Lettres à Falconet/1

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 79-83).


NOTICE PRÉLIMINAIRE




Les lettres de Diderot à Falconet, réunies aujourd’hui pour la première fois en une seule série, ont eu la destinée singulière de presque toutes les œuvres du philosophe. Longtemps ignorées, elles ont été publiées partiellement, à de longs intervalles, et elles ne nous sont pas toutes parvenues.

M. Walferdin inséra, en 1831, au tome III des Mémoires et Ouvrages inédits, treize de ces lettres, d’après une copie appartenant à la famille de Vandeul. Toutefois, les quatre dernières sont en réalité de simples fragments de celle qui porte ici le numéro XIV. Jusqu’alors une seule lettre, la dernière dans notre classification, était connue : on la trouve dans l’édition des Œuvres de Falconet, donnée par Lévesque (Dentu, 1808, 3 vol. in-8°), dans les Mélanges de Fayolle et dans les éditions Belin et Brière.

Mme la baronne de Jankowitz de Jeszenisce, fille de Mme Pierre-Étienne Falconet, née Collot, et veuve du baron de Jankowitz, qui fut préfet et député de la Meurthe, mourut à Versailles, le 1er janvier 1866, léguant à la ville de Nancy une liasse de papiers provenant de son grand-père, divers portraits peints par son père, enfin quelques bustes en plâtre et en marbre de sa mère. Les tableaux et dessins qui avaient appartenu à Falconet furent vendus à Paris, le 10 décembre 1866.

Lorsque M. Charles Cournault, alors conservateur du Musée Lorrain, dépouilla le volumineux dossier qui y avait été déposé, il y retrouva vingt-deux lettres inédites[1] de Diderot, ainsi que deux copies, très-raturées par Falconet, de la discussion sur la postérité, sur Pline et sur Polygnote. Les lettres de Diderot s’arrêtaient en 1773, avant son départ pour la Russie ; Mme de Jankowitz, obéissant à un scrupule filial exagéré, avait brûlé les autres autographes de Diderot et les copies que Falconet avait gardées de ses réponses. Personne ne pourra donc savoir au juste à quel moment et pour quel motif éclata la rupture que l’on pressent dans les dernières pages de la correspondance imprimée.

Malgré cette irréparable lacune, les documents épargnés présentaient l’intérêt le plus vif et, par bonheur, tombaient entre des mains dignes d’en tirer le meilleur parti. M. Cournault publia d’abord dans la Revue moderne[2] toute la correspondance intime des deux amis, puis, dans la Gazette des Beaux-Arts[3], une étude biographique très-complète sur Étienne-Maurice Falconet et Marie-Anne Collot, que nous avons souvent mise à contribution ; mais les épreuves des textes de la Revue moderne n’avaient pas été communiquées à M. Cournault ; il en résultait un grand nombre de fautes et même d’interpolations que celui-ci avait loyalement signalées à M. Assézat. Nous avons collationné ces textes sur les originaux du Musée Lorrain et nous osons croire qu’à part les différences orthographiques, dont nous ne tenons pas compte, nous en offrons une leçon rigoureusement exacte.

Telle qu’elle nous est parvenue, cette correspondance présente deux parts bien distinctes : l’une quasi officielle et publique qui dura jusqu’au départ de Falconet ; l’autre tout à fait intime et d’autant plus précieuse. La première était assurément celle à qui le sculpteur attachait le plus de prix ; il en fit faire plusieurs doubles et écrivit une sorte de postface intitulée Avertissement qui nous apprend l’origine même de ces démêlés et la forme qu’ils prirent : « … Diderot, le philosophe, et Falconet, le statuaire, au coin du feu, rue Taranne, agitaient la question si la vue de la postérité fait entreprendre les plus belles actions et produire les meilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quittèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage. Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux qui tendait à réveiller la dispute. Enfin la patience échappa ; on en vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer. Peut-être y avait-il dans les unes et les autres quelques idées assez peu communes pour mériter d’être contredites, attendu que la contradiction fuit les idées courantes. Toujours est-il certain que de la part de M. Diderot, jamais sujet ne fut traité d’une manière plus intéressante et plus du ton de la franche amitié. »

Le projet de publication en resta là tout d’abord : Falconet partit pour la Russie en septembre 1766. Les copies des neuf premières lettres furent alors communiquées à Voltaire, à Catherine II, à Grimm, à Naigeon, au prince Galitzin. Voltaire remercia Falconet par un petit billet, daté du 18 décembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec ». Il n’est rien de plus, en effet. Catherine répondit « d’un coin de l’Asie » qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convaincus de leur propre bonne foi. Sa lettre, publiée par M. Cournault, est des plus curieuses.

