Lettres à Mademoiselle Jodin/09

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Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 397-398).


IX

À LA MÊME, À VARSOVIE.
21 février 1768.

J’ai reçu, mademoiselle, et votre lettre et celle qui servira à arranger votre compte avec M. Dumolard, et votre certificat de vie et la procuration très-ample que vous m’accordez pour traiter de vos affaires, et la lettre de 12,000 francs sur MM. Tourton et Baure. Comme cette lettre est à un mois et demi d’échéance, cela me donnera le temps de me retourner et de préparer un emploi sûr de votre argent. Vous êtes bien plus sage que je ne vous croyais, et vous me trompez bien agréablement. Je savais que le cœur était bon ; pour la tête, je ne pensais pas que femme au monde en eût jamais porté sur ses épaules une plus mauvaise. Me voilà rassuré sur l’avenir ; quelque chose qui puisse vous arriver, vous avez pourvu, pour vous et pour votre mère, aux besoins pressants de la vie. Je verrai M. Dumolard incessamment. Je souhaite que notre entrevue se passe sans, aigreur ; j’en doute. Je ne prononce rien sur la droiture de M. Dumolard, mais je ne puis faire un certain cas d’un homme qui divertit à son propre usage un argent qui ne lui appartient pas. Ninon, manquant de pain, n’aurait pas fait ainsi. Je me hâte de vous tranquilliser. Hâtez-vous de me répondre sur les propositions que je vous fais au nom de M. Mitreski, chargé de former ici une troupe. Je me sers du mot propre, et vous savez, par le cas que je fais des grands talents, en quelque genre que ce soit, que mon dessein n’est pas de vous humilier. Si j’avais l’âme, l’organe et la figure de Quinault-Dufresne, demain je monterais sur la scène, et je me tiendrais plus honoré de faire verser des larmes au méchant même sur la vertu persécutée, que de débiter dans une chaire, en soutane et en bonnet carré, des fadaises religieuses qui ne sont intéressantes que pour les oisons qui les croient. Votre morale est de tous les temps, de tous les peuples, de toutes les contrées ; la leur change cent fois sous une très-petite latitude. Prenez donc une juste opinion de votre état : c’est encore un des moyens d’y réussir. Il faut d’abord s’estimer soi-même et ses fonctions. Il est difficile de s’occuper fortement d’une chose qu’on méprise. J’aime mieux les prédicateurs sur les planches que les prédicateurs dans le tonneau. Voyez les conditions que l’on vous propose pour la cour de Pétersbourg. Pour appointements, 1,600 roubles, valant argent de France 8,000 francs ; pour aller, mille pistoles, autant pour revenir. On se fournit les habits à la française, à la romaine et à la grecque ; ceux d’un costume extraordinaire se prennent au magasin de la cour. On s’engage pour cinq ans. Il y a carrosse pour le service impérial seulement. Les gratifications sont quelquefois très-fortes, mais il faut, comme partout ailleurs, les mériter. Qu’aussitôt ma lettre reçue vous m’instruisiez de vos desseins, et que M. Mitreski sache s’il doit ou ne doit pas compter sur vous. Au cas que les 8,000 francs et le reste vous conviennent, faites deux lettres, à huit jours de date l’une de l’autre, dans l’une desquelles vous demanderez plus qu’on ne vous offre, et dans la seconde vous accepterez les offres qu’on vous a faites ; envoyez-les toutes les deux à la fois. Je ne produirai d’abord que la première. Surtout expliquez-vous clairement ; ni M. Mitreski ni moi n’avons rien pu comprendre aux précédentes. Bonjour, mademoiselle, vous voilà en bon train ; persistez, je ferai, pour l’avancement de vos affaires ici tout ce qui dépendra de moi.