Lettres à Sophie Volland/38

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 457-459).


XXXVII


17 septembre 1760.


Je vous écris à la hâte ; un de nos peintres s’en retourne dans un quart d’heure, et il faut qu’il se charge de ce billet pour l’hôtel de Clermont-Tonnerre. J’y renferme un mot de grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l’arrangement qui s’est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J’avais ployé toutes vos lettres sur mon bureau, j’allais répondre à ce que je pouvais avoir laissé en arrière ; mais depuis cinq ou six jours cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée lorsqu’on pourrait disposer d’un moment.

Il vient de m’arriver un petit accident. J’étais allé me promener autour d’une grande pièce d’eau sur laquelle il y a des cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu’aussitôt qu’on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m’amusais à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur empire, aussitôt je leur apparaissais à l’autre. Pour cet effet il fallait que je courusse de toute ma vitesse ; ainsi faisais-je, lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer qui servait de clef à ces ouvertures qu’on pratique dans le voisinage des eaux renfermées et que l’on appelle des regards. Le choc a été si violent que l’angle de la barre a coupé en deux, ou peu s’en faut, la boucle de mon souliers ; j’ai eu le cou-de-pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m’a pas empêché de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoufle, la jambe étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de repos pour me peindre ; on refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d’appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur cette toile ; j’y vis, j’y respire, j’y suis animé ; la pensée paraît à travers le front. On peint Mme d’Épinay en regard avec moi ; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front ; quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge ; les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à Paris ; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici jusqu’à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira le mardi à Versailles ; Mme d’Épinay, le lundi au Grandval ; moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment où Saurin en partait pour aller à Montigny chez M. Trudaine ; nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous prétexte de me donner des conseils sur le danger qu’il y a à regarder de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration très-fine à Mme d’Épinay. Cela l’a rendue d’abord un peu soucieuse. Son souci a fait le sujet d’une de nos conversations, ou de plusieurs excellents propos qu’elle m’a tenus, je n’en ai retenu qu’un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui disais, comme m’avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour que je lui conseillais d’arrêter tout de suite celui qu’on ne voulait point engager, qu’on s’exposait à un ridicule quand on refusait des avances qu’on pouvait nier et qui n’avaient point été faites ; elle me répondit qu’il valait mieux s’exposer à un ridicule que de compromettre le bonheur d’un honnête homme. Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l’entendrez. Adieu, ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sentiments les plus tendres sont pour vous ; mes sentiments les plus respectueux pour Mme Le Gendre.

P. S. On m’obsède, et je ne sais ce que j’écris. Je ne perdrai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n’avez point encore reçues, l’explication d’un si suivi de plusieurs points ; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que Mme Le Gendre est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extravagant, si injuste, si jaloux ; vous m’en dites tant de bien ; vous souffrez si impatiemment qu’on lui remarque quelque défaut, que… je n’ose achever ! Je suis honteux de ce qui se passe en moi ; mais je ne saurais l’empêcher. Madame votre mère prétend que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu’elle vous aime beaucoup. Adieu ! je suis fou. Voudriez-vous que je ne le fusse pas ? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce triste mot ?