Après une dernière révision de cette discussion, en 1769, pendant un séjour au Grandval, Diderot ne s’en occupa plus. Mais la copie, conservée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la traduisit et la fit paraître à Londres, peut-être avec l’autorisation tacite de Falconet, depuis longtemps tourmenté du désir de rendre le public juge du procès[4].

Six ans après, le prince Galitzin s’entremit pour solliciter de Diderot l’autorisation de publier ses lettres avec leurs réfutations dans l’édition que Falconet préparait de ses œuvres. Diderot refusa net. Sa réponse, qu’on trouvera dans la correspondance générale, laisse planer sur son ancien ami l’accusation d’avoir tronqué le manuscrit primitif. En marge de l’autographe, le sculpteur a crayonné ces mots : « L’original existe et je puis le produire » ; mais soit qu’il ait été égaré, soit que Falconet ait eu intérêt à le détruire, il ne s’est point retrouvé dans ses papiers. Occupé par un travail très-important — sans doute l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron — Diderot promettait néanmoins à Mme Falconet (Mlle Collot) de revoir cette correspondance dès qu’il aurait quelque loisir. Il n’en fit rien.

Méfiant, irascible, brutal même, « le Jean-Jacques de la sculpture » — un mot de Diderot — était, sous sa rude enveloppe, délicat et honnête. Privé du plaisir d’imprimer une controverse dont il tirait sans doute vanité, il ne laissa percer dans ses écrits aucune aigreur contre Diderot, ni aucune allusion à ce refus. Il ne pouvait oublier d’ailleurs que c’était à lui, à lui seul, qu’il avait dû l’honneur d’être choisi pour ériger la statue de Pierre Ier.

Au moment où la bibliothèque du philosophe allait être vendue à Catherine, en 1765, le prince Galitzin cherchait un artiste digne de concevoir et d’exécuter le monument que la czarine voulait élever à son terrible prédécesseur. Il s’adressait tour à tour à Pajou, à Coustou, à Vassé, qui lui demandaient, l’un 600,000 livres, l’autre 450,000, le dernier 400,000. Diderot, apprenant son embarras, lui présentait Falconet, dont les cinq figures exposées au Salon de cette année avaient été fort admirées (voir t. X, p. 426), et quelques jours après le traité se signait : « Ç’a été l’ouvrage d’un quart d’heure et l’écrit d’une demi-page. » Ce contrat, que M. Cournault a publié, mais que sa longueur nous empêche de reproduire dans cette notice, fait honneur à celui qui en a déterminé les clauses et à ceux qui les ont acceptées. Rien d’essentiel n’y avait été omis. Il était daté du 27 août 1766 ; le 8 septembre, Falconet quittait Paris, avec Mlle Collot, son élève, dont le talent précoce pouvait lui être et lui fut fort utile. Née à Paris, en 1748, Marie-Anne Collot, que Diderot et Grimm appellent Mlle Victoire, avait été abandonnée par son père, et son frère avait dû, pour vivre, entrer comme apprenti chez Le Breton. Élève de Falconet dès l’âge de seize ans, elle modela, sans le secours de son maître, divers bustes, entre autres celui de Préville en Sganarelle, celui de Diderot, celui du prince Galitzin « qui, dit Grimm, est parlant comme les autres. » L’excellente monographie de M. Cournault et le catalogue du Musée de la ville de Nancy, rédigé par ses soins, compléteront une liste d’œuvres que nous ne pouvons qu’indiquer. Mlle Collot serait depuis longtemps célèbre si la sculpture française avait parmi nous le rang qu’elle devrait tenir.

