depuis 1814.

Lord Palmerston adopta l’idée de M. de Talleyrand. L’Angleterre se borna à de simples parades nautiques dans la mer Noire ; mais dès ce moment, les relations de M. de Talleyrand et de lord Palmerston se refroidirent. Celui-ci a un esprit très irritable, un caractère susceptible et changeant ; l’ambassadeur de France le prit en dégoût ; d’un autre côté, le cabinet dont lord Melbourne s’était fait le chef, était entraîné de concessions en concessions. On voit, dès cette époque, M. de Talleyrand quitter l’Angleterre ; on apprend que sa santé s’affaiblit ; il court à la campagne et s’enferme dans la retraite. C’est que, lorsque M. de Talleyrand voit l’orage gronder, comme Pythagore, il aime le désert et l’écho ; à son dernier passage à Paris, on le voit même se rapprocher de M. Pozzo di Borgo ; ils n’osent point s’aboucher encore officiellement, mais une retraite diplomatique à Belle-Vue les réunit plusieurs fois dans de petits banquets mystérieux et d’amitié. M. de Talleyrand fuit Londres ; le bruit populaire l’importune ; ce n’est plus une guerre d’une fraction de l’aristocratie contre une autre, c’est le peuple contre l’aristocratie elle-même ; l’enjeu est trop fort, il quitte définitivement l’Angleterre pour Valençay.

Lors de son départ de Londres, M. de Talleyrand connaissait-il déjà le mouvement tory qui se préparait ? Je ne le pense pas. Sa sagacité habituelle pouvait bien pénétrer les causes éloignées d’une révolution qui se préparait dans la pensée du roi Guillaume ; mais, je vous le répète, ce qu’il a fui en quittant Londres, c’est moins le ministère tory que le cabinet de lord Melbourne, moins l’aristocratie que la populace, moins le système conservateur que le système radical. Ce rude peuple de la Tamise, ces matelots aux bras durs, aux visages noircis, tout cela fait peur à M. de Talleyrand, et je suis convaincu qu’en quittant nos brouillards humides, le vieux diplomate a pris la résolution de ne plus y revenir.

D’autres causes depuis son retour en France ont fortifié son invariable résolution. À peine le prince était-il à Valençay, qu’il apprend la dissidence de M. Thiers et de M. Guizot, et la dissolution du cabinet doctrinaire ; il avait été peu consulté lors de son passage à Paris, et voilà qu’il apprend que le comte Molé est chargé par le roi de former un ministère. Sans doute, M. de Talleyrand estime les lumières et la position de M. Molé ; mais lui jeter en face ce nom-là, lui imposer comme chef du conseil, le ministre avec lequel il s’était trouvé en désaccord en plusieurs circonstances, n’était-ce pas lui indiquer qu’on pouvait se passer de son crédit, et qu’on entrait dans un autre ordre d’idées ? M. de Talleyrand n’avait point oublié que M. Molé avait quitté le cabinet en protestant contre la haute et inconstitutionnelle influence de l’ambassadeur de Londres : il savait que le roi n’ignorait en aucune manière toutes ces circonstances ; or, s’il avait choisi M. Molé pour président de son conseil, c’était dire suffisamment qu’il n’avait plus la même confiance dans l’ambassadeur de l’avénement.

Quand M. Molé se dégoûte de sa mission, avec ce désenchantement qui le saisit lorsqu’il rencontre une difficulté d’affaires, quel homme politique choisit encore le roi pour lui composer un cabinet ? Le duc de Bassano, un de ces hommes de l’empire qui remplacèrent l’influence de M. le prince de Talleyrand auprès de Napoléon, et qui, par leur obséquiosité passive, le perdirent dans de folles conquêtes. La vieille expérience de M. de Talleyrand put s’étonner et sourire tout à la fois à l’aspect de cet assemblage d’incapacités sans antécédens, de cette administration prise on ne sait où, et qu’un diplomate spirituel a appelée l’élixir de la canaille. On avait bien cherché à satisfaire M. de Talleyrand, en désignant, pour les affaires étrangères, M. Bresson, son ancien secrétaire d’ambassade ; mais le chef du ministère était le duc de Bassano, antipathique à la vie tout entière de M. de Talleyrand.

