Lettres à Sophie Volland/123

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 311-313).


CXXII


Paris, le 10 août 1769.
Mesdames et bonnes amies.

Oh ! qu’il fait chaud ! Il me semble que je vous vois toutes trois en chemise de bain. Vous avez grande raison, mademoiselle, lorsque vous dites qu’il est bien cruel de travailler par ce temps-là ; mais il le faut : on en est quitte pour penser lâchement et pour écrire de même.

Mais savez-vous mon grand chagrin ? c’est de n’avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait, et comme l’espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail ! À l’occasion d’un poëme médiocre, intitulé Narcisse[1], j’en ai fait un papier joli pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. Tout ce qu’il est possible d’imaginer y est, et cependant Mme de Blacy le lirait en société sans rougir et sans bégayer.

Je ne saurais écrire l’après-midi, et quand j’en aurais envie, ma fille m’en empêcherait ; elle prétend que quand je ne suis pas seul, il faut que je sois avec elle. Oh ! le beau chemin que cette enfant-là a fait toute seule ! Je m’avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c’était que l’âme. « L’âme ! me répondit elle ; mais, on fait de l’âme quand on fait de la chair. »

J’étais appelé au Grand val, et si je n’ai pas fait ce petit voyage, j’en ai été bien fâché : je ne manque jamais une occasion d’être utile sans regret. J’étais allé dîner à la Chevrette ; je comptais reprendre mon bâton à la chute du jour, et regagner mon logis ; point du tout ; j’y soupai. Sedaine vint. J’entendis la lecture d’un ouvrage de sa façon, le Faucon[2], opéra-comique ; et à deux heures du matin, je n’étais pas encore à ma porte.

L’abbé Le Monnier m’écrit des duretés ; et il se soucie fort peu que je lui réponde ou non ; mais je ne lui réponds pas ; il faut qu’il ignore si vous vous portez bien, si vous l’aimez toujours ; il faut que vous ignoriez aussi qu’il jouit de la plus belle santé ; que mieux il se porte, plus il se souvient de vous ! et voilà ce qu’il ne saurait me pardonner. Vous ne m’avez point fait de reproches ; cela se peut ; vous n’avez peut-être pas même pensé que j’en méritais ; Mme de Blacy qui m’aime, elle, me l’a bien témoigné, et je vous réponds que ses lettres ne sont pas de paille. Je croyais qu’il n’y avait que les prêtres et les curés qu’elle sût malmener ; oh ! elle ose les gros mots aussi pour les philosophes.

Tenez, mesdames et bonnes amies, je suis et serai le même tant que je vivrai, et si je me casse une jambe, comme j’ai pensé faire hier, je vous l’écrirai tout de suite. Dites-moi, mon amie, est-ce que vous êtes malade ? J’accepte la main de maman ; je me relève, car j’étais resté à genoux depuis quinze jours ; je prends la plume et je m’amende.

Il y eut hier un bacchanal du diable à la Compagnie des Indes. Le ministre l’anéantit. L’abbé Morellet a publié un mémoire qui a fort mal pris. On compare l’abbé attaquant la Compagnie à l’abbé Terrasson défendant le système de Law. À sa place, je n’aimerais pas ce parallèle. Le comte de Lauraguais a écrit une lettre infâme contre l’abbé. Mais ce n’est pas là tout : il se fait un autre charivari à la Comédie-Française ; et devineriez-vous bien la cause de ce charivari ? C’est moi, c’est le Père de Famille qu’on y joue aujourd’hui, malgré toutes les menées de mes ennemis. Brizard fait le père ; Molé, l’amant ; Mlle Doligny, Sophie ; Mme Préville, Cécile ; le Commandeur, je ne sais qui. Ce pauvre Commandeur a du malheur. Je vous jure que je trouve bien mauvais qu’on me traîne ainsi en public, malgré moi. La première fois, je vous instruirai de ma chute ou de mon succès.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. La sueur de mes mains mouille mon papier. Vos récoltes sont-elles faites ? Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout où vous le permettez.



  1. Par Malfilâtre. Voir ce morceau, t. VI, p. 355.
  2. Représenté le 19 mars 1772.