Lettres à une inconnue/93

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(1p. 227-229).

XCIII

Paris, 5 février 1844.

Vous me reprochez ma dureté, et peut-être, avez-vous quelque raison. Il me semble cependant que vous seriez plus juste en disant colère ou impatience. Il serait encore assez bien de votre part de réfléchir si cette colère ou cette dureté est motivée ou si elle ne l’est pas.

Examinez s’il n’est pas bien triste pour moi de me trouver sans cesse aux prises avec votre orgueil, et de voir que votre orgueil a la préférence. J’avoue que je ne comprends nullement ce que vous me dites quand vous parlez de votre obéissance qui vous donne le tort de tout, et ne vous donne le mérite de rien. Le contraire pourrait se soutenir mieux ; ce me semble ; mais il n’y a de votre part ni tort ni mérite. Rappelez-vous un moment et avec franchise ce que vous êtes pour moi. Vous acceptez ces promenades qui sont ma vie ; mais cette glace sans cesse renaissante qui me désespère chaque fois davantage, ce plaisir de calcul ou, j’aime mieux le croire, d’instinct, que vous avez à me faire désirer ce que vous refusez obstinément : tout cela peut excuser ma dureté ; mais, s’il y a un tort de votre part, c’est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu’il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse à un pygmée. — Cet orgueil n’est au fond qu’une variété de l’égoïsme. Voulez-vous un jour mettre de côté ce grand défaut, et être pour moi aussi aimable que vous le pourrez ? J’accepterais très-volontiers ce parti si vous me promettiez d’être tout à fait franche, et si vous aviez le courage de tenir cet engagement, ce serait une expérience peut-être bien triste pour moi. Cependant, je l’accepterais avec joie, puisque vous n’auriez, dites-vous, que du bonheur dans ce cas. — Adieu, à bientôt. Mettez vos bottes de sept lieues, nous ferons une belle promenade ; si le temps n’était pas plus mauvais qu’il y a quelques jours, vous n’auriez pas de risques de vous enrhumer. Je suis bien souffrant de migraine et d’étourdissement, mais j’espère que vous me guérirez.