Tout ceci vous explique la date du 9 novembre, qui est au bas de la lettre de démission du prince ; c’est l’époque des petites transactions ministérielles ; M. de Talleyrand n’avait plus rien à faire avec le mouvement et l’impulsion que recevait la France politique. C’était une carrière d’expérience, qui s’ouvrait devant la royauté de juillet ; elle sortait des conditions qui avaient fait reconnaître et saluer son avénement en Europe.

Le ministère ridicule tombe avec l’influence des Maret, des Dupin, et de tant d’autres noms encore mêlés à cet avortement ; l’ancien conseil se reconstitue, et alors les instances recommencent pour retenir encore M. de Talleyrand. On en avait besoin : la grande révolution tory venait de s’accomplir chez nous ; le duc de Wellington prenait la direction du cabinet. À vrai dire, M. de Talleyrand craignait moins les conséquences de cet avénement que la marche inconsidérée des ultra-whigs ; ses sympathies étaient plutôt là. Mais les démarches actives de M. de Talleyrand pour préparer le ministère Grey et la chute des tories en 1830, ne permettaient pas décemment d’aller reprendre son poste à Londres ; il déclara positivement qu’il ne pouvait retourner à son ambassade, insinuant que si l’on croyait sa personne nécessaire quelque part, c’était à Vienne qu’il pourrait être utile, et qu’il priait le roi de le laisser aller représenter la France auprès du prince de Metternich.

Le motif que donnait M. de Talleyrand était puisé tout à la fois dans quelques intérêts privés et dans un haut but de diplomatie. Je crois pouvoir dire que le prince tint à peu près la conversation suivante dans une conférence avec Louis-Philippe : « Si les tories restent au pouvoir, je suis déplacé à Londres ; si les ultra-whigs triomphent, le mouvement sera tel que mon influence sera tout-à-fait impuissante pour en comprimer l’énergie : désormais les grandes affaires ne se discuteront plus à Londres ; le traité de la quadruple alliance a tout fini là. Je puis faire quelque bien à Vienne, si le roi croit encore que je doive le servir. » Louis-Philippe conçut des méfiances de ce projet : Vienne est bien près de Prague ; le parti légitimiste prêtait des projets à M. de Talleyrand ; quand on vieillit, les premières émotions de la vie reviennent puissantes pour dominer les faiblesses de l’esprit ; il se fait un retour vers ce qu’on a adoré. M. de Talleyrand a plusieurs de ces faiblesses. Le croirait-on ? pour un homme qui a passé à travers tant de vicissitudes de fortune, qui s’est assoupli sous tant d’opinions et de nécessités, le croirait-on ? ce qui le préoccupe encore, c’est d’être enseveli en terre sainte avec les honneurs mortuaires de l’église ! Qui n’a vu le front impassible de M. de Talleyrand se couvrir de nuages toutes les fois qu’il lisait dans les journaux un refus de sépulture pour un prêtre non réconcilié ? Il veut que la terre lui soit légère ; il craint le scandale des funérailles, et voilà pourquoi il désire mourir à l’étranger ou à Valençay, qu’il accable d’aumônes dans l’intention de mériter quelques prières du bon chapelain du château. Qui sait si, à ces idées de dévotion ne se mêlerait pas aussi quelque autre pensée de restauration, laquelle lui assurerait si profondément les suffrages du clergé de France ? Qui sait si ce rôle ne jetterait pas sur sa tombe une couronne de fidélité à ses sermens ?

