Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Du style épistolaire de Madame de Sévigné

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 1-12).

DU STYLE ÉPISTOLAIRE

DE MADAME DE SÉVIGNÉ,

PAR M. SUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Qu’est-ce qui caractérise essentiellement le style épistolaire ? Il est embarrassant de répondre à cette question. Le style épistolaire est celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses qu’elle écrit. Le cardinal d’Ossat ne peut pas écrire comme Ninon ; et Cicéron n’écrit pas sur le meurtre de César du même ton dont il raconte le souper qu’il a donné en impromptu à César. On pourrait appliquer le même principe au style de l’histoire, de la fable, etc. Le style de Tacite n’a rien de commun avec celui de Tite-Live, ni le style de la Fontaine avec celui de Phèdre.

À quoi servent ces distinctions de genres et de tons qu’on est parvenu à introduire dans la littérature ! On veut tout réduire en classes et en genres ; on prend pour le terme de la perfection dans chaque genre le point où s’est arrêté l’écrivain qui a été le plus loin, et l’on semble prescrire pour modèle la manière qu’il a prise. Cet esprit critique, qui distingue particulièrement notre nation, a servi, il est vrai, à répandre un goût plus sain et plus agréable, mais a contribué en même temps à gêner l’essor des talents et à rétrécir la carrière des arts. Heureusement, le génie ne se laisse pas garrotter par ces petites règles que la pédanterie, la médiocrité, la fureur de juger, ont inventées et s’efforcent de maintenir. L’homme de génie est comme Gulliver au milieu des Lilliputiens qui l’enchaînent pendant son sommeil : en se réveillant, il brise sans effort ces liens fragiles que les nains prenaient pour des câbles.

Revenons au style épistolaire. Rien ne se ressemble moins que le style épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter ? Ni l’un ni l’autre, si l’on veut être quelque chose ; car on n’a véritablement un style que lorsqu’on a celui de son caractère propre et de la tournure naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu’on éprouve en écrivant.

Les lettres n’ont pour objet que de communiquer ses pensées et ses sentiments à des personnes absentes : elles sont dictées par l’amitié, la confiance, la politesse. C’est une conversation par écrit : aussi le ton des lettres ne doit différer de celui de la conversation ordinaire que par un peu plus de choix dans les objets et de correction dans le style. La rapidité de la parole fait passer une infinité de négligences que l’esprit a le temps de rejeter lorsqu’on écrit, même avec rapidité ; et d’ailleurs l’homme qui lit n’est pas aussi indulgent que celui qui écoute.

Le naturel et l’aisance forment donc le caractère essentiel du style épistolaire ; la recherche d’esprit, d’élégance ou de correction y est insupportable.

La philosophie, la politique, les arts, les anecdotes et les bons mots, tout peut entrer dans les lettres, mais avec l’air d’abandon, d’aisance et de premier mouvement, qui caractérise la conversation des gens d’esprit.

Quel est celui qui écrit le mieux ? Celui qui a plus de mobilité dans l’imagination, plus de prestesse, de gaieté et d’originalité dans l’esprit, plus de facilité et de goût dans la manière de s’exprimer.