Falconet débarquait à peine, que Catherine écrivait à Mme Geoffrin, le 21 octobre 1766 : « … M. Diderot se sert du truchement Betzky pour répandre la sensibilité de son cœur à quelques centaines de lieues de son habitation ; il nous recommande ses amis, il m’a fait faire l’acquisition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil : c’est Falconet. Il va incessamment commencer la statue de Pierre le Grand. S’il y a des artistes qui l’égalent en son état, on peut avancer, je pense, hardiment qu’il n’y en a point qui lui soit à comparer par ses sentiments ; en un mot, c’est l’ami de l’âme de Diderot[5]. »

Le philosophe l’appelle en effet ainsi dans une des lettres qu’il lui adressa de 1766 à 1773, et dont chacune prouve sa sollicitude envers les deux absents, en même temps que la fermeté avec laquelle il défendait ses autres amis ou ses opinions.

Le modèle de la statue de Pierre Ier était terminé[6], mais la fonte, retardée par mille circonstances, n’avait pas encore eu lieu quand Diderot arriva en Russie. L’inscription qui devait être gravée sur le socle préoccupait Catherine qui, le 18 août 1770, écrivait à Falconet :

« N’ayez pas peur que je donne dans l’absurdité des inscriptions qui ne finissent pas. Je n’ai jamais pu entendre jusqu’au bout celle dont vous me faites mention. Je m’en tiens à celle que vous savez, en quatre mots : Petro Primo Catharina secunda. »

Diderot en proposa deux, l’une qui manquait de concision : Petro nomine primo monumentum consecravit Catharina nomine secunda, l’autre, aussi pesante que le rocher dont elle évoque l’image : Conatu enormi saxum enorme advexit et subjecit pedibus heroïs redivira virtus !

Toutes deux furent rejetées. Ce léger échec le blessa moins que la réception de Falconet chez qui il comptait loger ; celui-ci s’excusa de ne pouvoir lui donner la chambre dont il avait disposé pour son fils qui venait également d’arriver. Diderot s’en fut chez M. de Nariskin qui le garda jusqu’à son départ. « La lettre que mon père écrivit à ma mère sur la réception de Falconet est déchirante, dit Mme de Vandeul. Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à Pétersbourg, mais l’âme du philosophe était blessée pour jamais. »

La rupture n’éclata que dans les premiers mois de 1774 ; car la dernière lettre de notre série est datée du 6 décembre 1773, et l’on ne se douterait guère en la lisant du ressentiment de celui qui l’écrivit. Il y reprend la vieille querelle de la prétendue supériorité des anciens sur les modernes ; il loue Falconet d’avoir osé confier l’exécution de la tête du czar à Mlle Collot ; il s’y montre, en un mot, ce qu’il était jadis rue Taranne ou dans la « chaumière » de la rue d’Anjou. Mais le charme était rompu ; le pieux auto-da-fé de Mme de Jankowitz permet précisément de croire que son aïeul dépassa peu après toute mesure. La blessure, cette fois, ne se referma pas et les deux amis ne se revirent jamais.




  1. Celle du 15 novembre 1769 avait été donnée par Mme de Jankowitz à M. le comte de Warren qui l’a communiquée à M. Ch. Cournault.
  2. 1er novembre et 1er décembre 1806, 1er janvier et 1er février 1807.
  3. Tome II (2e période), 1869, p. 117-144.
  4. Pieces written by Mons. Falconet and Mons. Diderot on sculpture in general and particularly on the celebrated statue of Peter the Great, now finishing by the former at the St Petersburg. Translated from the French, with several additions, by the Rev. William Tooke. London, 1774, in-4°. (Gravure d’après la statue). — Livre introuvable à Paris et à Londres.
  5. Recueil de la Société historique russe (1807-1873), 12 v. gr. in-8. Tome Ier.
  6. Le charmant dessin aux crayons noir et blanc d’Antoine Lossenko (Musée de Nancy), qui la représente telle qu’elle devait être sur la place de l’Amirauté, est daté de 1770.