Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 104

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 231-235).

104. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, 20 juin 1672.

Il m’est impossible de me représenter l’état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion ; et, quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci ! je ne puis tourner les yeux sur le passé, sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j’étais mal instruite d’une santé qui m’est si chère ! Qui m’eût dit en ce temps-là, Votre fille est plus en danger que si elle était à l’armée, j’étais bien loin de le croire. Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d’autres qui sont présentement dans mon cœur ! Le péril extrême où se trouve mon fils ; la guerre qui s’échauffe tous les jours ; les courriers qui n’apportent plus que la mort de quelqu’un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis ; la crainte que l’on a* des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu’on a de les apprendre ; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie ; l’inconcevable état de ma tante, et l’envie que j’ai de vous voir, tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu’en vérité il faut que j’aie une bonne santé pour y résister. Vous n’avez jamais vu Paris comme il est ; tout le monde pleure, ou craint de pleurer : l’esprit tourne à la pauvre madame de Nogent ; madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu’on dit : je ne l’ai point vue, mais voici ce que je sais.

Mademoiselle de Vertus[1] était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours : on est allé la quérir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n’avait qu’à se montrer ; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : Ah ! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère ? (le grand Condé). Sa pensée n’osa aller plus loin — Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat ! Et mon fils ? — On ne lui répondit rien. — Ah ! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? Madame, je n’ai point de paroles pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-champ ? n’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah, mon Dieu ! quel sacrifice ! Et là-dessus elle tombe sur son lit ; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut ; elle n’a aucun repos ; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée : pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte.

Il y a un homme[2] dans le monde qui n’est guère moins touché ; j’ai dans la tête que s’ils s’étaient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu’il n’y eût eu personne avec eux, tous les autres sentiments auraient fait place à des cris et à des larmes, que l’on aurait redoublés de bon cœur : c’est une vision.

Mais enfin quelle affliction ne montre point notre grosse marquise d’Huxelles sur le pied de la bonne amitié ? Les maîtresses ne s’en contraignent pas. Toute sa pauvre maison revient ; et son écuyer, qui arriva hier, ne paraît pas un homme raisonnable : cette mort efface les autres. Un courrier d’hier au soir apporta la mort du comte du Plessis[3], qui faisait faire un pont ; un coup de canon l’a emporté. M. de Turenne assiège Arnheim : on parle aussi du fort de Skenk. Ah ! que ces beaux commencements seront suivis d’une fin tragique pour bien des gens ! Dieu conserve mon pauvre fils ! Il n’a point été de ce passage ; s’il y avait quelque chose de bon à un tel métier, ce serait d’être attaché à une charge. Mais la campagne n’est point finie.

Voilà des relations, il n’y en a point de meilleure : vous verrez dans toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des autres, et que M. le Prince a été père uniquement dans cette occasion, et point du tout général d’armée. Je disais hier, et l’on m’approuva, que, si la guerre continue, M. le Duc[4] sera cause de la mort de M. le Prince ; son amour pour lui passe toutes ses autres passions. La Marans est abîmée ; elle dit qu’elle voit bien qu’on lui cache les nouvelles, et qu’avec M. de Longueville, M. le Prince et M. le Duc sont morts aussi ; et qu’on le lui dise, et qu’au nom de Dieu on ne l’épargne point ; qu’aussi bien elle est dans un état qu’il est inutile de ménager. Si l’on pouvait rire, on rirait. Ah ! si elle savait combien peu on songe à lui cacher quelque chose, et combien chacun est occupé de ses douleurs et de ses craintes, elle ne croirait pas qu’on eût tant d’application à la tromper.

Les nouvelles que je vous mande sont d’original ; c’est de Gourville, qui était avec madame de Longueville quand elle a reçu ses lettres ; tous les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avait fait son testament avant que de partir ; il laisse une grande partie de son bien à un fils qu’il a, et qui, à mon avis, paraîtra sous le nom de chevalier d’Orléans[5], sans rien coûter à ses parents, quoiqu’ils ne soient point gueux. Savez-vous où l’on mit le corps de M. de Longueville ? Dans le même bateau où il avait passé tout vivant, il y avait deux heures. M. le Prince, qui était blessé, le fit mettre auprès de lui, couvert d’un manteau, en repassant le Rhin avec plusieurs autres blessés, pour se faire panser dans une ville en deçà de ce fleuve ; de sorte que ce retour fut la plus triste chose du monde. On dit que le chevalier de Montchevreuil, qui était attaché à M. de Longueville ne veut point qu’on le panse d’une blessure qu’il a reçue auprès de lui[6].

Mon fils m’a écrit ; il est sensiblement touché de la perte de M. de Longueville. Il n’était point à cette première expédition, mais il sera d’une autre : peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier ? Je vous conseille d’écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et sur la blessure de M. de Marsillac. J’ai vu son cœur à découvert dans cette cruelle aventure ; il est au premier rang de tout ce que j’ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison : je compte pour rien son esprit et son agrément. Je ne m’amuserai point aujourd’hui à vous dire combien je vous aime.

Du même jour, à dix heures du soir.

Il y a deux heures que j’ai fait mon paquet, et en revenant de la ville je trouve la paix faite, selon une lettre qu’on m’a envoyée. l\ est aisé de croire que toute la Hollande est en alarme et- soumise : le bonheur du roi est au-dessus de tout ce qu’on a jamais vu. On va commencer à respirer ; mais quel redoublement de douleur à madame de Longueville, et à ceux qui ont perdu leurs chers enfants ! J’ai vu le maréchal du Plessis ; il est très-affligé, mais en grand capitaine. La maréchale[7] pleure amèrement, et la comtesse[8] est fâchée de n’être point duchesse ; et puis c’est tout. Ah ! ma fille, sans l’emportement de M. de Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu’il nous en eut rien coûté.


  1. Catherine-Françoise de Bretagne, sœur de la duchesse de Montbazon. Elle était une des saintes de Port-Royal.
  2. M. de la Rochefoucauld.
  3. Alexandre de Choiseul, comte du Plessis, fils de César, duc de Choiseul, maréchal de France.
  4. Henri-Jules de Bourbon, fils de M. le Prince.
  5. Il parut sous le nom de chevalier de Longueville, et fut tué pendant le siège de Philisbourg, en 1688, par un soldat qui tirait une bécassine.
  6. Philippe de Mornay, chevalier de Malte ; il mourut de cette blessure.
  7. Colombe le Charron.
  8. Marie-Louise le Loup de Bellenave, remariée au marquis de Clérembault.