Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et Ogareff (9-04-1863)

La bibliothèque libre.
Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen et à Ogareff - 9 avril 1863



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


9 avril.


Eh bien ! mes amis, je vous demande pardon. Vous avez raison et j’avoue que j’ai joué vis-à-vis de vous le rôle d’un idiot. J’ai pensé à ma lettre après l’avoir mise à la poste, et j’en ai eu le cœur gros. J’aurais voulu la reprendre, mais il était trop tard. C’est une mauvaise lettre, car elle ressemble à un reproche injuste dicté par un sentiment qui n’est pas plus noble qu’il n’est élevé. L’idée absurde que vous auriez hésité à risquer vos têtes pour une cause à laquelle vous avez sacrifié votre vie entière, ne pouvait entrer dans mon esprit. Vous ne deviez pas mesurer ma foi en vous avec la même mesure que vous me mesurez la vôtre. Vous avez des doutes à mon égard, des hésitations ; quant à moi, je n’en ai point. Bien que souvent, je discute avec vous, et que parfois, je combatte vos idées, vous restez toujours mes suprêmes conseillers, ma forteresse ; et, lorsque vous êtes contents de moi, je le suis aussi moi-même ; il n’y a rien au monde alors qui puisse me donner d’inquiétudes.

En vous disant dans ma lettre, que vous n’aviez voulu donner à la cause que vos sentiments généreux et vos bons vœux, tandis que moi, je risquais pour elle ma tête, j’avais en vue cette cause spéciale, bien plus polonaise que russe et non pas la grande cause nationale que vous servez. Croyez-moi, mes amis, car c’est là la pure vérité. D’ailleurs, ne recevant pas depuis longtemps de nouvelles de ma femme, j’étais énervé et abattu, tout envahi par la tristesse. Je suis sorti de mon lit et j’ai écrit une bêtise que je vous prie de me pardonner.

De plus, je ne pouvais me faire à cette idée que vous n’aviez pas assez confiance en moi. Et dans cette même lettre que j’avais commencée étant encore à Helsinborg, je m’en suis plaint à vous-mêmes, en termes qui ne vous agréèrent pas ; mais je ne veux pas la refaire. À présent, je vois clairement que vous n’y êtes pour rien, toute la faute en est à Cwierczakiewicz.

Seulement, pourquoi ne m’avez-vous pas informé de l’arrivée de ma femme ? Enfin, Dieu merci, elle est avec moi et je suis heureux. Elle est bien brave, ma femme. Et quant à savoir garder un secret, je te dirai tout bas, mon cher Herzen, qu’elle sait le faire mieux que moi.

Je continue mon récit.

Dès que je fus à bord, j’eus la conviction parfaite que mon unique allié était Demontowicz, votre noble et sincère ami, qui malheureusement, est brisé par la maladie et la douleur. Lapinski est un homme vaillant, habile et intelligent, mais c’est tout au plus un simple condottière et un patriote haineux et étroit, détestant les Russes avant tout. En sa qualité de militaire, et grâce à ce métier, il déteste et méprise les masses populaires, même dans son propre pays.

Après avoir examiné ce tempérament de plus près et l’avoir plus justement apprécié avec l’aide de Demontowicz, je vous l’avoue, j’ai conçu des doutes sur le succès de notre entreprise russe dans ce milieu exclusivement polonais. Pour qu’elle aboutît, il eût fallu de leur part beaucoup de sympathie et de foi envers nous, ce dont ils sont fort éloignés, à l’exception de Demontowicz. Lapinski me complimenta par de belles paroles, mais je ne pus les prendre au sérieux. Il nourrit un sentiment de haine jalouse contre Demontowicz, et je ne doute pas qu’il voudra profiter de la première occasion qui se présentera pour l’anéantir. Demontowicz, de son côté, l’a en si grande méfiance, que, d’après ses propres aveux, il évite même d’accepter un aliment quelconque de ses mains, de peur d’être empoisonné !

Une jolie expédition dont les deux chefs de l’entente desquels dépend le succès, entretiennent de pareilles relations entre eux ! Ajoutez à cela la maladie du pauvre Demontowicz qui en est brisé au point de se tenir à peine sur pied et de ne pouvoir proférer une parole. Sur qui pouvais-je donc m’appuyer. Est-ce sur le compère, l’intrigant, Léon Mazurkiewicz ? Ou encore sur ce bavard de Bobczinski ?

Au commencement, tous les deux me flattèrent ; mais dès que je leur eus tourné le dos, ils se mirent à m’injurier. Enfin, ce petit Juif de Tugendbold, pour lequel j’eus d’abord beaucoup de sympathie, n’était en somme, je l’ai appris plus tard, que « l’âme damnée » de Lapinski, chargé par celui-ci d’espionner tout le monde.

Les plus vaillants de toute cette expédition étaient les jeunes Polonais sincèrement dévoués à la cause, qui allaient gaiement à la mort, sans faire de phrases. Avec eux, on mourrait sans tristesse. La position de notre Reinhard n’était pas des plus enviables. On l’appelait Moscal[1] et on lui demandait ce qu’il était venu faire au milieu des Polonais ? Cependant, ni Lapinski, ni Demontowicz lui-même ne voulurent se donner la peine d’expliquer à leurs compatriotes la présence du jeune Russe parmi eux, ce qui, à mon avis, eût été indispensable : Bref, à chaque pas, je me suis heurté à des malentendus occultes, songeant qu’il fallait avoir une foi bien ferme en notre bonne étoile pour espérer la réussite de cette malencontreuse expédition. La trahison de notre capitaine, systématiquement tramée, lui a porté le dernier coup.

À la suite des négociations que l’agence de la Compagnie s’évertuait à éterniser, celle-ci se décida, enfin, à nous donner un capitaine et un équipage danois, afin de conduire notre malheureux vapeur, abandonné des Anglais, seulement jusqu’au port de Malmoë, et non plus loin. Quand à nous mener à Gothland, l’agence ne voulut pas en entendre parler. Le capitaine et les matelots pourtant consentirent. . . . . . . . . . . .


Nota. — Nous n’avons pas la fin de cette lettre. L’histoire de cette expédition, organisée sous la direction de personnages équivoques, est racontée par Herzen dans ses « Œuvres posthumes. » (Drag.).


  1. Moscovite, terme de mépris et de haine que les Polonais donnent aux Russes (Trad.).