Mais pourquoi l’homme le plus spirituel, le plus animé et le plus gai dans la conversation est-il souvent froid, sec et commun dans ses lettres ? C’est qu’il y a des hommes que la société excite, et d’autres qu’elle déconcerte. Le mouvement de la société est une espèce d’ivresse qui donne à l’esprit des uns plus de ressort et d’activité, qui trouble et engourdit l’esprit des autres. Les premiers restent froids lorsqu’ils sont dans leur cabinet, la plume à la main ; ceux-ci y retrouvent l’exercice plus libre de toutes leurs facultés. On conçoit aisément que les femmes qui ont de l’esprit, et un esprit cultivé, doivent mieux écrire les lettres que les hommes même qui écrivent le mieux. La nature leur a donné une imagination plus mobile, une organisation plus délicate i leur esprit, moins cultivé par la réflexion, a plus de vivacité et de premier mouvement ; il est plus primesautier, comme dit Montaigne : renfermées dans l’intérieur de la société, et moins distraites par les affaires et par l’étude, elles mettent plus d’attention à observer les caractères et les manières ; elles prennent plus d’intérêt à tous les petits événements qui occupent ou amusent ce qu’on appelle le monde. Leur sensibilité est plus prompte, plus vive, et se porte sur un plus grand nombre d’objets. Elles ont naturellement plus de facilité à s’exprimer ; la réserve même que leur prescrivent l’éducation et les mœurs sert à aiguiser leur esprit, et leur inspire sur certains objets des tournures plus fines et plus délicates ; enfin, leurs pensées participent moins de la réflexion, leurs opinions tiennent plus à leurs sentiments > et leur esprit est toujours modifié par l’impression du moment : de là cette souplesse et cette variété de tons qu’on remarque si communément dans leurs lettres ; cette facilité de passer d’un objet à d’autres très-divers, sans effort et par des transitions inattendues, mais naturelles ; ces expressions et ces associations de mots, neuves et piquantes sans être recherchées ; ces vues fines et souvent profondes, qui ont l’air de l’inspiration ; enfin ces négligences heureuses, plus aimables que l’exactitude. Les hommes d’esprit, et plus habitués à penser et à écrire, mettent tout naturellement et comme malgré eux, dans leurs idées, une méthode qui y donne trop l’air de la réflexion ; et dans leur style, une correction incompatible avec cette grâce négligée et abandonnée qu’on aime dans les lettres des femmes.

D’ordinaire, a dit, je crois, Voltaire, les savants écrivent mal les lettres familières, comme les danseurs font mal la révérence.

Les lettres de Balzac et de Voiture, qui ont eu tant de succès dans le siècle dernier, sont oubliées aujourd’hui, parce que l’amour du bel esprit est moins vif, le goût plus formé, et l’art d’écrire mieux connu. Il est resté de ce siècle immortel des lettres de deux femmes, qui vivront autant que notre langue : tout le monde a lu les lettres de madame de Maintenon, et l’on ne peut se lasser de relire celles de madame de Sévigné. Mais quelle différence entre ces deux femmes célèbres ! Les lettres de la première sont pleines d’esprit et de raison : le style en est élégant et naturel ; mais le ton en est sérieux et uniforme. Quelle grâce, au contraire, quelle variété, quelle vivacité dans celles de madame de Sévigné !

Ce qui la distingue particulièrement, c’est cette sensibilité momentanée qui s’émeut de tout, se répand sur tout, reçoit avec une rapidité extrême différents genres d’impressions. Son imagination est une glace pure et brillante où tous les objets vont se peindre, mais qui les réfléchit avec un éclat qu’ils n’ont pas naturellement. Cette mobilité d'âme est ce qui fait le talent des poètes, surtout des poètes dramatiques, qui sont obligés de revêtir presque en même temps des caractères très-divers, et de se pénétrer des sentiments les plus opposés, lorsqu’ils ont à faire parler dans la même scène l’homme passionné et l’homme tranquille, l’homme vertueux et le scélérat, Néron et Burrhus, Mahomet et Zopire, etc.

On a dit que madame de Sévigné était une caillette : cela peut être, si l’on entend simplement par caillette une femme sans cesse occupée de tous les mouvements de la société, de tous les mots qui échappent, de tous les événements qui s’y succèdent ; qui saisit tous les ridicules, recueille toutes les médisances ; qui conte avec la même vivacité une sottise plaisante et la mort d’un grand homme, le succès d’un sermon et le gain d’une bataille. Mais comment peut-on donner le nom de caillette à une femme du meilleur ton, très-instruite, pleine d’esprit, de grâces, de gaieté et d’imagination, admirée et recherchée des hommes les plus distingués du siècle de Louis XIV ?

