Lettres à Sophie Volland/121

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 303-309).


CXX


Paris, le 22 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Votre départ n’est pas encore fixé. Est-ce que ces mauvais temps-ci ne hâteront pas votre retour ? Que faites-vous au château d’Isle, que vous ne fissiez mieux encore dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre ? Il y a là un jardinet pour le premier rayon du soleil ; des amis que vous désirez et qui vous attendent ; une petite table verte sur laquelle on peut s’accouder ; des nouvelles vraies ou fausses qu’on tient de la première main ; un âtre autour duquel on peut se presser dans les grands froids ; quelques amusements que rien ne peut remplacer à la campagne, lorsque la pluie, les vents, les frimas, ne permettent plus de s’éloigner de la maison. Il y a des jours où nous ferions bien à trois ou quatre la monnaie de l’abbé Marin.

Où est le temps où mon impatience, mon dépit, ma colère vous auraient fait grand plaisir ? où vous auriez été enchantée que je n’eusse donné le temps ni à mes lettres ni à vos réponses d’arriver ? où deux jours passés sans avoir entendu parler de moi m’auraient été reprochés comme un silence de deux semaines ? Cela vous paraît injuste aujourd’hui : vous êtes d’une justesse admirable dans vos calculs ; on ne saurait avoir plus de raison que vous en avez acquis ; vous ne vous fâchez plus ; vous ne voulez plus que je me fâche ; voilà qui est dit : je ne me fâcherai plus.

Mme Van Loo a pensé mourir d’une humeur dartreuse qui s’était jetée sur la poitrine ; mais les crachements de sang purulent ont cessé, et elle court les rues jusqu’à nouvel ordre.

Mme de Coaslin ne me verra pas : je l’ai déclaré net à M. Dubucq, qui entrait chez moi au moment même où j’ouvrais le gros paquet de Mme de Blacy. Dites à cette bonne mère d’être parfaitement tranquille sur le compte de son fils ; il a tout ce qu’il lui faut, j’en ai la parole expresse de M. Dubucq qui n’est homme ni à promettre ce qu’il ne veut pas faire, ni à garantir comme fait ce qui ne l’est pas. Les lettres que vous m’adressez par Damilaville me parviennent franches ; si je ne vous ai pas répondu plus tôt sur cet article, c’est qu’il est on ne saurait moins important.

D’où je connais Mlle Guimard ? Mais, de tout temps, il y a eu cent moyens, et, à mon âge, il y a cent raisons de connaître la Guimard. On trouve dans ces filles-là je ne sais combien de ressources essentielles qu’on ne peut espérer dans une honnête femme, sans compter celle d’être avec elles comme on veut : bien, sans vanité ; mal, sans honte. Au reste, c’est M. de Falbaire, l’auteur de l’Honnête criminel, qui la fréquente, je ne sais pas pourquoi, qui m’a garanti, par son indiscrétion, de l’embûche de M. Dubucq et de Mme de Coaslin.

Je me suis trouvé au rendez-vous mystérieux ; mais je me suis refusé net à ce qu’on en attendait. Qu’en attendait-on ? Si maman se met à y rêver, elle le trouvera avant la fin de deux ourlets. Pour vous, mesdames, je vous conseille de ménager vos têtes : cela est au-dessus de vos forces.

Que diable votre religieuse ne jette-t-elle son froc aux orties, et ne se réfugie-t-elle dans quelque coin ignoré où elle vivrait et mourrait en paix ? Donnez-lui ce conseil que Mme de Blacy ne désapprouvera pas. Il faut être Épictète en personne pour ne se pas damner dans un cachot.

J’y ferai de mon mieux pour qu’elles vous parviennent, ces fables de Voltaire ; mais vous seriez bien aimables de venir les chercher. C’est entendre assez mal son intérêt que de vous envoyer de l’amusement ; si vous pouvez avoir la ville à la campagne, je ne vois plus de raison de revenir de la campagne à la ville.

Raccommodé avec Grimm ? Mais oui, ou à peu près, je le crois ; la chose s’est faite comme je l’avais prédite : j’ai eu la douleur et ne me suis pas sauvé de la visite.

Le prince est venu passer deux heures chez moi en chenille[1] : c’était le mercredi. Le jeudi, je passai toute la journée avec lui chez le Baron, sans le connaître, du moins à ce qu’ils croyaient tous ; mais le Baron m’avait averti, et les trompeurs ont été trompés ; j’ai joué mon rôle comme un ange[2].

