Lettres à Sixtine/Je suis parti

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Dimanche, 15 mai 1887, 10 h.


JE suis parti, j’ai marché, dîné, causé comme un halluciné et pendant deux jours, chère, jusqu’à ce que je vous revoie, j’aurai devant les yeux cette figure adorée voilée par la contrariété dont je suis la cause. Je sors et je me réfugie dans un café où je vous écris ceci sans être bien sûr que je vous l’enverrai, ni même que vous le lirez demain matin, puisque votre système m’est connu de n’ouvrir vos lettres qu’à de certains moments.

Voilà cette sottise et cette brutalité des hommes, de ceux qui ne sont pas même des plus indélicats, de ne pas prévoir l’effet d’une soudaine déception. Comme elle m’est pénible, trois fois chère adorée, cette pensée que je vous ai été cruel, même involontairement, car volontairement je ne le pourrais. À peine sorti, j’eus cette idée d’envoyer une dépêche, de rentrer, mais l’impression était causée, hélas ! et rien sur le moment n’aurait pu l’effacer. Et ce recul, cet éloignement instantané que vous avez senti et manifesté contre moi ! Vous n’avez rien dit, mais est-ce que je ne lis pas en vous, est-ce qu’un seul des traits de votre visage peut se contracter sans que j’en subisse l’impression ? J’ai beau faire, je vous vois toujours telle que je vous ai quittée, et c’est irréparable. Oh ! de vous avoir causé un chagrin je m’en veux et je ne puis rien que d’en souffrir, moi aussi. Je souffre de cela plus que de tous les doutes, de toutes les sécheresses que j’ai pu éprouver depuis que vous m’êtes clémente. Peut-il être rien de plus dur que de faire naître même une légère contrariété dans une femme que l’on aime si intimement que la moindre de ses souffrances se répercute au centuple en soi-même ?

Et tout cela pour une si petite cause ? Il n’est pas de petites causes, il n’est que de petits effets, et comment aurai-je pu supporter légèrement votre attitude froissée ? Tous les reproches, soyez-en bien sûre, sont pour moi, je ne me pardonne pas, toute autre impression à part, d’avoir commis cette faute. Demain, peut-être, quand vous aurez ces phrases, tout cela ne vous semblera que phrases et j’aurai manqué au principe de n’évoquer que les impressions qui se peuvent instantanément partager. Si tout cela demain est absurde, du moins vous en dégagerez le sentiment et vous aurez de mon écriture comme amende honorable. Ecrire ce qu’on sent, le dire est également impossible, peut-être à un certain degré, quand les sensations dépassent les mots, quand rien, il semble, ne les rend, tant elles sont profondes, ni les gestes, ni les abandons, ni les étreintes. Voyez comme je suis imprudent ; non pas seulement j’essaie de dire, mais j’ose écrire avec sincérité, et si je parais fou, qu’importe ? je ne suis pas faux. Après tout c’est un extrême plaisir que d’être sincère, même en étant incohérent. Croyez-vous que je le sois, sincère, en ce moment ? Peut-être que non, car je reste en deçà, et je ne puis dire tout ce que je pense qu’en disant : je ne dis pas tout. Peut-être vaut-il mieux, comme vous, se taire tout à fait que de n’arriver qu’à un à peu près.

Enfin, je suis bien puni de ma sottise et j’y reviens toujours, puisque je vous ai toujours devant les yeux telle que je vous ai quittée. Que je ne vous fasse pas une nouvelle peine en vous écrivant ceci, je n’ai que ce que je mérite et je voudrais souffrir cent fois plus, comme châtiment.

Avoir mis une tristesse dans vos yeux, une dureté dans votre regard, une contraction dans vos lèvres, de l’ironie dans vos paroles, de la raideur dans vos gestes, de la froideur dans vos mains chères ! Ainsi je vous ai été odieux, haïssable pendant un instant, au moins ? Peut-être, pourtant, avez-vous été un peu dure, ma chère âme, peut-être auriez-vous pu me laisser partir sous une impression moins déprimante, je m’exagère si facilement les côtés attristants des choses. Mais je sais aussi que cela a été tout à fait spontané chez vous et involontaire. Vous pouviez dissimuler, vous en avez la force, je préfère que vous vous laissiez aller à vos impressions, dussé-je en souffrir, et, si vous le permettiez, orgueilleuse, je vous en saurais gré.

Je ne vous reverrai donc pas d’ici deux jours, et dans deux jours, je ne vous aurai qu’au vol. Au moins, aurez-vous surmonté votre impression ? Je ne vous reverrai pas sans crainte, tellement vous avez le pouvoir, comme Zeus dans l’Olympe, de faire en moi le calme et la tempête, la nuit et le jour d’un froncement de vos sourcils ou d’un sourire de vos lèvres. Oh ! il y a une telle intonation de votre voix d’une si pénétrante et si infinie douceur qu’on irait dans les supplices pour l’entendre. C’est ainsi et riante que je veux, en imagination, vous voir et vous entendre ces deux jours, que je le voudrais si j’avais la légèreté d’oublier que je ne l’ai pas mérité.

Adieu, ma chère vie.
10 h. 3/4.