Le mérite de son style est bien difficile à sentir pour un étranger : il tient au progrès qu’a fait la société en France, où elle a créé un langage qui n’est bien connu que des personnes qui ont vécu quelque temps dans la bonne compagnie. Les finesses de ce langage consistent particulièrement dans un grand nombre de termes qui, étant un peu détournés de leur sens primitif, expriment des idées accessoires dont les nuances se sentent plutôt qu’elles ne se définissent. Il y a une infinité d’expressions et de tournures qui reviennent sans cesse dans nos conversations, et qui n’ont point d’équivalent dans les autres langues. Les mots sentiment et galanterie, qui expriment des idées bien distinctes pour un Français, ne peuvent se traduire ni en latin, ni en italien, ni en anglais. Il faut qu’un étranger soit fort avancé dans la connaissance de notre langue pour être en état de sentir le charme des lettres de madame de Sévigné et celui des fables de la Fontaine.

Le comte de la Rivière, parent de madame de Sévigné, et de qui on a un recueil de lettres en deux volumes, dit quelque part : Quand on a lu une lettre de madame de Sévigné, on sent quelque peine, parce qu’on en a une de moins à lire. Ce mot vaut mieux que le reste du recueil.

Ce qui ajoute un grand prix aux lettres de madame de Sévigné, c’est une foule de traits qui nous peignent cette cour brillante de Louis XIV. On aime à se trouver, pour ainsi dire, en société avec les plus grands personnages de ce beau règne, qui, malgré les censures d’une philosophie sèche et sévère, a toujours un éclat et un air de grandeur qui attache et qui impose. Je ne crois pas que notre siècle ait jamais le même attrait pour nos descendants. Ce qui me dégoûte de F histoire, disait une femme de beaucoup d’esprit, c’est de penser que ce que je vois aujourd’hui sera de l’histoire un jour[1]. Ce mot est spirituel, mais ne doit pas être pris à la lettre. L’histoire des intrigues du Vatican ne doit pas nous dégoûter de celle de la république romaine.

M. de Voltaire n’a pas rendu justice à madame de Sévigné, dans sa notice des écrivains du siècle de Louis XIV. « C’est dommage, dit-il, qu’elle manque absolument de goût, qu’elle ne sache pas rendre justice à Racine, qu’elle égale l’oraison funèbre prononcée par Mascaron au grand chef-d'œuvre de Fléchier. » Il est vrai qu’elle a écrit qu’on se dégoûterait de Racine comme du café, et en cela elle a fait une double méprise ; mais il ne faut pas toujours attribuer à un défaut de goût une faute de goût. Les gens d’esprit se trompent tous les jours dans les jugements qu’ils portent de leurs contemporains : c’est que ce n’est pas le goût seul qui juge : les préventions personnelles, les affections, les rivalités, l’opinion publique, séduisent et égarent les meilleurs esprits. Madame de Sévigné avait vu naître les chefs-d'œuvre de Corneille : élevée dans l’admiration de ce grand homme, son enthousiasme était bien légitimerais, comme tout enthousiasme, il était un peu exclusif. Lorsque Racine vint apporter sur le théâtre des mœurs plus faibles, un ton moins élevé, une grandeur moins apparente, elle crut qu’il avait dégradé le caractère de la tragédie, parce qu’elle comparait Racine à Corneille, et qu’elle ne pouvait juger de la perfection d’une tragédie que d’après celles de Corneille : Pardonnons-lui, disait-elle, de méchants vers en faveur des sublimes et divines beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi. En se trompant ainsi, ou voit que son erreur était sans prévention et sans humeur. Il faut bien se garder de la mettre au rang des Nevers, des Deshoulières, de cette cabale acharnée qui persécutait Racine en protégeant Pradon. Voyez avec quelle aimable sensibilité elle parle d’une représentation d'Esther à Saint-Cyr : « Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce. C’est un rapport de la musique, des vers, des chants et des personnes, si parfait qu’on n’y souhaite rien. On est attentif, et l’on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant. Cette fidélité à l’histoire sainte donne du respect : tous les chants convenables aux paroles sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes. La mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce est celle du goût et de l’attention. »

Quant à la comparaison de Mascaron avec Fléchier,y M. de Voltaire s’est bien trompé.

