Lettres à Falconet/12

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 219-224).


XI


Oui, mon ami, mon tendre ami, embrassez-moi, embrassons-nous. Vous arrivez, et tout en arrivant vous apprenez que la bienfaisante impératrice marie la fille de votre ami. Ce n’est pas à moi, c’est à mon enfant que vous devez tous des compliments. Des compliments, ô le vilain mot ! Des caresses, des embrassements, des marques de joie. Viens, mon enfant, approche, viens que je t’embrasse pour le maître et pour son élève. Mais me croyez-vous moins heureux que vous ? Croyez-vous que dans ces instants mon âme ne soit pas partagée entre mon bonheur et le vôtre ? Demandez-le à Prault, à Grimm, à Le Moyne et autres. Ils sont venus avec la foule de ceux qui ont applaudi à la munificence de Sa Majesté. Ils me parlaient d’elle, ils me parlaient de moi. Et je leur répondais de vous : « Il est arrivé. Ils sont arrivés. Ils se portent bien. Ils ont reçu le plus doux accueil. Tenez, voyez, lisez ce qu’il m’écrit lui-même, ce qu’il écrit au prince des charmes, de la grâce, de l’esprit, de l’affabilité de la souveraine. Il nous a perdus, il nous regrette ; mais le général Betzky nous remplace. Il fera certainement une grande chose, car il aura le repos sans lequel le génie s’éteint, le talent se cherche et ne se retrouve pas ». Mon ami, vous voilà donc dehors de la plus grande des inquiétudes. L’impératrice sait la pensée de votre monument et l’approuve, et comment avons-nous pu douter qu’elle ne l’approuvât ? Elle est grande cette pensée, elle est simple, elle est violente, elle est impérieuse, elle caractérise le héros. Vous me parlez du prince Galitzin ? Que voulez-vous, mon ami, que je vous en dise ? C’est une des belles âmes que le ciel ait formées. Il est heureux de ce que nous le sommes ; et il l’est autant que nous. Il me disait en m’embrassant : « Non, quand l’impératrice m’aurait donné un million à moi-même, je ne lui en saurais pas plus de gré que de ce qu’elle a fait pour vous. » Et croyez-vous que son rôle à Paris soit déplaisant dans ce moment ? Où est l’ambassadeur qui ait le droit d’être aussi vain que lui ? Il ne saurait faire un pas, il ne saurait entrer dans une seule maison, sans y entendre l’éloge d’une souveraine qu’il adore. — Ma foi, mon ami, il n’y a que ma position qui soit aussi agréable que la sienne.

Mais dites-moi, je vous prie, si c’est sa faute à lui que sa maîtresse soit grande.