À propos de Sainte-Périne, c’est une nièce de M. de Neufond que nous avons épousée ; je ne le sais que d’aujourd’hui ; jugez combien l’oubli de toute cette histoire est nécessaire.

J’ai démontré à notre artiste, deux heures avant son départ, qu’en moins de quinze mois elle avait dépensé à peu près huit cents louis. Elle est partie ; elle est à Bruxelles. Le prince Galitzin la remettra dans sa patrie, dans sa famille, avec dignité, et ce ne sera pas de ma faute si son fils n’est pas secrétaire d’ambassadeur.

L’ami Naigeon s’empiége tant qu’il peut. Eheu ! quanto laboras in Charybdi, digne puer meliore flammâ ! M. l’abbé Marin vous expliquera ce latin-là. Au reste, la belle dame a pensé mourir d’une vapeur hystérique accompagnée subitement d’une inflammation de bas-ventre et d’une perte.

Vous avez raison de regretter un peu la lecture de ce Salon ; car il y a, ma foi, d’assez belles choses, et d’autres moins sérieuses et plus amusantes.

Je ne sais qui plaidera pour notre mal baptisée. Si vous avez un peu médité cette affaire, vous y aurez vu plus de difficultés qu’elle n’en présente d’abord[3].

Avant que de prononcer si ferme sur votre exactitude, je voudrais savoir à quel numéro j’en suis.

Il n’y a plus de bon vin dans la cave de ma sœur ; elle m’a envoyé les deux malheureuses pièces qui restaient.

Chanson que tout ce que vous me dites de maman. Voici le fait. Vous lui persuadez qu’elle a les jambes mauvaises. Mme de Blacy lui fait compagnie ; et vous allez courir les champs en tête-à-tête avec l’abbé. Cela n’est pas maladroit.

Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu et que son papa fait le bien ; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu’on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds ; qu’il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l’ail qu’on ne mange pas quoiqu’on l’aime, parce qu’il infecte ; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d’elle, elle n’ose pas rire des Égyptiens ; que si, mère d’une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait jamais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle. Et tout cela en une heure et demie de causerie, en attendant le dîner.

Je l’ai trouvée si avancée, que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, j’ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l’état de femme, débutant par cette question : « Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu’on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je : Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi, vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dam un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère ? » Je lui ai appris ce qu’il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter ; le droit qu’avait sa mère à son obéissance ; combien était noire l’ingratitude d’un enfant qui affligeait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner ; qu’elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur ; qu’il n’en était pas ainsi de sa mère ; quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là-dessus, elle remarqua qu’instruite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable, parce qu’il n’y aurait plus ni l’excuse de l’ignorance, ni celle de la curiosité. À propos de la formation du lait dans les mamelles et de la nécessité de l’employer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une autre voie, elle s’écria : « Ah ! mon papa, qu’il est horrible d’aller jeter dans la garde-robe l’aliment de son enfant ! » Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l’on osait ! il ne s’agirait que de laisser traîner quelques livres.

J’ai consulté sur cet entretien quelques gens sensés ; ils m’ont tous dit que j’avais bien fait. Serait-ce qu’il ne faut point blâmer une chose à laquelle il n’y a plus de remède ?

Elle m’a dit qu’elle ne s’était jamais occupée de ces choses-là, parce qu’il viendrait apparemment un moment où il conviendrait de les lui apprendre : qu’elle n’avait pas encore songé au mariage ; mais que si cette fantaisie l’importunait, elle ne s’en cacherait pas, et qu’elle nous dirait nettement à sa mère et à moi : « Papa, maman, mariez-moi » ; parce qu’elle ne voyait point de honte à cela.

Si je perdais cet enfant, je crois que j’en périrais de douleur : je l’aime plus que je ne saurais vous dire.

La dévotion qui impose des pratiques affligeantes donne communément de l’humeur qui se répand sur les autres.

