Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 10

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 58-61).

10. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.[modifier]

Mercredi 17 décembre 1664.

Vous languissez, mon pauvre monsieur, mais nous languissons bien aussi. J’ai été fâchée de vous avoir mandé que l’on aurait mardi un arrêt ; car, n’ayant point eu de mes nouvelles, vous avez cru que tout était perdu ; cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi comme M. d’Ormesson avait rapporté l’affaire et opiné ; mais je ne vous parlai point assez de l’estime extraordinaire qu’il s’est acquise par cette action. J’ai ouï dire à des gens du métier que c’est un chef-d’œuvre que ce qu’il a fait, pour s’être expliqué si nettement, et avoir appuyé son avis sur des raisons si solides et si fortes ; il y mêla de l’éloquence, et même de l’agrément. Enfin jamais homme de sa profession n’a eu une plus belle occasion de paraître, et ne s’en est mieux servi. S’il avait voulu ouvrir la porte aux louanges, sa maison n’aurait pas désempli ; mais il a voulu être modeste, et s’est caché avec soin. Son camarade très-indigne, Sainte-Hélène, parla lundi et mardi : il reprit l’affaire pauvrement et misérablement, lisant ce qu’il disait, et sans rien augmenter, ni donner un autre tour à l’affaire : il opina, sans s’appuyer sur rien, que M. Fouquet aurait la tête tranchée, à cause du crime d’État. Et pour attirer plus de monde à lui, et faire un trait de Normand, il dit qu’il fallait croire que le roi donnerait grâce et pardonnerait ; que c’était lui seul qui le pourrait faire. Ce fut hier qu’il fit cette belle action, dont tout le monde fut touché, autant qu’on avait été aise de l’avis de M. d’Ormesson.

Ce matin, Pussort a parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant d’emportement, tant de rage, que plusieurs juges en furent scandalisés ; et on croit que cette furie peut faire plus de bien que de mal à notre pauvre ami. Il a redoublé de force sur la fin de son avis, et a dit, sur ce crime d’État, qu’un certain Espagnol nous devait faire bien de la honte, qui avait eu tant d’horreur d’un rebelle, qu’il avait brûlé sa maison, parce que Charles de Bourbon [1] y avait passé ; qu’à plus forte raison nous devions avoir en abomination le crime de M. Fouquet ; que, pour le punir, il n’y avait que la corde et les gibets ; mais qu’à cause des charges qu’il avait possédées, et qu’il avait plusieurs parents considérables, il se relâchait à prendre l’avis de M. de Sainte-Hélène.

Que dites-vous de cette modération ? C’est à cause qu’il est oncle de M. Colbert et qu’il a été récusé, qu’il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie. Je ne sais si on jugera demain, ou si l’on traînera l’affaire toute la semaine. Nous avons encore de grandes salves à essuyer ; mais peut-être que quelqu’un reprendra l’avis de ce pauvre M. d’Ormesson, qui jusqu’ici a été si mal suivi. Mais écoutez, je vous prie, trois ou quatre petites choses qui sont très-véritables, et qui sont assez extraordinaires. Premièrement, il y a une comète qui paraît depuis quatre jours : au commencement, elle n’a été annoncée que par des femmes, on s’en est moqué ; mais à présent tout le monde l’a vue. M. d’Artagnan veilla la nuit passée, et la vit fort à son aise. M. de Neuré, grand astrologue, dit qu’elle est d’une grandeur considérable. J’ai vu M. du Foin, qui l’a vue avec trois ou quatre savants. Moi, qui vous parle, je fais veiller cette nuit pour la voir aussi : elle paraît sur les trois heures ; je vous en avertis, vous pouvez en avoir le plaisir ou le déplaisir.

Berrier est devenu fou, mais au pied de la lettre ; c’est-à-dire qu’après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d’être en fureur ; il parle de potences, de roues ; il choisit des arbres exprès ; il dit qu’on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable, qu’il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé. Il y a eu un nommé Lamothe qui a dit, sur le point de recevoir son arrêt, que MM. de Bezemaux, gouverneur de la Bastille, et Chamillart (on y met Poncet, mais je n’en suis pas si assurée) l’avaient pressé plusieurs fois de parler contre M. Fouquet et contre de Lorme ; que moyennant cela ils le feraient sauver, et qu’il ne l’a pas voulu, et le déclare avant que d’être jugé. Il a été condamné aux galères. Mesdames Fouquet ont obtenu une copie de cette déposition, qu’elles présenteront demain à la chambre. Peut-être qu’on ne la recevra pas, parce que l’on est aux opinions ; mais elles peuvent le dire ; et comme ce bruit est répandu, il doit faire un grand effet dans l’esprit des juges. N’est-il pas vrai que tout ceci est bien extraordinaire ?

Il faut que je vous raconte encore une action héroïque de Masnau : il était malade à mourir, il y a huit jours, d’une colique néphrétique ; il prit plusieurs remèdes, et se fit saigner à minuit. Le lendemain, à sept heures, il se fit traîner à la chambre de justice ; il y souffrit des douleurs inconcevables. M. le chancelier le vit pâlir ; il lui dit : Monsieur, vous n’en pouvez plus, retirez-vous. Il lui répondit : Monsieur, il est vrai ; mais il faut mourir ici. ftf. le chancelier, le voyant quasi s’évanouir, lui dit, le voyant s’opiniâtrer : Hé bien, monsieur, nous vous attendrons. Sur cela il sortit un quart d’heure ; et dans ce temps il fit deux pierres d’une grosseur si considérable, qu’en vérité cela pourrait passer pour un miracle, si les hommes étaient dignes que Dieu en voulût faire. Ce bon homme rentra gai et gaillard, et chacun fut surpris de cette aventure.

Voilà tout ce que je sais. Tout le monde s’intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d’autre chose ; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s’attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé ; enfin, mon pauvre monsieur, c’est une chose extraordinaire que l’état où l’on est présentement ; mais c’est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et tous les jours il faudrait faire des volumes à sa louange. Je vous conjure de bien remercier monsieur votre père[2] de l’aimable billet qu’il m’a écrit, et des belles choses qu’il m’a en voyées. Hélas ! je les ai lues, quoique j’aie la tête en quatre. Diteslui que je suis ravie qu’il m’aime un peu, c’est-à-dire beaucoup, et que pour moi je l’aime encore davantage. J’ai reçu votre dernière lettre. Hé ! mon Dieu, vous me payez au delà de tout ce que je fais pour vous ; je vous dois du reste.


  1. Le connétable de Bourbon, qui, sous François Ier, alla servir Charles-Quint contre la France.
  2. Arnauld d’Andilly, traducteur de l’historien Josèphe.