Lettres à Sophie Volland/116

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 287-288).


CXV


Paris, le 20 octobre 1768.


Votre dernière lettre, n° 8, mademoiselle, est du 29 septembre ; et c’est aujourd’hui jeudi 20 octobre[1]. Faites-moi la grâce de m’apprendre si j’ai commis quelque faute qui m’ait fait perdre l’amitié de madame votre mère, l’estime de Mme de Blacy ou la vôtre. Un silence de vingt jours est bien propre à me donner les plus vives inquiétudes sur mon compte ou sur le vôtre. Je n’ai pas manqué un seul jour d’aller chez Damilaville y chercher une ligne de votre main. Comme il pourrait lui paraître, et que, depuis quelques jours, il me semble à moi-même, que ce n’est pas l’intérêt de sa santé qui me conduit chez lui, je n’ose plus lui demander s’il n’a rien à me remettre. J’aime mieux attendre jusqu’à neuf heures, dix heures du soir, qu’il songe de lui-même à m’offrir quelqu’une de vos lettres ; et je ne devrais pas vous dire tout le chagrin que je ressens lorsque je vois arriver le moment de le quitter sans en avoir reçu.

S’il est arrivé quelque accident à l’une de vous, ne me le laissez pas ignorer plus longtemps. Vous ne savez pas les idées qui me passent par la tête : c’est à me la faire tourner.

J’aurais à vous amuser d’une infinité de choses extraordinaires, parmi lesquelles une aussi extraordinaire qu’il m’en soit jamais arrivé dans ma vie, et que j’avais devinée, annoncée d’avance ; mais je n’ai pas la liberté d’esprit nécessaire pour un récit de cette nature. Ayez donc la bonté de me rendre le sens commun : j’en ai encore besoin quelquefois. Mademoiselle, si vous n’êtes pas dangereusement malade, ou Mme de Blacy ou maman, vous êtes bien cruelle. Vingt-un jours de suite sans dire un mot, sans donner le moindre signe de vie ; je n’y conçois rien, mais rien du tout, et j’aime mieux n’y rien concevoir que de me livrer à mes conjectures. Intercepte-t-on mes lettres ? Vos réponses se perdent-elles ? Je vous ai écrit avec la plus grande exactitude. Je ne vis Damilaville avant-hier qu’un moment, fort tard. C’était un jour de bataille. Je ne le vis point hier. La mauvaise santé de la mère et de sa fille avait fait renvoyer mon bouquet au 13. mon Dieu, que je suis étourdi ! Tenez, sans cette circonstance, je ne me serais pas aperçu que ce n’est qu’aujourd’hui le 13.

Vous êtes moins coupable d’une semaine ; c’est quelque chose ; cela me rassure un peu. J’irai cette après-midi chez Damilaville, et j’espère en revenir plus content de vous. Il faut que le temps m’ait cruellement duré. N’allez pas prendre cet ennui pour la mesure de mon attachement. Ce serait pis que le premier jour ; je veux bien que cela soit, mais je ne veux pas que vous le sachiez. Ah ! si je puis une fois cesser de vous aimer toutes, je n’aimerai plus personne : cela fait trop de mal. Mais je crains bien d’en avoir pour toute ma vie.

Bonjour, maman. Je vous prie en grâce de gronder un peu mademoiselle. Je me suis amendé, moi ; mais voyez comme cela me réussit. Je vous présente mon respect. J’embrasse de tout mon cœur Mme de Blacy, si elle le permet ; mais pour ce méchant enfant qui s’obstine à se taire, rien, rien, rien du tout. Oh ! je suis bien piqué ! Ce qui me fait enrager, c’est que cela ne durera pas, et que ce soir je serai peut-être plus doux qu’un agneau.



  1. Diderot commet ici une erreur qu’il explique et rectifie dans le cours de cette lettre ; elle devrait porter la date du 13 octobre.