Lettres à Sophie Volland/51

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 1-4).


L


Paris, le 3 novembre 1760.


Ce lundi matin, Mme d’Aine a renvoyé dans son équipage, à Paris, un de ses parents, avec un homme d’affaires qui lui est attaché. J’ai profité de l’occasion pour m’en revenir, le Baron m’ayant assuré qu’il ne ferait ici aucun voyage dans le courant de la semaine. Mme d’Aine, que j’ai trouvée seule au bas de l’escalier, m’a dit : « J’avais compté sur vous pour jusque après la Saint-Martin ; mais je vois ce que c’est. » Je n’en suis pas convenu, quoique cela fût vrai.

Nous nous sommes bien embrassés, Mme d’Aine et moi ; je l’ai remerciée de mon mieux. Elle m’a dit que la chambre que j’occupais serait dorénavant appelée la mienne, et que je ne pourrais jamais m’installer ni trop tôt, ni pour trop longtemps. Nous avons eu, le Baron et moi, deux moments fort doux : l’un en nous retrouvant quand j’arrivai au Grandval, l’autre en nous séparant aujourd’hui. Il avait, ces deux jours-là, l’air touché : la première fois de plaisir, la seconde fois de peine. J’ai gagné de l’intimité avec Mme d’Holbach. J’ai eu quelque occasion de m’apercevoir qu’elle avait conçu beaucoup d’estime pour moi. J’ai été flatté de voir que mon témoignage donnait du poids à des récits qu’on lui faisait, et qu’elle avait de la répugnance à croire. Elle m’a vu partir avec peine. Elle ne doutait pas qu’un mot d’elle ne me retînt, mais elle ne l’a pas dit. Et le père Hoop ? Nous nous sommes baisé les joues, serré les mains, et bien promis de nous rapprocher incessamment. Je lui ai conseillé, en attendant, d’aller prendre l’air sur les lieux hauts.

Me voilà donc de retour à Paris. J’arrive, et je retrouve Jeanneton convalescente de plusieurs abcès à la gorge, pour lesquels elle a été soignée plusieurs fois, et qu’il a fallu ouvrir à la lancette, les uns après les autres ; ma femme au vin de quinquina, pour une fièvre réglée dont elle a eu les premiers accès dans les premiers jours de mon départ, et qu’on n’a point encore pu déraciner ; la petite fille avec le nez galeux, la fièvre, et les amygdales enflées : ainsi me voilà dans un hôpital, et je suis où je dois être, car je ne me porte pas trop bien. J’ai l’estomac tout à fait dérangé. J’avais pris sur moi de ne plus paraître à table le soir ; ils m’entraînèrent hier malgré moi. Il y avait des poires excellentes, j’en mangeai une, et puis une autre, et une troisième : je les sens aujourd’hui à six heures comme si je sortais de table. Le thé n’y a rien fait ; mais cela finira comme toutes les indigestions, et puis je me porterai bien, et ce sera pour longtemps ; car me voilà rendu à ma vie ordinaire et sobre.

Tout en arrivant à Paris, je suis accouru sur le quai des Miramionnes ; car il fallait que j’eusse vos lettres, s’il m’en était venu quelques-unes, et que je les empêchasse d’aller me chercher au Grandval où je n’étais plus, et où j’avais assuré avant-hier à Damilaville que je resterais jusqu’à mardi. Damilaville n’y est pas ; il dîne chez une amie. En attendant qu’il revienne et que je vous lise, je vous écris.

Combien de tournées j’ai déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer ! Combien j’ai vu de monde ! Quelle vie en comparaison de celle des champs ! Je ne serais pas ici, si j’avais pensé que c’est lundi, et que Grimm est arrivé de la Chevrette. Mais je me console de cette distraction. Si je ne suis pas avec lui, du moins je m’entretiens avec vous. Damilaville, qui est très-pressé de me voir, m’a fait dire par son domestique que si je ne me hâtais pas d’aller à lui, il se hâterait de venir à moi. Je l’ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester où il était ; que je n’avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J’emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie ; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j’emploierai celles qui me resteront à rêver avec elle ; je la chercherai dans le salon, je me placerai à côté d’elle, je la serrerai. Auparavant, je l’aurai longtemps regardée sans qu’elle m’ait vu, sans que personne me gênât ; car je me suppose invisible.

Je me suis fait une physionomie de l’abbé Marin tout à fait singulière. Je veux qu’il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut ; le front assez étendu, mais peu haut  ; les yeux petits, mais ardents ; les joues un peu ridées, mais vermeilles ; la bouche grande, mais riante ; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges, les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites ; je vous peindrais, si j’en avais le temps ; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait ; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l’écouterait en faisant les petits yeux. L’abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise ; car la chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet ; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l’abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas ? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l’abbé selon celui que je lui prête ? Que je suis aise ! Damilaville ne vient point, et j’aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J’en remplirais vraiment bien une douzaine d’autres, si je me mettais à répondre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu : c’est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l’affligent et l’affligeront toute sa vie, il est gai. Ç’a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très-expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j’ai retenu de leurs conversations. Le père Hoop est enfourné dans la lecture de l’histoire de ses bons amis les Chinois, qu’il a vus si longtemps à Canton. J’y reviendrai donc encore à ces Chinois, pour vous en dire des choses qui vous feront sûrement plaisir.

Mais voilà Damilaville revenu. Je suis arrivé trop tard. Pour la première fois, il avait été diligent, et deux de vos paquets étaient partis ce matin pour le Grandval, en même temps que j’en revenais. Voilà un plaisir différé jusqu’à demain. Adieu, mon amie ; je vous embrasse. Mais revenez donc ; la Marne paraît vouloir m’exaucer. Si les pluies continuent, elle ne tardera pas à flotter au bas de votre terrasse. Dans la position fâcheuse où je me trouve, vous regretterez bien de n’être pas ici. Demain ou après, j’irai voir Mlle Boileau, et peut-être Mme de Solignac, mais je ne réponds de rien. Mon respect à qui vous savez bien. Mes caresses les plus tendres à qui vous savez bien encore.