L’oraison funèbre de Mascaron parut la première, et madame de Sévigné la trouva belle ; mais lorsqu’elle vit celle de Fléchier, elle n’hésita pas à lui donner la préférence. Lors même qu’elle se trompe, on trouve dans ses jugements et dans ses opinions toujours de la bonne foi, et jamais de suffi sauce.

Il me semble que ceux même qui aiment le plus cette femme extraordinaire ne sentent pas encore assez toute la supériorité de son esprit. Je lui trouve tous les genres d’esprit : raisonneuse ou frivole, plaisante ou sublime, elle prend tous les tons avec une facilité inconcevable. Je ne puis pas me refuser au désir de justifier mon admiration par la citation des traits les plus piquants qui se présenteront à ma mémoire ou à mes yeux, en parcourant ses lettres au hasard.

C’est surtout dans les récits et les tableaux où la grâce, la souplesse et la vivacité de son esprit brillent avec le plus d’éclat. Il n’y a rien peut-être à comparer à ce conte de l’archevêque de Reims, le Tellier : « L’archevêque de Reims revenait fort vite de Saint-Germain, c’était comme un tourbillon ; s’il se croit grand seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Il passait au travers de Nanterre, tra, tra, tra : ils rencontrent un homme à cheval : Gare ! gare ! Ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas, et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse fut versé et renversé : en même temps l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, et s’enfuient, et courent encore, pendant que les laquais et le cocher de l’archevêque même se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin ! qu’on lui donne cent coups !

« L’archevêque, en racontant ceci disait : Si f avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles »

Voici un tableau d’un autre genre : « Madame de Brissac avait aujourd’hui la colique ; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde : je voudrais que vous eussiez vu ce qu’elle faisait de ses douleurs, et l’usage qu’elle faisait de ses yeux, et des cris et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et la compassion qu’elle voulait qu’on eût. Chamarrée de tendresse et d’admiration, j’admirais cette pièce et la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement, dont je crois qu’on me saura fort bon gré ; et songez que c’était pour l’abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte.»

Écoutez-la à présent annoncer la mort subite de M. de Louvois ; voyez comme son ton s’élève sans se guinder. « Il n’est donc plus, ce ministre puissant et superbe, dont le moi occupait tant d’espace, était le centre de tant de choses ! Que d’intérêts à démêler, d’intrigues à suivre, de négociations à terminer !... mon Dieu ! encore quelque temps : je voudrais humilier le duc de Savoie, écraser le prince d’Orange : encore un moment !... Non, vous n’aurez pas un moment, un seul moment. » Ce dernier mouvement n’est-il pas digne de Bossuet ? Il me semble qu’on n’est pas plus sublime avec plus de simplicité.

Lorsque le prince de Longueville fut tué au passage du Rhin, oh ne savait comment l’apprendre à la duchesse de Longueville, sa mère, qui l’idolâtrait. Il fallait pourtant lui annoncer qu’il y avait eu une affaire : Comment se porte mon frère, dit-elle ? Sa pensée n’osa pas aller plus loin, ajoute madame de Sévigné. Ce trait n’est-il pas admirable ? Le tableau qu’elle fait ensuite de la douleur de cette mère tendre fait frissonner. « Cette liberté que prend la mort d’interrompre la fortune doit consoler de n’être pas au nombre des heureux ; on en trouve la mort moins amère.» Les lettres de madame de Sévigné sont semées de réflexions semblables, d’une vérité frappante, exprimées d’une manière énergique, fine, originale, et entremêlées souvent de traits plaisants et curieux.

