Lettres à Sophie Volland/76

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 111-112).


LXXV


À Paris, le 20 août 1762.


Votre dernière lettre, par laquelle vous m’apprenez qu’enfin l’incendie est entièrement éteint, ne me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l’avez l’une et l’autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l’eau. Tout ce que vous avez fait, vous l’avez dû faire ; mais a-t-on dû souffrir que vous le fissiez ? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appartements du château et vous y enfermer, avec l’attention seulement de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instruisant d’heure en heure de ce qui se passait ? Si j’avais été là, je vous avoue que c’est par où j’aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu’après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés ; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s’il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l’emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château ? On refait ou l’on ne refait pas des châteaux et des basses-cours ; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu’elles sont, ne peuvent cependant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié : Eh ! laissez brûler, et éloignez d’ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d’eau, des chevrons brûlés ; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés ; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m’occuper du désastre qui s’est fait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh ! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu’où ? Mais il n’est pas encore temps de plaisanter. Il faut auparavant savoir quelle perte vous avez faite, et que vous m’ayez juré toutes deux et chacune sur votre honneur que vous vous portez bien. Je n’ai pas le temps de causer davantage avec vous. J’ai employé mes trois fêtes à travailler comme un forçat pour d’honnêtes gens que je connais un peu, qui ont fait une découverte importante et à qui je n’ai pu refuser le service de l’exposer. Mais pendant que je m’occupais de leur affaire, la mienne restait là. Je vous écris de chez Le Breton vis-à-vis d’un tas d’épreuves à corriger et après lesquelles on attend. Il faut pourtant que Grimm ait raison ; que le temps ne soit pas une chose dont nous puissions disposer à notre gré ; que nous le devons d’abord à nos amis, à nos parents, à nos devoirs, et qu’il y a dans la dissipation qu’on en fait, en le prodiguant à des indifférents, quelque principe vicieux. Si j’avais été vraiment bienfaisant, pourquoi en aurais-je du regret ? Il faut que mon action ou ma conscience pèche, et j’aime mieux croire que c’est mon action.

Adieu, mes tendres amies, femmes que j’aime de tout mon cœur. À présent que vous voilà tranquilles, reposez-vous, nettoyez-vous, décrassez-vous. Je suis sûr que vous êtes noires comme du charbon, que vous puez la crotte, le fumier et la fumée, qu’on ne saurait par où vous prendre sans se gâter. Je ne sais ce que je dis ; qu’on la jette entre mes bras comme elle est, et dans un état pire encore. Adieu, adieu ; trouvez, tout à travers vos travaux et vos assiduités, un moment pour me dire que vous vous portez bien. Mille baisers à toutes deux, sur vos mains noires, sales, enfumées, chère sœur ; partout où vous le permettrez, chère et tendre amie.