Lettres à Sophie Volland/98

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 200-201).


XCVII


À Paris, le 21 novembre 1765.


Je croyais être à la fin de ma corvée ; point du tout : quelques plaisanteries du sculpteur Falconet m’ont fait entreprendre très-sérieusement la défense du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité.

Ou je me trompe fort, ou il y a dans ce morceau des idées qui vous plairaient, et d’autres idées qui feraient tressaillir de joie la sœur bien-aimée ; vingt fois, en l’écrivant, je croyais vous parler ; vingt fois je croyais m’adresser à elle. Quand je disais des choses justes, sensées, réfléchies, c’est vous qui m’écoutiez. Quand je disais des choses douces, hautes, pathétiques, pleines de verve, de sentiment et d’enthousiasme, c’est elle que je regardais.

Mon goût pour la solitude s’accroît de moment en moment ; hier je sortis en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour aller dîner chez Damilaville. J’ai pris en aversion l’habit de visite ; ma barbe croît tant qu’il lui plaît. Encore un mois de cette vie sédentaire, et les déserts de Paco me n’auront pas vu un anachorète mieux conditionné. Je vous jure que si le Prieur des Chartreux m’avait pris au mot, lorsqu’à l’âge de dix-huit à dix-neuf ans j’allai lui offrir un novice, il ne m’aurait pas fait un trop mauvais tour : j’aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches de balais, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre, à méditer sur le sort déplorable de ceux qui courent les rues, boivent de bons vins, cajolent de jolies femmes, et l’autre partie à adresser à Dieu les prières les plus ferventes et les plus tendres, l’aimant de tout mon cœur comme je vous aime, m’enivrant des espérances les plus flatteuses comme je fais, et plaignant très-sincèrement les insensés qui préfèrent de pauvres joies momentanées, de petites jouissances passagères, à la douceur d’une extase éternelle dont je ne me soucie guère.

N’ayez nulle inquiétude sur ma santé ; voici le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses.

Vous venez de me faire sentir l’inconvénient de l’exactitude ; c’est aujourd’hui jeudi, j’ai couru rue Neuve-Luxembourg, dans l’espérance d’y trouver une lettre, et dans cette lettre le conseil dont j’ai besoin. Point de lettre et point de conseil ; le pis c’est que votre silence n’est pas sans conséquence comme le mien. À Paris, embarrassé d’affaires, distrait par des amis, des indifférents, des importuns de toutes les couleurs, vous pouvez toujours faire quelque supposition qui vous tranquillise ; à la campagne, libre de toute occupation qui vous commande, maîtresse absolue de vos instants, lorsque je n’entends point parler de vous, je n’en saurais imaginer qu’une raison qui me rend fou.

Le domestique de Grimm m’a promis que je le verrais demain dans la matinée. Je vais tâcher de dormir sur l’espérance de savoir à mon réveil que vous vous portez bien.

Le voilà donc inspecteur ou ingénieur à Caen[1] : je crois qu’il se pendrait de désespoir s’il croyait en avoir l’obligation à M. de …

Tout ce que vous me dites de la raquette qui vous jette au Château-du-Coq, du Château-du-Coq au Palais-Royal, du Palais-Royal rue Sainte-Anne, est vrai ; mais sans l’âge de madame votre mère, qu’est-ce qu’un bond de plus ou de moins lorsqu’il s’agit de se fixer pour toujours !

Bonsoir, mon amie. Si les choses suivent la pente que je leur vois prendre, je ne désespérerai pas de vous ramener à Paris. M. Le Gendre compte nous rendre la sœur bien-aimée au commencement du mois prochain. Mme et Mlle de Blacy vous resteront-elles ?

L’hiver débute ici fort sérieusement. Adieu, bonne et tendre amie. Gardez le coin du feu.

Mon respect à ces dames. À propos, voici le temps de parler à Damilaville ; ce sera pour la première fois que je le verrai.



  1. M. Le Gendre.