Elle dit quelque part, en parlant d’une vieille femme de sa connaissance qui venait de mourir : « Quand elle fut près de

« mourir l’année passée, je disais, en voyant sa triste convalescence et sa décrépitude : Mon Dieu ! elle mourra deux fois bien près l’une de l’autre. Ne disais-je pas vrai ? Un jour Patris étant revenu d’une grande maladie à quatre-vingts ans, et ses amis s’en réjouissant avec lui et le conjurant de se lever : Hélas ! leur dit-il, est-ce la peine de se rhabiller ? »

« Il n’y a qu’à laisser faire l’esprit humain, dit-elle ailleurs, il saura bien trouver ses petites consolations : c’est sa fantaisie d’être content. »

« Les longues maladies usent la douleur, et les longues espérances usent la joie. »

« On n’a jamais pris longtemps l’ombre pour le corps : il faut

« être, si l’on veut paraître. Le monde n’a point de longues injustices. »

Elle montre partout un grand penchant à la dévotion et une grande tiédeur sur la pratique. « Mon Dieu, qu’il est heureux (dit-elle du fameux cardinal de Retz) ! que j’envierais quelquefois son épouvantable tranquillité sur tous les devoirs de la vie ! On se ruine quand on veut s’acquitter. »

Sa dévotion est douce et humaine. « Nous parlons quelquefois de l’opinion d’Origène et de la nôtre : nous avons de la peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que la soumission ne vienne au secours. »

Combien de réflexions touchantes sur le temps, la vieillesse, et la mort !

« La mort me paraît si terrible, que je hais plus la vie parce qu’elle y mène, que par les épines qui s’y rencontrent. »

« Je trouve les conditions de la vie assez dures : il me semble que j’ai été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse : je la vois, m’y voilà, et je voudrais bien au-moins ménager de n’aller pas plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des défigurements, qui sont près de m’outrager. Mais j’entends une voix qui dit : Il faut marcher malgré vous ; ou bien, si vous ne le voulez pas, il faut mourir ; ce qui est une autre extrémité où la nature répugne. »

«Je regardais une pendule, et prenais plaisir à penser : voilà comme on est quand on souhaite que cette aiguille marche : cependant elle tourne sans qu’on la voie, et tout arrive à la fin. »

Il lui échappe quelquefois des expressions hardies qu’on pourrait trouver maniérées en les considérant isolées, mais qui, vues à leur place, paraissent très-naturelles : c’est, il est vrai, le naturel d’une femme dont l’imagination est très-vive et l’esprit très-orné. « Je ne connais plus les plaisirs, dit-elle quelque part ; j’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et uniforme. » On voit qu’elle venait de lire dans Plutarque le mot de Pompée, qui se vantait qu’en quelque endroit de l’Italie qu’il frappât du pied, il en sortirait des légions prêtes à obéir à ses ordres.

Pour faire entendre que le crédit d’un ministre diminue, madame de Sévigné dit que son étoile pâlit. Cette figure n’est-elle pas heureuse et brillante, sans aucune affectation ?

Son style n’est presque jamais simple, mais il est toujours naturel ; et ce naturel se fait surtout sentir par une négligence abandonnée qui plaît, et par une rapidité qui entraîne. On sent partout ce qu’elle dit quelque part : J’écrirais jusqu’à demain ; mes pensées t ma plume, mon encre, tout vole.

Veut-elle quelquefois raconter un trait, une plaisanterie d’une gaieté un peu libre pour une femme ? quelle adresse dans la tournure ! quelle mesure dans l’expression ! Elle fait tout entendre sans rien prononcer. On peut se rappeler un mot de ce genre sur la Brinvilliers.

Ce qui brille par-dessus tout dans les lettres de madame de Sévigné, c’est ce fonds inépuisable de tendresse pour sa fille, dont les expressions se varient sous mille formes diverses, toujours sensibles, toujours intéressantes ; mais ce sont les traits les moins propres à être cités, parce que ce ne sont ordinairement que des expressions et des tournures très -simples, qui ne peuvent guère se détacher des circonstances ou des idées accessoires qui les environnent. Quelquefois cependant son sentiment s’embellit par la pensée et par l’imagination.

