Lettres à Sixtine/Chant royal de l’éden

La bibliothèque libre.

CHANT ROYAL DE L’ÉDEN




JÉSUS, le chimérique empire,
où tu règnes en doux Seigneur,
n’est pas l’oasis où j’aspire
ni l’idéal de mon bonheur.
Ce monde désolé, que blesse
un cœur hautain, en sa noblesse,
m’a fait un génie amer, noir,
fait de dédain et de savoir :
je ne crains le gel ni la flamme,
Jésus, il n’est en ton pouvoir,
l’éden que je veux pour mon âme.

L’éden que je prétends élire
n’est pas plus vaste que mon cœur :
j’y vois des lacs bleus où se mire
mon regard, en joie ou douleur,
soit que la brume ou la liesse
avive ou voile leur tendresse,
lacs si profonds qu’on y peut voir
le jour, le matin et le soir,
ciel qui s’éteint, ciel qui s’enflamme :
et je contemple en ce miroir
l’éden que je veux pour mon âme.


Mousses dont la blondeur attire
vers le charme de leur fraîcheur ;
Source où tout deuil et tout martyre
n’est plus que joie et que douceur,
fontaine d’extase et d’ivresse,
ô réconfort de la détresse,
apaisement du désespoir,

permets que, plein de nonchaloir,
désaltéré par ton dictame
je trouve en toi, sans plus douloir,
l’éden que je veux pour mon âme.


Harmonieux et fier navire
au rythme indolent et vainqueur,
ô nef, qui jamais ne chavires,
berce ma peine et ma langueur :
double voile qu’un souffle presse
et qu’une âme parfois oppresse,
prends pour passager mon espoir,
vogue, ô nef qui sais m’émouvoir !
O nef à la rose oriflamme,
ton vol blanc me fait entrevoir
l’éden que je veux pour mon âme.


Autel aux piliers de porphyre
où s’évapore la douleur,

c’est sur ton marbre que j’aspire
à l’holocauste de mon cœur :
autel tout rempli d’amour,
laisse qu’après le sacrifice, ivresse,
alors que se meurt l’encensoir,
je me fasse, ô doux reposoir,
pendant que ton encens me pâme,
à genoux devant l’ostensoir,
l’éden que je veux pour mon âme.



ENVOI


Roi des Cieux, je sais mon devoir,
mais tu ne voudrais recevoir
ce chant où des grâces de femmes
montrent en un secret miroir
l’éden que je veux pour mon âme.

CONTRE-ENVOI


Reine dont j’aime le pouvoir,
daigne de mes mains recevoir
ce chant où ta grâce de femme
révèle en un secret miroir
l’éden que je veux pour mon âme


19-21 juillet 1887.