Travaillez donc, mon ami, travaillez donc, bonne amie. Faites l’un et l’autre de belles choses. Tout vous y convie. Eh bien, nous vous avons donc desservis en vous annonçant trop favorablement. Tenez, il me prend envie de vous envoyer la lettre du général Betzky, afin que vous y lisiez de vos propres yeux que nous sommes des maussades qui ne connaissons que la moitié du mérite de nos amis et qui ne savons pas en parler comme il convient. C’est un des reproches qu’il me fait entre beaucoup d’autres. Par exemple, il ne veut plus être Son Excellence pour moi. Que diable voulez-vous que je réponde à cela, sinon de le prendre au mot ? Il est bien aisé de se défaire du titre quand on a la chose. Eh bien, quand la très-gracieuse souveraine daignait vous entretenir de vous et de moi, à votre avis, il n’y manquait donc qu’une chose, c’est que je fusse à votre place. Si j’y avais été, ce n’est pas comme cela que j’aurais dit : c’est que mon Falconet fût à côté de moi. Le père, la mère, la fille vous jettent leurs bras tout autour du col. Écrivez-moi, bonne amie. Écrivez-moi. Un M. Girard, qui part d’ici en qualité de médecin de M. l’hetman, vous a remis ou vous remettra une lettre de moi. Ne rabattez pas un mot de ce que vous y lirez. Prenez-y la mesure des sentiments que vous nous devez. Si Mme Diderot vient à mourir, vous aurez encore une mère à pleurer. Recevez mon compliment sur le portrait de Mlle Anastasia. Recevez-le d’avance sur celui de l’impératrice ; mon amie, mon ami, caressez bien le général Betzky, jetez-vous, s’il le faut, aux pieds de l’impératrice et obtenez-moi une copie de ce portrait. Il faut que je l’aie. Il faut qu’il soit placé devant moi. Il me fera sûrement faire quelque belle chose : car j’ai juré d’élever aussi un monument à ma bienfaitrice ; et ce serment sera rempli. Le vin du sculpteur va grand train ; je ne sais si vous vous portez mieux de tant de santés bues ; pour moi il ne tiendrait pas au prince que je n’en chancelasse quelquefois. J’ai souvent l’honneur de souper avec lui, et deux heures du matin nous ont surpris quelquefois le verre à la main et les noms du sculpteur et de son élève à la bouche. Vous dormez tandis que nous causons tendrement de vous. Saluez M. Michel de ma part. Puisqu’il a senti votre mérite, il n’est pas sot ; et puisqu’il met tout en œuvre pour vous servir, fût—il prêtre, fût-il diable ou pis encore, je l’en remercie et je partage votre reconnaissance. Je gage que ce M. Michel n’a jamais signé de sa vie avec plus de plaisir que la lettre de change pour votre ami. J’aime à me le persuader. Je crois sur mon âme que les bonnes actions engendrent les bonnes actions, et que s’il y a tant de fripons dans ce monde, c’est qu’il n’y a pas assez d’honnêtes gens. J’allai chez M. Baure pour toucher mon argent. Savez-vous bien que j’eus toutes les peines du monde à empêcher ce M. Baure, que je n’avais jamais vu, d’arrondir la somme défaillante de quelques sacs pour l’emploi que j’en voulais faire ? La bonté est peut-être plus épidémique encore que la malice. Tous ceux qui ont eu de l’amitié pour vous l’ont conservée et la conserveront. Grimm me charge de ses vœux pour votre bonheur et vos succès. Les Bron[1], les Van Loo, les Damilaville, les Naigeon n’ont tous qu’une voix. C’est un éloge où les noms de l’impératrice, du ministre, du sculpteur et de son élève sont entassés pêle-mêle, comme le sentiment du cœur les jette.

Notre petit Le Moyne commence cinquante phrases et n’en finit aucune ; il se fond en tendresse. Certainement cet homme vous chérit, et a l’âme tout à fait douce et bonne. « Mon enfant Falconet, dit-il, c’est qu’il est mon enfant… C’est que quand son père me l’amena… Non, il n’y avait pas un an que je l’avais vu que je lui disais : Il ne tient qu’à toi d’être simple comme Bouchardon, vrai comme Pigalle et chaud comme moi… et le voilà… une belle chose, je réponds qu’il la fera… » Et puis il faut voir la mine touchante, les grimaces pathétiques, les convulsions qui accompagnent ce ramage décousu. M. Collin a rendu visite au prince de Galitzin, qui est enchanté de son honnêteté. J’ai vu deux fois votre cousine. Je ne saurais oublier Perraut. Perraut, mon ami, irait vous voir à Pétersbourg si vous lui faisiez signe. Il faut qu’au fond vous ne soyez pas trop méchant puisque votre domestique même se souvient de vous et vous regrette. Vous allez donc au bal ? Y dansez-vous l’ours ? Mlle Collot tient-elle le ruban ? Mon ami, comptez que vous dansez l’ours sublimement. Vous n’y reconnaissez donc pas l’impératrice ? Et qui diable aussi reconnaîtrait la plus grande souveraine du monde sous la casaque de ce gueux de saint François ?

Mon ami, qui sait ce que l’impératrice fera de moi ? Qui sait si le monument même que j’ai projeté d’élever à sa gloire ne m’enverra pas à Pétersbourg ? Cet endroit pourrait bien être le seul du monde où il me fût permis de l’élever. Hâtons-nous toujours nous de débarrasser des entraves qui nous lient. Fermons notre porte aux importuns, et mettons la main à l’ouvrage. On est sans génie ou on le trouve dans ma position et la vôtre. Célébrez le czar Pierre. Je célébrerai Catherine de mon côté ; ce que je lui dois remplacera peut-être ce qui manque au talent. La reconnaissance fit une fois faire à Chapelain une ode sublime. Je vaux mieux que Chapelain, et il n’avait qu’un ministre sanguinaire à chanter. Si je vais jamais à Pétersbourg j’y porterai ma pyramide entre mes bras. Puissé-je encore vous y trouver ! J’ai supplié le général Betzky de fermer pour moi la main bienfaisante de l’impératrice. Je n’ai qu’un enfant et j’ai plus de quatre mille six cents livres de rente. Si elle ne sait pas être heureuse avec deux fois plus de revenu que son aïeul n’en a laissé à son père, c’est qu’elle sera folle, et il n’y a point de bonheur pour les fous. Mais il me resterait deux choses à obtenir et c’est à vous que je voudrais bien les devoir. Ce buste, mon ami, ce buste dont je vous ai parlé plus haut, et auquel je reviendrai jusqu’à ce qu’il me soit accordé, et puis les deux médailles qu’on a envoyées à d’Alembert et à Marmontel. Tout le monde les va voir chez eux. On s’avise aussi quelquefois de me les demander, et je vous avoue que j’ai quelque honte à ne montrer qu’une mauvaise gravure, ou qu’un pauvre bronze. Si cependant il y avait de l’indiscrétion, après tant de grâces obtenues et si peu méritées, d’en solliciter encore de nouvelles, gardez le silence.