Aussi Louis-Philippe a-t-il refusé toutes les offres de M. de Talleyrand pour le voyage de Vienne, et depuis ce moment, une froideur marquée s’est manifestée entre le roi et lui ; nous en savons tous les détails, jour par jour, à Londres, car M. de Talleyrand est un de ces hommes qui communique à ses amis les secrets qu’il veut que tout le monde sache. Il paraît donc que l’ambassadeur, un peu piqué, aurait déclaré au roi que, puisque sa vie politique était finie, il était essentiel d’expliquer une conduite que le public pourrait mal interpréter. Le roi aurait répondu que ceci sortait de l’usage habituel ; les lettres de démission étaient des pièces secrètes entre le souverain et le démissionnaire : à cela, M. de Talleyrand aurait répliqué que, par sa position personnelle et les quelques services qu’il avait été assez heureux de rendre au roi et à la France, il pouvait mériter une exception ; qu’il croyait indispensable de publier quelque chose sur sa démission, et qu’il le ferait en dehors de tout caractère officiel, si le roi ne voulait point accepter lui-même une publication plus authentique. Louis-Philippe, ainsi pressé, déclara que toute la question était dans les termes, et que le prince de Talleyrand avait trop l’esprit des convenances pour ne pas rédiger sa démission de manière à ne point embarrasser son gouvernement.

La rédaction a été faite de concert sur le royal bureau, aux Tuileries ; plusieurs projets ont été touchés et retouchés, et M. de Talleyrand a eu la malice d’en envoyer un avec quelques corrections de la main du roi à un de ses amis. Je pourrai peut-être vous le communiquer.

Quant à l’effet produit par cette démission, je puis vous dire qu’elle était depuis long-temps prévue, et qu’elle n’a étonné personne parmi nous. M. de Talleyrand l’avait annoncée en plein salon chez le comte Grey, avant son départ de Londres, en accusant avec assez d’aigreur lord Palmerston des embarras que pouvait offrir la situation de l’Europe.

Voilà l’histoire de ce qui nous est ici parvenu sur la retraite de M. de Talleyrand ; on parle moins de lui maintenant que de son successeur. — Lord Cowley est encore dans les comtés pour favoriser les élections tories ; ce n’est pas, comme on l’a dit chez vous, la maladie de sa femme qui le retient à Londres, mais le résultat prochain des élections. Il nous paraît certain que le choix de M. Sébastiani n’émane pas de M. de Talleyrand ; le prince connaît trop l’opinion en Angleterre, et les convenances diplomatiques, pour indiquer ainsi l’homme politique qui déplairait le plus, même aux whigs. Je crois que si M. de Talleyrand avait été consulté, il aurait désigné M. de Rayneval, pour deux raisons, d’abord, parce qu’il est son élève et qu’il le sait homme d’affaires, ensuite parce que dans les formes, M. de Rayneval est le caractère peut-être qui offre le plus de contraste avec celui de M. de Talleyrand. Sous le rapport des manières, des grands airs, de tous ces parfums d’aristocraties, M. de Rayneval pourra le faire regretter ; car, vous le savez, M. de Rayneval est le terre-à-terre diplomatique, le bourgeois des cabinets, l’érudit des traditions de l’Europe, l’ambassadeur enfin qu’un personnage haut placé a appelé le Dupin de la diplomatie. L’opinion des têtes politiques de Londres est que le général Sébastiani ne quittera point Naples, et que d’ici là on s’arrangera pour faire un meilleur choix. Nous savons de Vienne que M. de Saint-Aulaire a été rappelé à Paris ; il a été question plusieurs fois de l’envoyer ici, où M. Decazes, son gendre, avait occupé, pendant quelque temps, le poste d’ambassadeur. M. Molé aurait quelques chances également ; ce choix ne serait pas favorablement accueilli : on le croit bien moins dans les idées de l’alliance avec la Grande-Bretagne que ne l’était M. de Talleyrand ; M. Molé a quelque tendance russe, et nous ne pardonnons pas cela chez nous. Je crois, au reste, que rien ne sera fait définitivement, non-seulement avant le résultat des élections, mais encore avant les premières discussions du parlement. Un ambassadeur a toujours besoin, pour exercer quelque influence, d’être en rapport avec les opinions et le principe du gouvernement auprès duquel il réside. Votre ministère attendra donc, pour désigner définitivement cet ambassadeur, que la lutte engagée entre les whigs et les tories soit complètement résolue.


Un membre du parlement.