Lettres à Sixtine/Que j’ai une amie précieuse !

La bibliothèque libre.

Geffosses, samedi soir.


QUE j’ai une amie précieuse ! Comment, je tenais beaucoup à avoir cet article sur Carducci dont j’avais vu le titre et elle trouve moyen de se le procurer ! C’est de la sorcellerie pure ! Ainsi, sans me le dire, on savait qu’il faut me tenir au courant de la littérature italienne. La surprise est charmante, toute utilité à part, et me cause un plaisir très vif et très inattendu. Comment savait-on encore que je tiens à noter tout ce qui paraît sur Leopardi ? Les autres nouvelles littéraires sont également bonnes à savoir. Ceci s’appelle entendre la collaboration. On peut communiquer l’article du Voltaire. Mon bonhomme de poète, qui l’a lu le trouve de son goût, supérieur aux ordinaires articles de journaux. — Je trouve très agréable cette manière d’agir des tendresses ; tu as été aussi tendre en lisant et en notant pour moi qu’en m’écrivant de jolies choses. Je le prends ainsi, tu vois, mon amie, que ce n’est pas décourageant. — C… a toujours eu l’habitude des cartes postales ; j’en ai de lui toute une collection ; je ne crois pas qu’il en ait autant de moi. C’est un garçon qui fait des économies de politesse pour sa petite famille. Si mon second article passe au Voltaire — et si ce n’est là, ce sera ailleurs — il est à prévoir que mon nom sera répété plus d’une fois. Bien lancé, ce paradoxe sur la pucelle pourrait servir de thème aux patriotes pour qui les gloires sacrées de la France, etc…, de thème pour me dauber, ce qui serait réjouissant. Le Voltaire pourrait bien avoir eu peur de cela ; et pourtant, il y a celle de son patron ! Oui, mais il y a aussi la gloire la plus pure, etc… — J’apporterai le cachet en question, à moins, ce qui est invraisemblable, que mon père ne s’y oppose. À la vérité, il n’y a que celui-là où ses armes soient seules ; les autres ont, accolées aux siennes, celles de ma mère. Très juste le passage sur ceci, qu’il faut penser à se maintenir, une fois arrivé. Quant à cette crainte d’arriver trop vite, je la crois chimérique. Je puis arriver, à mon âge, sans danger, ne me sentant aucunement dans la voie de la stérilité, au contraire. Puis, une fois arrivé, c’est-à-dire connu, si au lieu d’un but général on a des buts particuliers, telle œuvre, tel succès spécial, un genre différent de celui dans lequel on s’est fait connaître, une bataille à gagner sur un terrain neuf, le théâtre. — Il y a eu, ai-je appris aujourd’hui, un article de Marcel Fouquier dans LE XIXe SIÈCLE (vers mars ou avril), où il notait que j’avais été le premier à parler en France du poète américain. Peut-être qu’avec la complicité de Paul T… on pourrait feuilleter quelques numéros de ce journal ; à moins que le temps manque, et, en ce cas, je le ferai moi-même à mon retour.

M’adresser les lettres mises à la poste lundi, à Coutances, poste restante ; celle mise à la poste mardi, au Château de la Motte, Bazoches-en-Houlme (Orne). Mercredi, elle pourrait arriver trop tard ; ce jour, moi, je t’écrirai pour la dernière fois. Jeudi je serai très, très, très impatient et vendredi matin, heure dite, vers 5 h. moins le quart (le train arrive à 4 h. 15, gare Saint-Lazare, cette fois), enfin je te retrouverai. Je t’en prie, mentalement — moi je l’efface d’un trait de plume — retire le mot dont tu qualifies ta lettre. Il n’est pas vrai, et il est laid. En tout ce que tu m’écris tu me prouves que tout ce qui m’intéresse t’intéresse ; n’est-ce pas aimer cela, et le dire, encore que d’une façon détournée ?

Pas de lettres ! Gourmande, elle met le mot au pluriel. Eh bien ! hier, il y en eut deux et trois enveloppes, sommes-nous contente ? Elle n’a qu’à dire : encore, encore, et on lui obéit. Si j’étais en prison, je t’écrirais tout le temps, — il y a tant de manière de dire qu’on l’aime à celle qu’on aime uniquement ! — mais je ne suis qu’un prisonnier en liberté.