Bonjour, mon ami, portez-vous bien. Écrivez-moi sans cesse. Lorsque vous aurez l’occasion de faire votre cour à Sa Majesté Impériale, ne séparez jamais mon hommage du vôtre. Eh bien ! vous persistez donc, malgré mes sentences, dans votre mépris pour la postérité ? Savez-vous à qui vous ressemblez ? au poëte anglais Pope : il ne pouvait souffrir qu’on le louât comme grand poëte, il voulait être loué comme honnête homme ; à la vieille duchesse du Maine : elle ne pouvait pas souffrir qu’on la louât comme femme d’esprit, elle voulait être louée comme belle. Vous dédaignez le lot qui vous est assuré ; vous n’ambitionnez que celui qui peut vous échapper. Le bonheur présent, si vos contemporains vous avaient de tout temps rendu la justice que vous méritez, peut-être feriez-vous plus de cas de la justice de l’avenir. Mais il faut convenir que nous sommes bien hargneux tous les deux, puisqu’une distance de sept cents lieues ne nous empêche pas de nous lancer des traits. Mais serez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle au jugement de ma bienfaitrice ? Prenez-y garde, mon ami. Cette femme-là est ivre du sentiment de l’immortalité, et je vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité. Tenez, j’ai lu écrit de sa main dans une lettre à Mme Geoffrin : Ce que j’ai fait pour Diderot est bien ; mais cela n’immortalise pas. À présent, dites encore du mal de ces deux sentiments sacrés, si vous l’osez. Allez les attaquer après cela dans l’auguste sanctuaire que je vous désigne. Désabusez, si vous pouvez, cette grande âme du plaisir de se savoir divinisée par des hommes séparés d’elle de la distance du pôle à l’équateur. Elle est heureuse par les éloges qu’on fait d’elle dans des contrées où elle n’est pas, et elle sent juste. Pourquoi cesserait-elle de sentir juste, si elle accroissait en elle-même ce bonheur de celui d’être heureuse dans des temps où elle n’est pas davantage ? Quand elle parcourt l’histoire d’Angleterre, n’est-il pas doux pour elle de pouvoir substituer le nom de Catherine à celui d’Élisabeth ? Nous existons dans le passé par la mémoire des grands hommes que nous imitons, dans le présent où nous recevons les honneurs qu’ils ont obtenus ou mérités, dans l’avenir par la certitude qu’il parlera de nous comme nous parlons d’eux. Mon ami, ne rétrécissons pas notre existence, ne circonscrivons point la sphère de nos jouissances. Regardez-y bien. Tout se passe en nous. Nous sommes où nous pensons être. Ni le temps ni les distances n’y font rien. À présent vous êtes à côté de moi. Je vous vois, je vous entretiens. Je vous aime. Je tiens les deux mains de Mlle Collot, et, lorsque vous lirez cette lettre, sentirez-vous votre corps ? Songerez-vous que vous êtes à Pétersbourg ? Non. Vous me toucherez. Je serai en vous, comme à présent vous êtes en moi. Car, après tout, qu’il y ait hors de nous quelque chose ou rien, c’est toujours nous que nous apercevons, et nous n’apercevons jamais que nous. Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. Je sais bien m’en départir dans l’occasion. Adieu, mon amie, adieu, mon bon ami. Embrassez-vous tous les deux pour moi.


À Paris, ce 20 décembre 1766.



  1. Bron était taxateur des postes et inspecteur général du bureau de départ. On retrouvera plusieurs fois son nom dans les lettres à Mlle Volland.