Lettres à une inconnue/101

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(1p. 239-242).

CI

Parthenay, 17 septembre 1844.

Votre lettre, que j’ai reçue à Saintes, a fait un peu diversion aux tribulations que j’y éprouvais. J’étais fort empêché à plonger dans le désespoir quatre mille de mes concitoyens qui m’envoyaient des députations et nie faisaient des discours fabuleux.

Entre mon devoir et ma sensibilité naturelle, j’étais fort malheureux. Enfin, j’ai pris le parti le plus sage, et j’ai tranché du proconsul. D’ici à un an, je n’oserais pas repasser à Saintes. Je vois avec plaisir que vous vous souvenez de Paris à D… J’avais craint que vous n’eussiez oublié nos bois et nos gazons émaillés. Pour moi, j’y pense toujours plus vivement, surtout à présent que je viens de faire un pas vers Paris. Suivant toute apparence, je vous y précéderai. J’y serai dans dix jours au plus tard, à moins d’accidents que je ne puis prévoir. Et vous ? voilà le plus important. Être à Paris sans vous me semblera bien plus dur que de courir les champs comme je fais à présent. J’ai une soif de vous voir que vous ne pouvez comprendre. Pourrez-vous, voudrez-vous revenir pour dire adieu à vos domaines de la rive gauche ? je cherche à n’y pas penser, mais je n’y puis réussir. Pour me préparer aux déceptions comme Scapin quand il revenait de voyage, je cherche à me représenter Your Ladyship, statue cuirassée aussi méchante qu’elle m’est apparue quelquefois. J’ai beau faire, je vous vois toujours telle que vous avez été la dernière fois que nous nous assîmes si commodément sur un quartier de roc. Vraiment, je le crois un peu, d’abord parce que vous me l’avez promis, et puis je ne me persuaderai jamais que nous ayons pu changer tous les deux après avoir été aussi unis de pensée. Si vous songez à revenir, écrivez-moi à Blois, j’y serai bientôt, ou bien après le 25 à Paris, et dites-moi quand je pourrai vous voir et le plus tôt possible. Je vous écris d’une horrible ville de chouans et d’une auberge abominable, où l’on fait un bruit infernal. On met tant de cheveux dans tout ce qu’on me donne à dîner, que je mange à peine. J’ai trouvé aujourd’hui à Saint-Maixent des femmes avec la coiffure du XIVe siècle, et des corsages presque du même temps qui laissent voir la chemise, laquelle est en toile à torchon, boutonnée sous le cou et fendue comme celle des hommes. Malgré le pain d’épice qui est dessous, cela me semble très-joli. Je me suis presque foulé la main aujourd’hui et je n’ai plus la force d’écrire.

Adieu.