Enfin, l’abbé Galiani s’est expliqué net. Ou il n’y a rien de démontré en politique, ou il l’est que l’exportation est une folie. Je vous jure, mon amie, que personne jusqu’à présent n’a dit le premier mot de cette question ; je me suis prosterné devant lui pour qu’il publiât ses idées. Voici seulement un de ses principes : Qu’est-ce que vendre du blé ? C’est échanger du blé contre de l’argent. Vous ne savez pas ce que vous dites : c’est échanger du blé contre du blé. À présent pouvez-vous jamais échanger avec avantage le blé que vous avez contre du blé qu’on vous vendra ? Il nous montra toutes les branches de cette loi ; et elles sont immenses. Il nous expliqua la cause de la cherté présente ; et nous vîmes que personne ne s’en était douté. Je ne l’ai jamais écouté de ma vie avec autant de plaisir.

Encore une fois, bonnes amies, prenez garde que la méchante femme ne vous devine. Eh ! quelle anicroche voulez-vous que votre remboursement souffre ?

Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre barrière de Charenton : vous avez mal lu, ou je n’ai su ce que j’écrivais.

Je vous ai dit ce qui était arrivé du portrait de Mme Bouchard, quoi que l’artiste ait pu faire, il est resté un peu nébuleux, défaut qu’on n’aurait pu lui ôter qu’en le repeignant en entier.

Eh ! vraiment oui, le jeune roi nous aurait vus tous ! C’était une affaire arrangée en dépit de ses, ministres et des nôtres. Nous devions dîner chez le baron de Gleichen ; il devait survenir et nous surprendre, mais il est tombé malade, excédé de fêtes et d’ennui. Le baron prétend que c’est seulement une partie remise ; je le souhaite, afin de montrer à ces ânes-là que l’on fait ailleurs quelque cas de nous. Je ne voulais pas être de ce dîner ; voilà ce qui a occasionné entre le Baron et moi précisément la même scène que j’avais eue huit jours auparavant avec Grimm[4].

Les bienfaits ne nous réussissent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu’une affaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s’est amusée pendant trois mois à mettre, par ses caquets, tout mon peuple en combustion.

Tandis que vous restez là, casanières à Isle, vous ne savez pas combien vous me serviriez à Paris. Je viens de recevoir ordre de l’impératrice de faire l’acquisition du cabinet Gaignat. Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur ; je tremble toujours que quelqu’un de ces téméraires artilleurs-là ne s’en trouve mal. Ce sont des Lettres philosophiques traduites ou supposées traduites de l’anglais de Toland ; ce sont des Lettres à Eugénie, c’est la Contagion sacrée ; c’est l’Examen des prophéties ; c’est la Vie de David ou de l’homme selon le cœur de Dieu[5] : ce sont mille diables déchaînés. Ah ! madame de Blacy, je crains bien que le Fils de l’Homme ne soit à la porte ; que la venue d’Élie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l’Antéchrist. Tous les jours, quand je me lève, je regarde par ma fenêtre, si la grande prostituée de Babylone ne se promène point déjà dans les rues, avec sa grande coupe à la main, et s’il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament. Que faites-vous à Isle ? Revenez-vous-en vite ici, afin que nous assistions tous ensemble à la résurrection générale des morts. Si vous attendez que le soleil s’éteigne, comment ferez-vous pour revenir à Paris ? il ne fait pas bon voyager quand on ne voit goutte.

Mais M. Trouard ne vient point ; si je l’allais voir, ferais-je donc si mal ?

Je vous salue et vous embrasse toutes ensemble, et chacune en particulier, avec les distinctions qui conviennent.

Je me porte bien aussi de mon côté, avec de la limonade le matin et du lait froid le soir.

Gatti prétend que ce régime n’est pas si fou qu’on croirait bien.

Je ne m’endors pas comme vous, mademoiselle, quoiqu’il en soit bien l’heure.



  1. En chenille, en négligé, expression du temps.
  2. Il paraît qu’en effet Diderot le joua très-bien, car Grimm, dans sa Correspondance, 15 décembre 1768, rend compte de cette journée, et s’amuse de l’ignorance où était Diderot du rang du jeune étranger. (T.)
  3. Voir précédemment, p. 297.
  4. Diderot vit Christian VII le 20 novembre 1768, à l’hôtel d’York, où tout le parti philosophique avait été convoqué. Grimm (Corr. litt., 15 décembre 1768) a donné d’intéressants détails sur ces présentations.
  5. Tous ces ouvrages, imprimes en 1768, à Amsterdam, sous la rubrique de Londres, sont du baron d’Holbach, aidé de Naigeon.