Sa tendresse pour sa fille emprunte souvent des tournures très-ingénieuses sans cesser d’être naturelles. « Savez- vous ce que je fais de ma lunette ? écrit-elle à madame de Grignan. Je ne cesse de la tourner du côté dont elle éloigne ; les importuns qui m’environnent disparaissent, et je peux ne penser qu’à vous. »

« Je regrette, dit-elle dans un autre endroit, ce que je passe de ma vie sans vous, et j’en précipite les restes pour vous retrouver, comme si j’avais bien du temps à perdre. » Elle répète plusieurs fois cette idée : « Je suis bien aise que le temps coure et m’entraîne avec lui, pour me redonner à vous.» Et dans un autre endroit : « Je suis si désolée de me retrouver toute seule, que, contre mon ordinaire, je souhaite que le temps galope, et pour me rapprocher celui de vous revoir, et pour m’effacer un peu ces impressions trop vives.... Est-ce donc cette pensée si continuelle qui vous fait dire qu’il n’y a point d’absence ? J’avoue que, par ce côté, il n’y en a point. Mais comment appelez- vous ce que l’on sent quand la présence est si chère ? Il faut, de nécessité, que le contraire soit bien amer.

« Mon cœur est en repos quand il est près de vous ; c’est son état naturel, le seul qui peut lui plaire....

« Il me semble, en vous perdant, qu’on m’a dépouillée de tout ce que j’avais d’aimable.... Je serais honteuse, si, depuis huit jours, j’avais fait autre chose que pleurer.... Je ne sais où me sauver de vous, dit-elle ailleurs à sa fille. »

Elle écrit au président de Moulceau : « J’ai été reçue à< bras ouverts de madame de Grignan, avec tant de joie, de tendresse et de reconnaissance, qu’il me semblait que je n’étais pas venue encore assez tôt ni d’assez loin. »

Je sens quelque peine à remarquer les défauts d’une femme si aimable et si rare, mais il faut le dire pour l’honneur de la vérité : madame de Sévigné, avec tant d’esprit et un si bon esprit, avait aussi les sottises de son siècle et de son rang. Elle était glorieuse de sa naissance jusqu’à la puérilité. On la voit se pâmer d’admiration sur la généalogie de la maison de Rabutin, que le comte de Bussy se proposait d’écrire ; elle croit que toute l’Europe va s’intéresser à cette belle histoire.

Elle était enivrée, comme presque tout son siècle, de la grandeur de Louis XIV. Ce prince lui parla un jour, après la représentation d’Esther, à Saint-Cyr : sa vanité se montre et se répand, à cette occasion, avec une joie d’enfant. Le passage est curieux. « Le roi s’adressa à moi, et me dit : Madame, je suis assuré que vous avez été contente. Moi, sans m’étonner, je répondis : Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. Le roi me dit : Racine a bien de l’esprit. Je lui dis : Sire, il en a beaucoup, mais en vérité ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi ; elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. Ah ! pour cela, reprit-il, il est vrai. Et puis Sa Majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie. Monsieur et madame la princesse me vinrent dire un mot ; madame de Maintenon, un éclair : je répondis à tout, car j’étais en fortune. »

C’est dans ces endroits que la femme d’esprit est éclipsée un moment par la caillette. On sait qu’un jour Louis XIV dansa un menuet avec madame de Sévigné. Après le menuet, elle se trouva près de son cousin le comte de Bussy, à qui elle dit : Il faut avouer que nous avons un grand roi ! Oui, sans doute, ma cousine, répondit Bussy ; ce qu’il vient de faire est vraiment héroïque ! Il faut avouer que de toutes les sottises humaines, il n’y en a point de plus sottes que celles de la vanité.


  1. On croit que ce mot est de madame du Deffant.